Algérie

Gibran, voix profonde du Liban



Liturgique et spirituel Littéraires ou artistiques, humaines ou révélées, certaines œuvres nous accompagnent toute une vie ou presque. Chacun de nous entretient un rapport secret, affectif, charnel parfois, avec une œuvre qui l’aura marqué. Mais il en existe celles qui sont adoptées à large échelle et qui, de ce fait, finissent par agir comme un ensemble de représentations ou d’idées partagées par un grand nombre; ce sont les œuvres qui -produites à partir d’une culture- sont devenues elles-mêmes une composante de cette culture. Le Prophète de Gibran Khalil Gibran fait partie de ces dernières, avec la singularité d’être à la fois vérité et sérénité, humain et transcendant, et seule la sakina procurée par la lecture des textes sacrés serait plus forte que cet apaisement par l’éveil qu’il engendre en nous.Le Prophète est l’œuvre centrale de Gibran Khalil Gibran. Elle illustre le mieux la hauteur de sa pensée et de son art. L’auteur l’a portée en gestation depuis sa tendre jeunesse d’écrivain. Il a fallu presque un quart de siècle pour que ce petit livre prenne sa forme définitive -de 1899 à 1923, année de sa publication. Gibran gardera le manuscrit quatre ans avant de le remettre à l’éditeur, voulant s’assurer que chaque mot fut vraiment le plus juste qu’il ait à employer. Il écrit à May Ziyada: «Le Prophète est une œuvre que je porte depuis mille ans: c’est pour moi une seconde naissance et mon premier baptême.» Et en 1919, il confie à Mary Haskelle: «Le Prophète est le plus grand pari de ma vie spirituelle. Il est toujours en moi. Je ne peux pas lui enjoindre de presser le pas. Je ne peux pas finir de l’écrire plus tôt qu’il ne le faut.» A sa parution, le succès fut immédiat, de grande ampleur, et la reconnaissance venait de partout. L’auteur reçut alors le titre de Citoyen du monde. Il tissa des liens avec de nombreuses personnalités qui se retrouvaient dans l’esprit de son œuvre, notamment avec Gandhi. Le Prophète n’a cessé d’être réédité. En 1984, on comptait sept millions d’exemplaires vendus aux Etats-Unis uniquement. En France, il aurait été aussi vendu que la Bible (800.000 exemplaires), au cours de quelques années seulement. La première traduction dans la langue de Molière remonte à 1925. Il fut traduit en une quarantaine de langues. Dans l’œuvre, Le Prophète, c’est El Moustapha, l’Elu, qui, au moment de prendre le vaisseau du retour à sa patrie, livre le fruit de ses méditations philosophiques aux gens de la cité d’Orphalèse, où il aura vécu douze ans. Le long des vingt-sept chapitres du livre (qui s’ouvre sur celui du Retour du vaisseau et se termine par celui de Sermon d’Adieu), la parole de L’Elu déroule, selon la forme d’un cycle naturel, les thèmes essentiels de la vie des hommes: l’amour, le mariage, les enfants, la liberté, le bien et le mal, Dieu, etc. sont développés dans un discours où alternent l’interrogation, la recommandation et la formule prophétique. El Moustapha est mû par une seule force: l’amour, commandé par une seule vision: la fusion ou la continuité entre les choses et entre les éléments. Nulle volonté de démontrer ou de convaincre. Une intuition de complétude dans la dualité, d’équilibre à l’échelle de l’infini sous-tend le propos. Dans ce souffle liturgique ample et généreux, dans cette respiration rythmée, il n’y a pourtant nulle gratuité, nul jeu formel inutile ou inclinaison romantique. L’auteur condense ce qu’il est possible de dire du monde et de l’homme, saisis tous deux comme l’Un-Tout. Gibran, ce géodésien du silence, est celui qui a le mieux écouté la Nature. Dans ce livre, la nature se manifeste à travers ses éléments mis chacun en correspondance avec un autre, appartenant celui-là à l’univers de la morale, pour fonder un symbole. Mais aussi comme une force qui nous habite et dont nous portons encore le rythme et gardons la nostalgie de la substance. Jean-Pierre Dahdah dira à juste titre: «La liturgie de ce livre-temple est un hymne à la nature. La nature chez Gibran sert de lieu où le divin se retrouve unifié et englobé dans une sorte d’énergie mystique.» A travers le tressage des paradoxes, le rapprochement des contraires, ce visionnaire restitue, à chaque niveau, la relation entre les choses. Il en dévoile les connexions, les accords, les correspondances, sinon il établit entre elles le contrat nécessaire au parcours ou au passage du Vivant. Et c’est parce que les marques de discontinuité, de rupture ou de divorce y sont absentes que beaucoup d’hommes ont trouvé à la lecture de cette œuvre un apaisement d’unité. Les commentateurs, à l’exemple de J-P. Dahdah, ont été unanimes sur le fait que le style et le rythme sont empruntés au Coran et que les allégories et les symboles proviennent pour une large part de la Bible, ou encore que la mysticité qui le traverse n’est pas étrangère à celle des soufis. Mais pourquoi lui dénier la transcendance alors qu’il est, on ne peut mieux, cette parole «qui monte en passant au-delà»? La parenté de procédés avec des œuvres humanistes -particulièrement avec Ainsi parlait Zarathoustra de F. Nietzsche- ne suffit pas pour le situer dans une filiation littéraire ou philosophique car, à bien voir, Le Prophète de Gibran se présente en rupture discrète avec la morale ou la philosophie des œuvres considérées, par certains autres aspects, ses jumelles. Finalement comment définir cette œuvre? Un hymne au Divin dans le Vivant? Une parole qui, par ses résonances multiples, repousse plus loin les limites du salut, sans se référer à l’Histoire (vraie ou fausse)? L’expression d’un cordon ombilical qui nous maintiendrait attachés au cosmos et qui nous en transmettrait le rythme. C’est tout cela Le Prophète, et c’est autre chose aussi.
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