Algérie

Comment devenir millionnaire ? (fiction)



Il est difficile d?expliquer comment monsieur le bulldozer (nous le désignerons dans ce récit par ce joli sobriquet), employé à la mairie comme simple gratte-papier, ait pu devenir le président d?une importante coopérative immobilière sur un site très convoité de la prestigieuse ville de Tagalamantag.Plusieurs éléments ont pu jouer en sa faveur pour accéder à cette fonction très enviée, génératrice de gains insoupçonnés. Nous suggérons à tout hasard sa force physique hors du commun qui lui a valu ce surnom d?engin de terrassement, son toupet à la mesure de la puissance de son corps, sa faconde, sa malice - j?allais dire intelligence -, sa filiation avec une personnalité politique influente résidant dans la capitale, et enfin (surtout) quelques appuis judicieusement répartis à travers l?administration locale. Avouez qu?avec de tels atouts qui sont généralement l?apanage de quelques privilégiés, n?importe quel citoyen de la ville de Tagalamantag aurait pu accomplir des miracles. La coopérative, implantée sur une ancienne exploitation agricole déclarée non viable, car elle avait le fâcheux inconvénient d?être située au coeur d?un grand quartier résidentiel où le mètre carré valait de l?or, comportait pas moins de trois cents lots à bâtir. Les agriculteurs, contraints d?abandonner la ferme dans la précipitation, n?avaient même pas eu le temps d?enlever leur récolte de pomme de terre, vite balayée par les pelleteuses.Le bulldozer, au bout d?un parcours de marathonien, avait pu faire aboutir toutes les démarches pour la création de la coopérative immobilière, depuis la prospection du terrain et les procédures notariales pour son acquisition, jusqu?à l?agrément et la délivrance des permis de lotir et de construire. Mais sa contribution la plus significative résidait dans l?établissement de la liste des bénéficiaires, tâche qu?il accomplissait avec brio, et qu?il ne partageait sous aucun prétexte avec les autres membres du bureau de la coopérative, pusillanimes, réduits au simple rôle de figurants, face à la carrure impressionnante du bulldozer. Son téléphone portable n?arrêtait pas de sonner, les gens se bousculaient chez lui pour espérer faire partie de cette liste qui allait leur ouvrir des perspectives prometteuses, construire une villa dans le plus beau quartier de la ville. Le bulldozer exigeait de chaque candidat un droit d?entrée - terme technique dont personne n?osait demander la signification précise - qu?il avait fixé arbitrairement à dix millions de centimes payables rubis sur l?ongle. Ceux qui persistaient à exiger un reçu de versement étaient écartés sans ménagement. Que diable, le bulldozer n?était pas un bureaucrate pour s?encombrer de formalités inutiles. Et puis les candidats ne manquaient pas ! Permettons-nous d?être un peu indiscrets et tentons d?évaluer les profits réalisés par le bulldozer grâce à son poste de président de la coopérative: une petite comptabilité des revenus ainsi générés permet d?estimer le bénéfice engrangé à environ trois milliards de centimes. Il y a lieu de déduire de cette somme les «frais de gestion» qui grèvent inévitablement les gains du bulldozer: la rémunération, sous forme d?enveloppes anonymes remises discrètement à des employés des services intervenant dans le processus alambiqué qui aboutit à la mise en place d?une coopérative immobilière. Ajoutez à cela, le manque à gagner résultant de la faveur accordée par le président à certains notables influents, inscrits gratuitement sur la liste, qui ont dû user discrètement de leurs appuis en faveur du projet, là où c?était nécessaire. Néanmoins, ces frais paraîtront minimes par rapport à d?autres profits que nous avons eu l?indélicatesse de mettre au jour: le bulldozer avait inscrit sur la liste des bénéficiaires, des prête-noms, tous de sa famille, à qui il avait promis une petite récompense. Les lots de terrain acquis par ce subterfuge rapporteraient au bulldozer plus de deux milliards de centimes, au moyen d?un simple jeu d?écritures: une lettre de désistement des prête-noms au profit des nouveaux admis, contre le versement, en sous-main, au président, du prix du lot de terrain cédé au prix du marché libre (noir pour être plus précis). C?est ainsi que le bulldozer s?est retrouvé avec un petit trésor de plus de cinq milliards de centimes. Prudent, il n?a jamais voulu placer son argent dans une banque, même s?il savait qu?en général les banquiers algériens étaient peu regardants sur l?origine du fric. Les sacs de jute, bourrés de blé, étaient soigneusement cachés dans sa maison, à l?insu de tous, y compris de sa femme. La seule dépense qu?il consentit fut pour accomplir l?indispensable pèlerinage à La Mecque, afin que Dieu bénisse sa nouvelle et miraculeuse fortune. Le bulldozer, qui s?intéressait à la politique, était persuadé que le pays était sans avenir. Aucune perspective claire, aucun signe palpable d?un futur rassurant ne pointaient à l?horizon. Il était intimement convaincu que les mêmes procédures dont il avait usé pour réussir étaient appliquées à tous les niveaux. Pour lui, sa patrie était le royaume des opportunistes et des spéculateurs, où on pouvait devenir millionnaire en un tour de main. Cette situation anormale ne pouvait durer indéfiniment, l?écroulement du pays était inévitable.Depuis longtemps le bulldozer lorgnait de l?autre côté de la Méditerranée. La France exerçait sur lui une attirance magique. Le moment était enfin venu de réaliser son rêve: acquérir un hôtel à Paris et couler des jours heureux dans la ville la plus fascinante du monde. Il n?eut pas trop de difficultés à trouver des courtiers qui le mirent en rapport avec quelques vieux émigrés désirant finir leurs jours au bled, et qui avaient besoin de dinars pour terminer leurs villas, dans le douar. Il put ainsi récolter quatre cent mille euros. Cette somme, qui tenait dans le creux d?une main, lui parut dérisoire comparée aux milliards de centimes qui avaient rempli plusieurs sacs de jute. Il en fut peiné: «J?ai eu raison de partir: le dinar n?a aucune valeur».En consultant le journal des annonces immobilières de Paris, et à, l?issue d?une prospection minutieuse, il trouva un hôtel à vendre dont le standing et le prix correspondaient à son projet: on demandait trois cent mille euros pour un établissement de cent chambres situé dans le dix-huitième arrondissement, plus précisément La Goutte d?Or, un quartier de sinistre réputation. Le propriétaire, un juif qui parlait parfaitement l?arabe, fit visiter l?hôtel au bulldozer qui le trouva à son goût, bien qu?il nécessitât quelques travaux de rénovation. La bâtisse était en fait très vieille, datant probablement du début du dix-neuvième siècle. Les couloirs des étages étaient sombres et les chambres sentaient le renfermé. Les planchers en bois résonnaient lourdement sous les pas. Le bulldozer proposa le prix de deux cent cinquante mille euros. Il jura sur la tête de sa mère qu?il n?avait pas un centime de plus dans sa poche. Le juif, habile en affaires, mit en valeur la renommée de l?établissement et la fidélité de sa clientèle. Il jura lui aussi par Allah qu?il vendait son hôtel à perte, à regret, parce qu?il aspirait à une retraire méritée après un travail de quarante années. «C?est une affaire juteuse. A raison de cinquante euros la chambre, vous rentrerez très vite dans votre argent !» Finalement l?affaire se conclut à deux cent quatre-vingt mille euros. Le juif expliqua au bulldozer la procédure de vente qui devait se faire obligatoirement chez un notaire. «Comme chez nous», pensa le bulldozer. Il proposa de ne déclarer que la moitié de la somme, pour éviter de payer trop d?impôts. Le juif ne put s?empêcher de sourire: «Vous n?êtes pas à Tagalamantag, mon frère ! Ici vous risquez (nous risquons) non seulement un redressement ruineux, mais aussi la prison !» Le bulldozer se résigna à aller chez le notaire en déclarant le montant exact de la vente. Celui-ci demande de lui remettre un chèque de banque qui, en plus du prix de la transaction, incluait le montant de tous les frais et impôts, évalués à vingt mille euros.Le bulldozer n?avait pas l?air de comprendre. Il regardait alternativement le juif et le notaire. Celui-ci, un peu agacé, formula sa phrase différemment: «Avec ce papier, tu iras à la banque qui débitera ton compte du montant de trois cent mille euros porté sur le chèque qui te sera remis !»Le problème était que le bulldozer n?avait pas de compte bancaire. Il trimbalait toute sa fortune dans un vulgaire sachet en plastique. Il entra dans la première banque qu?il trouva sur son chemin. Il demanda l?ouverture d?un compte. Comme il n?avait pas de carte de résidence, on lui conseilla l?ouverture d?un compte non-résident. Il dit qu?il voulait faire un dépôt. L?agent en demanda le montant. «Trois cent cinquante mille euros», répondit le bulldozer en exhibant le sachet noir. L?agent enleva ses lunettes et eut un mouvement de recul. Il dévisagea le bulldozer qui portait un jean rapiécé et une chemisette au col sale, puis reprit, d?un air méfiant: «Je suppose que vous avez les pièces justifiant l?origine de cet argent ?» «C?est mon argent, répondit calmement le bulldozer !» «Je n?en doute pas, monsieur ! Mais la loi exige que vous nous indiquiez comment vous avez obtenu cette petite fortune ! Sans pièces justificatives, nous ne pouvons accéder à votre demande.» «Je vous dis que c?est mon argent !» répéta le bulldozer irrité. L?agent demanda au bulldozer de patienter, le temps de consulter son chef. Le bulldozer ne cachait pas son mécontentement: finalement, la bureaucratie en France était pire que dans son pays ! Au bout de dix minutes, trois jeunes policiers en civil entrèrent discrètement dans la banque. Sur un signe de l?agent aux lunettes, ils cernèrent le bulldozer. L?un d?eux, qui devait être le chef, lui montra sa carte professionnelle et lui demanda de les suivre au commissariat. Il lui confisqua le sachet noir en lui expliquant courtoisement qu?ils devaient vérifier l?origine de la somme importante qu?il détenait. Le visage énorme du bulldozer devint tout pâle: il venait de comprendre qu?on le soupçonnait de blanchiment d?argent. Sa fortune était menacée. Il risquait aussi la prison.
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