Algérie

a la santé du confrère (qui nous régale aujourd?hui !)



Il est dix-neuf heures trente à Paris. Des fenêtres d?un bâtiment donnant sur cour, non loin des Grands Boulevards, s?échappent d?étranges incantations, mélange de voix graves et aiguës. Que dit cette rumeur qui s?enfuit vers un ciel limpide ? Tendons l?oreille, écoutons. Femmes et hommes chantent en suivant un rythme chaloupé et à les entendre, même de loin, on peut se les imaginer, pieds immobiles mais bustes se balançant de droite vers la gauche puis inversement. Voici ce qu?ils clament : « A la !... A la !... A la !... / A la santé du confrère / qui nous régale aujourd?hui ! / Ce n?est pas de l?eau de rivière ! Encore moins de celle de puits / A la !... A la !... A la !... / A la santé du confrère / qui nous régale aujourd?hui ! Pas d?eau !... Pas d?eau !... Pas d?eau !... Pas d?eau !... Pas d?eau !... Pas d?eau-ôôô !... ».C?est un pot de départ, le partant régalant les restants. Sur les tables recouvertes d?une nappe en papier très bon marché, il y a à boire et de quoi manger. Vins rouges et blancs, jus divers bios et non bios, hommous libanais, samboussek à la viande, chips, charcuterie absolument pas halal et charcuterie casher (qui, à défaut et quand nécessité fait loi, peut être considérée comme halal même si le contraire n?est pas vrai, mais laissons-là ces arguties théologiques). Bonne chère, bonnes bouteilles, c?est le moins que le régalant puisse faire pour saluer celles et ceux avec qui il a passé presque autant de temps que sa première famille.L?au-revoir se passe dans une salle de rédaction, à une heure où, normalement, le bouclage de la première édition est terminé. Ce n?est certainement pas le cas mais qu?importe, car c?est fête et l?imprimerie attendra. On boit et on picore en jetant un oeil distrait aux dépêches qui défilent sur les écrans. Angela Merkel peut bien démissionner ce soir ou le pétrole passer le seuil des 115 dollars, on s?en moque comme on s?amuse des messages désespérés du correspondant à New York qui cherche un interlocuteur pour parler d?immobilier, de subprime ou de je ne sais quoi. Demain, sans rien savoir du pot, le lecteur sera indulgent même si la une affichera quelques coquilles gênantes...Voilà que quelqu?un lance de nouveau le « à la ». On se fige et on suit, bras tendu et verre dressé. Le chant est moderato, on l?accompagne avec force vocalises, on y insuffle toute la joie et la gouaille que ce genre de libations émues exige et on l?achève dans un souffle long jusqu?à s?en vider, pour les plus tenaces, les poumons. Et en chantant, l?on se sent fier d?appartenir ? ou d?avoir appartenu car des anciens partis sous d?autres horizons sont présents ? à l?un des enfants terribles de la presse quotidienne. Tempérants ou non, régalant et régalés savent qu?un monde, leur monde professionnel, est en train de disparaître et que l?on ne sait rien encore de celui que la toile électronique va faire naître. Ils savent qu?un cycle touche à sa fin et que, dès demain peut-être, il faudra se réinventer.Il y a de l?euphorie à se ressentir grognard parmi les vieux grognards alors, on repart pour un nouveau « à la » en sachant que les autres, ceux qui font irruption dans le cercle avec leurs calculettes et leurs ratios de rentabilité ne le chanteront jamais. Mais que se passe-t-il ? Deux provocateurs viennent de changer de rythme et imposent un accelerando jamais entendu de mémoire de scribouillard ! Qu?auraient pensé les inventeurs de ce chant en assistant à pareille hérésie ? Eux, ces ouvriers typographes auxquels Napoléon III avait interdit le droit de se réunir et qui se retrouvaient autour d?une table chez l?un des leurs pour parler combats et actions. Le « à la » est leur hymne, celui des typos et du syndicat du livre. Un hymne que l?on « ne peut entonner qu?un verre à la main ». Certains journalistes l?ont adopté ou, du moins, sa première partie, car après le « pas d?eau ! » personne n?ose plus chanter « à la santé de Baptisse ! Plus l?on boit, plus l?on p... ! ».Il est bientôt vingt-deux heures. Le pot est terminé. Gorge et coeur serrés, le régalant, aidé par quelques restants, essaie tant bien que mal de faire place nette. Bras chargés de cadeaux et de sachets de pain de mie, il jette un dernier coup d?oeil aux différents plateaux, ces « open space » où l?on apprend par la force des choses à se concentrer et à écrire vite malgré le bruit, le crépitement nerveux des claviers, les négociations ardues pour obtenir quelques signes de plus et les longs débats, parfois musclés, sur la définition du salaire médian ou les scandales de la françafrique et de la françarabie. Dans l?une des salles, les deux permanenciers, démarche un peu chancelante, s?affairent à boucler la deuxième édition. Le partant les salue et leur souhaite bon courage. Il est temps pour lui d?éteindre la lumière.Que fera-t-il le lendemain ? Un ancien lui a conseillé d?aller errer dans la ville, sans but précis mais à l?heure, où, le rendu de copie approchant, son estomac a pris l?habitude mécanique de se crisper et l?adrénaline celle d?inonder son corps stressé. Alors, il marchera certainement dans Paris, se rendant compte avec surprise que des milliers de personnes, et pas simplement des touristes, sont dans les rues et les cafés à dix-sept heures. Ces gens-là travaillent-ils, s?interrogera-t-il en réalisant qu?il a perdu l?habitude de flâner.La marche étant prévue l?après-midi, que fera-t-il le matin ? Cèdera-t-il à la facilité en optant pour une vulgaire grasse matinée ? Sûrement pas. Quelle que soit la couleur du ciel, il s?obligera à sortir parce qu?il a décidé depuis longtemps de faire une grande halte dans ce parc habituellement traversé au pas de charge, au moment où le carillon sonne la demie passée huit heures. Une course quotidienne pour essayer de ne pas arriver trop « juste à temps pour la conf? ». C?est là, assis sur un banc humide, au pied d?un cerisier fleuri, qu?il écoutera le chant rieur d?un merle et qu?il se donnera le temps de regarder filer les joggers.Venant des feuillages renaissants d?un proche bosquet, un petit murmure saura alors l?étreindre et le vider de ses derniers sanglots, tandis que dans sa tête résonneront encore les plus beaux des « à la ».
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