Le Brésil souhaite empêcher le commerce du pernambouc, un bois jugé indispensable à la fabrication d’archets. Artisans, musiciens... La profession est (quasi) unanimement contre. Et si une transition était possible?
Le monde de la musique retient son souffle. Le commerce du pernambouc sera-t-il interdit à l’occasion de la COP20 de la Cites, dédiée aux espèces sauvages? Ce bois rouge, endémique du Brésil, est jugé indispensable pour fabriquer les archets de tous les instruments à cordes frottées (violons, altos, contrebasses…).
Lors de cette conférence internationale parallèle à la COP30 qui se tient à Samarcande, en Ouzbékistan, jusqu’au 5 décembre, le Brésil propose de l’inscrire en Annexe I de la Convention. La décision pourrait tomber à tout moment.
L’Annexe I regroupe les espèces menacées d’extinction dont le commerce international est en principe interdit. Le Brésil avait déjà tenté d’imposer cette interdiction en 2022. Cette année, il semble déterminé à aller jusqu’au bout: si l’inscription était adoptée, les archetiers seraient privés de leur matière première, tandis que la circulation d’archets en pernambouc deviendrait soumise à des permis spéciaux.
La proposition brésilienne fait trembler les musiciens. Depuis plusieurs semaines, orchestres, solistes et collectifs professionnels alertent sur les conséquences d’une telle mesure. Leur inquiétude est double: la perspective de luttes administratives pour acheter ou circuler avec leurs archets, et la crainte de perdre un matériau considéré comme irremplaçable.
Quelques voix discordantes, anonymes, émergent pourtant au cœur de la profession. «La musique classique doit faire l’effort de s’adapter», dit un luthier à Reporterre. Le pernambouc (Paubrasilia echinata) ne pousse en effet que dans la forêt atlantique brésilienne, un écosystème dont il ne reste qu’une faible portion après des siècles de déforestation.
- Ils devront «annuler toute tournée avec ces archets»
Dans une lettre adressée au président Emmanuel Macron, la Chambre syndicale de la Facture instrumentale et différents syndicats de musiciens décrivent une situation explosive: «Sans autorisation dérogatoire, ces musiciens devront annuler toute tournée avec leurs archets […]. Coupés de l’accès à leur matière première, les archetiers seraient condamnés à l’extinction.»
L’association La Semaine du son souligne, elle aussi, la menace qui pèse sur la mobilité artistique: «Une telle mesure […] mettrait à genoux l’ensemble de la facture instrumentale [le corps de métier lié à la fabrication d’instruments de musique.].»
Au cœur de ces prises de position revient un argument central: le pernambouc ne possède «aucun substitut offrant les mêmes qualités sonores et techniques», comme ils l’écrivent dans cette tribune parue dans Le Monde. La densité, l’élasticité et la résonance de cette essence sont décrites comme essentielles à la justesse et à la finesse des interprétations, en particulier en orchestre.
En filigrane, leur crainte est de devoir jouer avec des archets «de moindre qualité». Ceux-ci sont en fibre de carbone. Souvent fabriqués en Chine, ils sont plus abordables et moins sensibles aux variations de température, mais n’ont pas les mêmes propriétés acoustiques, selon les musiciens.
. Pour bien des musiciens, la sonorité d’un archet en pernambouc, ce bois rouge-brun, est inégalable. Flickr / CC BY-SA 2.0 / Fernando Palacios (Voir photo sur site ci-dessous)
Déjà exploité dès le XVIᵉ siècle pour ses propriétés tinctoriales, puis recherché pour l’archeterie à partir du XVIIIᵉ, le pernambouc, arbre endémique du Brésil, a subi une pression continue. Les plantations de café, de sucre et de cacao, et désormais l’urbanisation et l’agro-industrie grignotent son habitat naturel. Selon des données communiquées à Libération par l’ambassade du Brésil, environ 527.000 arbres auraient été abattus au fil des siècles et il ne subsisterait qu’environ 10 000 individus adultes dans la nature.
- Le pernambouc n’est pas «irremplaçable»
«La musique évolue. On ne va pas mener une espèce au bord du gouffre pour jouer Vivaldi», tacle Charlotte Nithart, présidente de l’ONG écologiste Robin des Bois. «Le pernambouc est un pionnier de la surexploitation: depuis le XVIᵉ siècle, on va le chercher toujours plus loin dans la forêt. Il a disparu de la majorité de la forêt atlantique… Sa valeur financière cause sa perte. S’il est encore coupé illégalement, c’est uniquement pour alimenter le marché de l’archèterie.»
L’écologiste estime que vouloir maintenir l’usage traditionnel du bois «relève d’une logique coloniale appliquée à une espèce endémique protégée par le Brésil». L’organisation accuse les pays européens de n’avoir tenu aucune des promesses faites en 2022, lorsque l’Union européenne avait obtenu trois années pour bâtir un système de traçabilité: «Depuis 2007, on nous promet un système robuste. Rien n’a été fait.» Selon elle, le passage en Annexe I permettrait au moins de «faire une photo précise des stocks légaux» et de couper l’accès au bois illégal.
«On ne va pas mener une espèce au bord du gouffre pour jouer Vivaldi»
Pour les archetiers et luthiers, c’est la survie d’un métier déjà fragilisé qui est en jeu. «Ce ne sont pas 150 archetiers dans l’hémisphère nord qui détruisent la forêt au Brésil..., dit Emmanuel Carrier, archetier depuis 2010. Elle est détruite par la pression immobilière, par l’industrie agricole. Nous, on consomme peut-être 1 tonne de bois dans une vie.»
«Si l’interdiction passe, il faudra une autorisation pour chaque archet vendu. Si je dois faire cette démarche trente fois par an, ça va être un peu compliqué», soupire-t-il.
Comme ses collègues, il ne travaille que sur des stocks légaux antérieurs à 2007, date d’inscription du bois en Annexe II — restrictive mais plus laxe que l’Annexe I. Ces réserves, limitées et vieillissantes, pourraient s’épuiser si l’accès au bois replanté reste interdit par le Brésil.
Depuis 2000, les archetiers du monde entier, avec l’aide d’associations brésiliennes, se sont regroupés au sein de l’Initiative internationale pour la conservation du pernambouc (Ipic) pour replanter des «pépinières de 340.000 arbres». «On est très conscients du caractère rare et précieux de la ressource», assure l’artisan.
- Des artisans... en soutien au Brésil
La profession, soudée, n’est néanmoins pas unanime. Une petite minorité de luthiers et d’archetiers défend une ligne radicalement différente. Trois d’entre eux ont rédigé une tribune — «Luthier·es et archetier·es pour les alternatives au pernambouc» — encore inédite. Ils refusent d’y apposer leurs noms.
Ils affirment avoir été confrontés à une hostilité immédiat lors du Glaaf, un congrès annuel spécialisé le weekend du 21 novembre, à Mirecourt: des tracts arrachés, des réactions virulentes, et une pression professionnelle telle qu’«exprimer un avis divergent» devient risqué.
Eux soutiennent la proposition du Brésil et veulent organiser, dès maintenant, une transition vers d’autres essences. Selon eux, la profession refuse de regarder en face l’enjeu écologique et la responsabilité globale du marché international. «Le métier s’arc-boute sur sa position et n’envisage pas du tout une transition», résume l’artisan que nous avons eu au téléphone.
L’argument selon lequel leur consommation serait «infime» ignore les réalités de terrain, assure-t-il: abattage d’arbres entiers dont 90 % du bois finit inutilisable, trafic documenté par les autorités brésiliennes — 292.000 baguettes et archets, et 395 grumes, ont été saisis entre 2018 et 2024 — et plantations en monoculture incapables, selon les sources qu’ils citent, de restaurer un écosystème déjà très fragilisé.
«Le métier s’arc-boute sur sa position»
«On estime que le Brésil est le seul à pouvoir décider de ce qu’ils font de leurs ressources et de leur écosystème», dit-il. Il conteste également l’argument de l’irremplaçabilité du pernambouc: «Le son du pernambouc n’est pas meilleur, il est juste celui qu’on attend.»
Derrière la crise actuelle, ces artisans voient l’opportunité de repenser un modèle figé: sortir d’un standard acoustique hérité du XVIIIᵉ siècle, intégrer des contraintes environnementales contemporaines, et ouvrir un champ d’expérimentations artistiques.
Photo: Crémone, en Italie, est la ville natale du luthier Antonio Stradivari. On y fabrique encore bien des archets. Image d'illustration, 9 juin 2020. - © Miguel Medina / AFP
Pour voir la photo ci-dessus: https://reporterre.net/Dilemme-dans-le-monde-de-la-musique-On-ne-mene-pas-une-espece-d-arbre-au-bord-du-gouffre
Par Juliette Fesas
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Posté par : akarENVIRONNEMENT
Ecrit par : Par Juliette Fesas - 26 novembre 2025
Source : https://reporterre.net/