Dix ans après, Cyril Dion ressort son documentaire «Demain». Avec Reporterre, il tire le bilan de cette décennie d’élan puis de repli écologistes. Et propose des pistes stratégiques pour la suite.
Cyril Dion est documentariste et militant écologiste. Avec l’actrice Mélanie Laurent, il a réalisé le documentaire Demain, sorti en salle en décembre 2015. Le film, qui esquisse ce que pourrait être un monde écologique et désirable, a dépassé le million d’entrées en France et remporté en 2016 le César du meilleur documentaire. Il ressort en salle le 8 décembre.
- Reporterre — Dix ans après le succès de votre documentaire «Demain», vous le ressortez en salle, comme si rien n’avait été inventé depuis 2015… N’est-ce pas un aveu d’échec collectif?
Cyril Dion — Je suis assez d’accord. Si je refaisais ce documentaire aujourd’hui, je changerais peu le film, car fondamentalement, l’idée qu’on a besoin d’aller vers un monde de la sobriété heureuse n’a jamais été autant d’actualité.
- Pourquoi rediffuser le film?
Au départ, des gens sont venus me voir, pour fêter les dix ans du documentaire. À Chambéry, à Toulouse… On est dans une telle sinistrose que beaucoup ne diraient pas non à un shoot de Demain — notamment les plus jeunes qui ne l’ont pas vu en 2015. À l’époque, le film avait créé un tel élan d’action. Je croise encore tous les jours des personnes qui me disent: «Votre film a changé quelque chose dans ma vie.»
- Pourtant, beaucoup des alternatives que vous montriez en 2015 n’ont pas — ou peu — décollé en dix ans. Il n’existe que 80 monnaies locales en France, le nombre de fermes continue de diminuer, les projets d’énergie citoyenne produisent en puissance à peine l’équivalent d’un réacteur nucléaire (869 MW)… Pourquoi n’y arrive-t-on pas?
Ça dépend des sujets. Lors du tournage, Copenhague était le paradis du vélo et de la marche. Dix ans plus tard, à Paris, la pollution de l’air a baissé de 50 %, le trafic de voitures a dégringolé, le nombre de cyclistes a explosé [1]. Et la majorité des grandes villes ou moyennes en France a adopté ce modèle. On a mis des tramways, fait des pistes cyclables, créé des espaces piétons, planté des arbres…
- Pourquoi cela a-t-il fonctionné?
C’est souvent le même schéma: on a d’abord des pionniers — qui font des trucs dans leur coin — et puis petit à petit, l’initiative se déploie, jusqu’à ce que le pouvoir politique s’en empare. Il faut donc une volonté politique. Car il faut du courage, quand on voit par exemple ce qu’Anne Hidalgo s’est pris à Paris pour avoir piétonnisé les berges.
«Il faut faire contrepoids. Et pour ça, il faut s’organiser, avoir une stratégie»
Sans ça, on n’y arrive pas. Sur les déchets par exemple, on ne peut pas se contenter d’attendre que tout le monde se mette au zéro déchet, et fasse ses courses avec des Tupperware. On y sera encore dans cent ans. Les pouvoirs publics doivent obliger les industriels à utiliser des bouteilles en verre consignées, ou interdire le suremballage.
- Donc si les alternatives peinent autant à se massifier, c’est qu’il manque un levier politique…
Oui. Aujourd’hui, en Uruguay, 99 % de l’électricité est renouvelable parce qu’il y a eu une volonté politique extrêmement déterminée.
La question démocratique est absolument centrale — c’est d’ailleurs pour ça qu’on tourne le film Démocratie maintenant avec la journaliste Paloma Moritz. On ne pourra pas s’en sortir sans redonner le pouvoir aux gens.
. Cyril Dion : « L’immense majorité des décisions publiques sont prises ou influencées par les 10 % les plus riches de l’élite économique. Il faut faire contrepoids. » © Mathieu Génon / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)
L’immense majorité des gens sont de bonne volonté, ils ont envie de trouver des solutions, ils sont prêts à mettre la main à la pâte. Pendant la Convention citoyenne pour le climat, on a dit aux personnes tirées au sort qu’il fallait trouver des mesures pour réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre. Ils ont travaillé comme des chiens et ils sont arrivés à des propositions beaucoup plus ambitieuses que celles des gouvernements.
Seules 20 % des mesures ont été reprises par les gouvernements [d’après les calculs de Reporterre, il s’agit plutôt de 10 % des mesures], mais c’est déjà énorme, comparé à d’autres expériences similaires. Cette Convention reste un des exemples les plus aboutis au monde d’exercice délibératif de citoyennes et de citoyens qui déclenche une production législative et réglementaire. Mais ça reste insatisfaisant.
- On est encore loin de cette ouverture démocratique, on assiste plutôt à un raidissement. Comment force-t-on les politiques à plus de démocratie?
D’abord, il s’agit de créer un rapport de force avec le pouvoir politique, dans le système tel qu’il est aujourd’hui. L’immense majorité des décisions publiques sont prises ou influencées par les 10 % les plus riches de l’élite économique. Il faut faire contrepoids. Et pour ça, il faut s’organiser, avoir une stratégie. C’est ce qui manque, me semble-t-il, au mouvement écologiste.
Je rêve de créer une organisation transversale, qui aurait trois secteurs d’activité. Un premier qui consisterait à faire du lobbying d’intérêt général — ce que font déjà des ONG comme Bloom, Reclaim Finance et le Réseau Action Climat. Aujourd’hui, un parlementaire européen voit neuf lobbyistes d’intérêt privé pour un lobbyiste d’intérêt général!
La crise climatique «pourrait être ce catalyseur»
En parallèle, un deuxième département de l’organisation ferait de la communication, pour construire des éléments de langage, envoyer des gens sur les plateaux télé, et éventuellement développer des médias.
Enfin, une troisième entité organiserait la mobilisation — des marches, de la désobéissance civile, de l’action en justice — de façon à remporter une victoire politique précise, en lien avec ce qui est débattu au Parlement. Il faut que les trois pôles de cette organisation travaillent de concert. C’est ainsi qu’on a gagné la loi sur les PFAS [des polluants éternels].
- Des ONG qui font du lobbying, des médias indépendants, des organisations qui mobilisent… Cela n’existe-t-il pas déjà?
Tout ça se fait déjà, mais de manière désordonnée, sans s’appuyer sur notre potentiel de mobilisation générale. Chacun fait un peu les choses dans son coin. Les ONG, les médias aussi, ont peur de se noyer dans une initiative trop collective, qui les rendrait illisibles, notamment pour leurs donateurs. Quelque chose est à inventer pour permettre cette mutualisation, cette transversalité.
. Cyril Dion: « La bataille pour un monde plus écologique, c’est une bataille pour rééquilibrer les richesses.» © Mathieu Génon / Reporterre
C’est essentiel, on doit gagner des batailles: une grande victoire est une succession de petites victoires atteignables. Dès qu’on remporte une petite victoire, on redonne de l’énergie au mouvement.
- On n’inversera pas la machine uniquement en grappillant de petites victoires…
C’est pour ça qu’il faut aussi élire des gens prêts à transformer nos institutions pour les rendre plus démocratiques. La question écologique met en jeu des intérêts tellement contradictoires — sur la voiture, l’alimentation — qu’il faut des assemblées délibératives, pour que des personnes dans des situations différentes, voire opposées, se parlent.
Pour faire élire ces personnes, là encore, il faut des stratégies. À New York aux États-Unis, le nouveau maire Zohran Mamdani l’a emporté parce qu’il est reparti de la population. Il a axé sa campagne sur ce qui préoccupe massivement les New-Yorkais: le coût de la vie, en particulier du logement.
- Au cœur de «Demain», il y avait cette volonté de mener la bataille des imaginaires, afin de montrer que la bifurcation écologique est un virage enthousiasmant. Dix ans après, l’heure est plutôt au backlash, au retour en arrière. Pourquoi l’écologie peine-t-elle autant à convaincre?
80 % des gens dans le monde sont inquiets de la situation écologique et voudraient des politiques beaucoup plus déterminées. Ce message sur la crise écologique est donc bien passé. D’ailleurs, dans les années 2019 et 2020, les écologistes ont fait de très bons scores aux élections européennes et municipales, parce que les médias passaient leur temps à parler de climat.
Mais depuis 2 ou 3 ans, un autre discours est martelé dans les médias, sur l’écologie punitive. Ces idées sont tellement assénées qu’elles deviennent contagieuses dans l’opinion publique et dans les votes.
Notre problème, c’est l’hégémonie d’une multitude de personnes comme Vincent Bolloré, qui ont construit un agenda idéologique anti-écologique et racheté des médias. L’extrême droite peut y relayer des polémiques qu’elle crée de toutes pièces pour dénigrer l’écologie. Je l’ai récemment vécu de première main [Cyril Dion a été au cœur d’une polémique montée en épingle par l’extrême droite, après avoir comparé le traitement médiatique de l’insécurité liée au terrorisme à celui de la pollution de l’air].
- Face à ce rouleau compresseur, reste-t-il une brèche pour remporter la bataille culturelle?
Il faut soutenir Radio France et France Télévisions, qui sont encore des canaux d’information solides et puissants. Si demain l’audiovisuel public devait être privatisé par un gouvernement d’extrême droite, ce serait vraiment la fin des haricots. Et il faut soutenir les médias indépendants.
- Dans cette situation difficile, à quoi sert-il de cultiver toutes ces alternatives dont vous parliez dans «Demain»?
La transformation sociétale dont on a besoin est extrêmement profonde. C’est comme passer d’une monarchie à une société où il y a le suffrage universel. Pour opérer de telles bascules, il faut trois éléments.
Le premier, ce sont d’autres récits qui permettent d’imaginer le futur autrement. Cela passe par des films, des BD, des discours politiques, mais aussi par des actions. Les alternatives ont un rôle de prototype et d’inspiration culturelle.
«Tout le système capitaliste se casserait la figure»
En parallèle, il faut construire des rapports de force, parce qu’en général, les gens qui ont le pouvoir n’ont aucun intérêt à ce que les choses changent. Lors de la Révolution française, ils ne sont pas allés voir Louis XVI en lui demandant gentiment: «Qu’est-ce que tu penserais de l’idée de faire une République?»
Le troisième élément, c’est une circonstance historique qui joue un rôle de catalyseur. La guerre de Sécession est venue précipiter la fin de l’esclavage. La fin de la Première Guerre mondiale est venue précipiter le droit de vote des femmes en Angleterre. Le changement climatique pourrait être ce catalyseur. Bientôt, les assureurs ne pourront plus faire face au coût des catastrophes écologiques. S’il n’y a plus d’assurance, les banques ne prêteront plus. C’est tout le système capitaliste qui se casserait la figure.
- Dans votre film, ce sont surtout des personnes blanches qui sont interrogées, et des initiatives portées par des personnes issues de classes supérieures. Comment faire, là aussi, pour que l’écologie embarque tout le monde, et avant tout les classes populaires?
Dans Demain, on a filmé les communautés afro-américaines qui développent les fermes urbaines à Detroit. Mais il est certain que ce qu’on a «vendu» jusqu’ici, c’est une écologie qui, à tort ou à raison, a été perçue comme faite pour les Blancs de classe moyenne.
Quand je parle de sobriété ou de décroissance, on me demande souvent «Comment vous allez dire ça aux pays les plus pauvres». Je ne veux pas dire ça aux pays les plus pauvres: le problème, ce sont les riches. 50 % des émissions sont le fait des 10 % les plus riches. C’est eux qui ont besoin de décroître, beaucoup même. La bataille pour un monde plus écologique, c’est une bataille pour rééquilibrer les richesses.
- Comment continuez-vous d’espérer?
L’espoir est constitutif de la nature humaine. La condition humaine consiste à opposer des dynamiques de vie à des dynamiques de mort, en permanence. C’est parce qu’on sait que la vie est courte qu’on fait en sorte que chaque journée soit la plus intense, la plus passionnante possible. Face à des périls comme la montée du fascisme et la dévastation écologique, on n’a pas d’autre choix que d’être dans la même démarche.
La meilleure façon d’agir, c’est de faire des choses qui nous rendent vivants, qui nous rendent heureux. Mais aussi de revenir dans l’ici et maintenant. Se décharger de l’idée qu’il va falloir sauver le monde, qu’on n’a pas le temps. On fait évidemment tout ce qu’on peut mais, ultimement, les choses ne sont pas dans nos mains à nous.
Notes
[1] La circulation automobile a baissé de 54 % en vingt ans et la pollution de l’air a diminué de moitié sur la même période.
Photo: Cyril Dion, documentariste et militant écologiste, à Paris le 19 novembre 2025. - © Mathieu Génon / Reporterre
Pour voir l'article dans son intégralité avec toutes les illustrations ci-dessus: https://reporterre.net/Cyril-Dion-Il-manque-une-strategie-au-mouvement-ecologiste
Par Lorène Lavocat et Mathieu Génon (photographies)
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Posté par : akarENVIRONNEMENT
Ecrit par : Par Lorène Lavocat et Mathieu Génon (photographies) - 1er décembre 2025
Source : https://reporterre.net/