Grippe aviaire, pesticides. braconnage*.. Partout, l’extinction des oiseaux s’accélère. Et avec elle, c’est tout un pan de notre lien au monde qui disparaît. Une attache sensible et intime à la Terre.
Leurs chants nous font lever la tête et rythment l’entrée dans l’hiver. Les grues cendrées migrent vers le Sud. Sous le soleil rasant, leur cortège en V s’étire sur l’horizon et défie le vent. Comme un repère dans nos existences. Un passage saisonnier qui nous maintient ancrés et vivants.
Mais voilà que leur cri semble aujourd’hui disparaître. L’épidémie de grippe aviaire engendre une véritable hécatombe, comme le racontait récemment Reporterre. La population des grues cendrées pourrait baisser de 10 % cette année, du fait de la pandémie. Dans leur migration, les oiseaux malades tombent littéralement du ciel, s’écrasent dans les champs, sur les toits, les routes.
- Nous ne sommes pas hermétiques à la douleur du monde
Cette catastrophe n’est pas extérieure à nous. Elle vient nous toucher à l’intérieur, de manière intime et charnelle. Avec leur disparition, ce sont nos propres vies qui sont bouleversées. Nous ne sommes pas hermétiques à la douleur du monde.
Le sociologue Bruno Latour disait qu’à l’aune de la crise climatique, «le sol se dérobait sous nos pieds». Comme un séisme, un désarroi profond qui nous faisait perdre l’équilibre. Mais ce n’est pas seulement la terre, c’est aussi le ciel qui nous fait défaut, l’azur qui devient silencieux et nos yeux qui s’épuisent à guetter un horizon désespérément vide.
C’est un fait vertigineux. Une partie du monde s’éteint. Avec sa grâce, sa beauté et sa gaieté. Les chiffres sont accablants. Près d’un quart du nombre d’oiseaux en Europe a disparu entre 1980 et 2020, soit environ 800 millions d’individus. Les espèces des milieux agricoles sont les plus touchées, avec une chute allant jusqu’à 60 %. Globalement, au moins 1.430 espèces d’oiseaux, soit 12 % des espèces dans le monde, ont disparu à cause de l’impact humain.
«Quelque chose de très familier nous est progressivement retiré, quelque chose d’enveloppant et d’immémorial, la preuve et la célébration habituelles du monde, cet accès toujours chantant à l’intensité du vivant qui nous vient, nous semble venir, joyeusement, des oiseaux», écrit Marielle Macé dans son livre Nos Cabanes (Verdier, 2019).
Le sort de la Terre «reposait sur les épaules de ce merle»
L’écrivaine invite à changer de regard pour redéfinir notre façon de nous mobiliser et de penser la crise actuelle. «L’écologie aujourd’hui ne saurait être seulement une affaire d’accroissement des connaissances et des maîtrises, ni même de préservation ou de réparation, affirme-t-elle. Il doit y entrer quelque chose d’une philia: une amitié pour la vie elle-même et pour la multitude de ses phrasés, un concernement, un souci, un attachement à l’existence d’autres formes de vie et un désir de s’y relier vraiment.»
Dans Habiter en oiseau (Actes Sud, 2019), la philosophe Vinciane Despret raconte, elle aussi, sa rencontre déterminante avec un merle à la fenêtre de sa chambre et comment elle a été capturée par sa mélodie, la variété de son ton, pareil à «un roman audiophonique». Les ornithologues disent que les oiseaux chantent avec «l’enthousiasme du corps», avec une forme d’«exaltation», une générosité débordante. «J’ai eu le sentiment le plus intense, le plus évident, que le sort de la Terre entière ou peut-être l’existence de la beauté elle-même, à ce moment, reposait sur les épaules de ce merle», écrit Vinciane Despret.
- «Nous vivons dans des territoires chantés»
Les oiseaux sont aux prémices de la pensée écologiste. Leur destin est lié au nôtre. C’est une évidence que les défenseurs de l’environnement ont très vite ressentie dans leur chair. «Nous vivons dans des territoires chantés», remarquait déjà dans les années 1960 le compositeur et bioacousticien Bernie Krause, qui a passé sa vie à répertorier les sons de la nature. Nous faisons partie d’une même «collectivité acoustique qui vocalise en affinité», affirmait-il. Nous devons apprendre à composer et à nous accorder avec les chants de nos voisins.
Dans son livre fondateur, un Printemps silencieux, Rachel Carson mêlait, elle aussi, notre avenir à celui des oiseaux. La scientifique de renom dénonçait les dégâts engendrés par un pesticide (le DDT) sur nombre d’espèces et s’interrogeait: «Une civilisation peut-elle mener une guerre sans merci contre des vies sans se détruire elle-même et sans perdre jusqu’au droit de se dire “civilisée”?»
C’est une place toute particulière que les oiseaux ont acquise au creux de nos existences. Un rôle aussi symbolique que déterminant. Leur disparition engendre un «chagrin écologique» (Philippe J. Dubois), mais leur présence, tout en intensité, réenchante aussi notre quotidien.
Le précurseur de l’écologie, le forestier Aldo Leopold, a été le premier à postuler dès les années 1940 que la rupture entre l’humain et ces espèces pouvait entraîner une instabilité psychique. Il a écrit de très belles pages sur le pigeon migrateur des États-Unis, exterminé au début du XXᵉ siècle par les colons américains.
«Pour la première fois, une espèce porte le deuil d’une autre»
«Nous pleurons parce qu’aucun homme vivant ne verra plus l’ouragan d’une phalange d’oiseaux victorieuse ouvrir la route du printemps dans le ciel de mars et chasser l’hiver des bois et des prairies du Wisconsin», disait-il. Avec leur anéantissement, quelque chose se perdait à jamais. «Pour la première fois, et de manière tout à fait nouvelle, une espèce porte le deuil d’une autre», écrivait-il.
Notre survie collective dépend d’eux. Depuis des décennies, les écologistes le martèlent. Trop souvent dans l’indifférence générale. Un pionnier de l’écologie en France, l’ornithologue Jean Dorst, le soulignait dès 1965 dans son livre Avant que nature ne meure. Il n’a cessé de défendre leur cause au cours de sa vie. «L’homme a assez de raisons objectives pour s’attacher à la sauvegarde du monde sauvage, disait-il. Mais la nature ne sera en définitive sauvée que par notre cœur.»
- La LPO, pionnière de l’écologie en France
Cet attachement sensible peut se muer en force politique. Il est intéressant de constater, justement, que la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) est l’une des toutes premières associations écologistes de France, créée dès 1912. À l’époque, une poignée d’amoureux de la nature s’étaient mobilisés contre les chemins de fer de l’ouest qui organisaient en Bretagne de véritables safaris pour abattre les «calculots» sur l’archipel des Sept-Îles, au large de Perros-Guirec.
Pendant de longs weekends, des milliers de macareux, guillemots et petits pingouins tombaient sous les plombs des touristes avant de remplir les poubelles de la ville. En deux ans, la population de macareux était passée de 20.000 à 2.000 oiseaux. Mais les premiers membres de la LPO ont réussi à stopper le massacre. Et, après un combat acharné, ils ont créé la première réserve ornithologique du pays.
Aujourd’hui encore, la LPO reste une des principales organisations écologistes en France, avec près de 75.000 adhérents. Son président, Allain Bougrain-Dubourg, a repris le flambeau et dénonce avec force les connivences entre le pouvoir macronien, les chasseurs et les destructeurs de l’environnement.
Les oiseaux sont devenus, au fil des ans, des emblèmes pour nos batailles écologistes. Les militants antibassines élèvent ainsi des effigies en hommage à l’outarde canepetière à Sainte-Soline. À Rouen, c’est un totem à l’honneur du pic mar qui est bâti contre une autoroute. À Bure, les occupants du bois Lejuc se faisaient surnommer les «hiboux».
- Dessiner de nouvelles alliances
Une manière de réaffirmer que «nous ne sommes pas seuls dans nos luttes», rappelait le philosophe Antoine Chopot dans un entretien à Reporterre. «Au fond, il y a la recherche de nouveaux rituels pour célébrer nos liens avec les autres qu’humains. Ce n’est pas du mysticisme, car cela permet simplement de donner de l’importance à d’autres existences qui sont d’habitude invisibilisées et massacrées dans l’indifférence.»
«Je suis plus près de mes mésanges charbonnières que des camarades»
Et ce n’est pas que symbolique. La mésange bleue arrête un temps le chantier de l’autoroute A69, entre Toulouse et Castres. L’œdicnème criard bloque la construction d’une prison près de Perpignan. Le vivant fait irruption pour stopper les projets mortifères et les oiseaux deviennent de nouveaux alliés. Leur vulnérabilité fait écho à la nôtre et esquisse nos interdépendances. Défendre et être défendu par les oiseaux pour dessiner ensemble un autre avenir.
C’est ce que préconisait déjà, au début du siècle, la révolutionnaire Rosa Luxemburg. Son attachement aux oiseaux lui a donné la force de survivre à la prison. La joie qu’elle percevait dans leur chant lui donnait le courage de batailler pour un autre monde.
«Savez-vous que j’ai souvent l’impression de ne pas être vraiment un être humain, mais un oiseau ou un autre animal qui a pris forme humaine. Au fond, je me sens beaucoup plus chez moi dans un bout de jardin, comme ici, ou à la campagne, couchée dans l’herbe au milieu des bourdons, que dans un congrès du parti, écrivait-elle. À vous, je peux bien le dire; vous n’allez pas me soupçonner aussitôt de trahir le socialisme. Vous le savez, j’espère mourir malgré tout à mon poste, dans un combat de rue ou un pénitencier. Mais, en mon for intérieur, je suis plus près de mes mésanges charbonnières que des camarades.»
. Braconnage*: ajouté par Akar Qacentina
Photo: Avec la disparition des oiseaux, nos propres vies sont bouleversées. - © Cécile Guillard / Reporterre
Par Gaspard d’Allens
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Ecrit par : Par Gaspard d’Allens - 8 décembre 2025
Source : https://reporterre.net/