Algérie

Un phénomène qui s'est banalisé La drogue dans les villages


Un phénomène qui s'est banalisé                                    La drogue dans les villages
En plus du lopin de terre dont il tire une bien maigre subsistance, toute sa vie de paysan durant, le vieux Kaci a toujours cultivé du haschich sans être inquiété par quiconque.
En réalité, il n'a jamais vraiment risqué de se faire attraper pour se voir traîné devant un juge, là-bas, au pied du Djurdjura, dans cette ville d'Akbou dont on ne voit que les lumières la nuit venue. Et pour cause, dans ce petit village des Bibans, caché au milieu de pinèdes ravinées, les gendarmes ne montrent le bout de leur mitraillette que pour accompagner les urnes, chaque fois que le lointain pouvoir d'Alger décide, pour des raisons connues de lui seul, de solliciter l'opinion des villageois pour des affaires qui ne les concernent que très peu. Le vieux Kaci n'a rien d'un dangereux dealer ni d'un Pablo Escobar version kabyle. C'est un personnage au demeurant fort sympathique, faciès taillé à la serpe et langue aussi tranchante que la hache qu'il porte derrière le cou, coincée entre le col de la chemise et de la veste râpée.
Comme le veut la tradition. Il assure sa propre consommation et vend l'excédent aux jeunes et moins jeunes qui cherchent un moyen d'oublier, l'espace d'une soirée, leur mal de vivre ou les conditions de vie un peu plus que difficiles. Dans cette partie de la Kabylie qui a vu ces dernières années ses forêts partir en fumée et ses hommes en exil, il ne reste que ceux qui n'ont aucun moyen d'aller ailleurs. C'est un fait de notoriété publique que Kaci cultive du kif, mais bien malin qui peut dire où et comment. Méfiant comme un vieux renard, notre homme a développé une technique originale pour cultiver son herbe. Il sème ses graines dans des bidons en ferraille ou en plastique qu'il attache avec du fil de fer aux branches les plus hautes d'un pin d'Alep au milieu de la forêt. Aidé par ses enfants, il assure l'arrosage des plants en puisant l'eau à partir d'une source ou d'un ruisseau.
D'autres que lui cultivent de toute petites parcelles dans des endroits isolés ou difficilement accessibles. Ici, de toute façon, tout est difficilement accessible. En septembre 2007, six champs de cannabis et un total de plusieurs milliers de plants avaient été découverts au milieu des maquis de Toudja. C'était à chaque fois sur dénonciation anonyme. Assez régulièrement, des petites plantations artisanales sont mises à jour ici ou là. La Kabylie n'est pas le Rif marocain, mais quelquefois ça y ressemble. Dans cette partie du massif des Bibans, les amateurs de kif ont le choix entre la locale, douce, légère et moins chère et celle qui vient du Maroc via Oran. En plaquettes couleur chocolat. Une très forte communauté kabyle s'est installée dans la métropole de l'Ouest. Chaque semaine, les gens vont et viennent encore entre l'Oranie et cette partie de la Kabylie. Plusieurs fourgons et taxis assurent la navette. Quelques plaquettes de kif discrètement glissées entre les plis des vêtements suffisent à payer les frais du voyage et à entretenir un commerce de plus en plus florissant, face à une demande qui ne cesse d'augmenter.
Saïd est veilleur de nuit dans un établissement scolaire situé au centre-ville d'un de ces grands villages qui peuplent les contreforts des Bibans. Il connaît bien le monde de la nuit. «Beaucoup de jeunes fument sans s'afficher, mais sans se cacher non plus», dit-il. Tout le monde s'accorde à dire que le phénomène s'est largement banalisé. A la nuit tombée, les joints circulent de main en main dans les cafés, dans des coins discrets, à l'abri des regards ou sur la place publique. Dans les villages, le kif est la drogue du pauvre. La bière celle des riches. A chacun son trip. Parfois, ce sont les deux en même temps. Quelques bières sifflées au bord d'une route, un joint partagé avec des compagnons d'infortune, le temps d'apaiser ses démons intérieurs et on rentre se coucher bien sagement. Kamel, 45 ans, est maçon. Depuis le lancement du programme de construction dans le cadre de l'habitat rural, il ne chôme pas.
Fumeur invétéré, chaque soir il roule son joint pour rentrer dans sa coquille intérieure, sa «kheloua», comme il dit, pour oublier le monde. «Je fume, comme dit Lounès Matoub, pour me séparer de moi-même», dit-il. Dans le village, tout se sait. Les dealers sont connus de tous. Chacun gère son petit business et sa clientèle au niveau de son quartier. Il suffit juste de ne pas trop s'afficher pour s'éviter les ennuis. Policiers et gendarmes ne se déplacent que sur dénonciation.
La dernière fois que des policiers se sont déplacés au village de Saïd, ils ont fait chou blanc. Le dealer qu'ils tentaient d'arrêter a préféré avaler son joint plutôt que de leur offrir une preuve matérielle de son commerce illicite. Pour 200 DA, un jeune fumeur peut s'offrir de quoi se défoncer pendant deux ou trois soirées. En plus, il a l'avantage de ne pas avoir l'haleine qui empeste l'alcool. Pour la même somme, un buveur peut s'offrir, au mieux, trois ou quatre bières locales qui ne le mèneront même pas au bord du nirvana. La bière et le kif se sont démocratisés au point de rentrer dans les m'urs villageoises autrefois sévères.
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