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Il y a cinquante ans, Ben Bella s’installe au pouvoir



Il y a cinquante ans, Ben Bella s’installe au pouvoir
Août 1962. Le 5 août, la star Marilyn Monroe meurt aux USA ; le 6 août, le révolutionnaire Ben Bella rentre victorieux dans Alger.
C’était il y a 50 ans jour pour jour. Deux événements aux antipodes que l’écrivain Kader Ferchiche relie de manière romanesque dans le roman à paraître 1962, Tremblement d’âmes, le troisième volume de sa trilogie consacrée à la guerre de Libération nationale vue depuis l’émigration. Les deux premiers tomes, Ils avaient le soleil pour tout regard et Le roman noir d’Ali ont paru aux éditions Alpha, en 2008 et 2010. Nous vous proposons un extrait.


Août 1962, l’été est bien entamé. Dans les effluves retombés de la fête du 5 juillet, la joie se cherche et se perd. Marilyn Monroe est morte le 5 août. Marilyn sonne le glas, l’enterrement d’un état de grâce. L’Algérie est émancipée, Marilyn Monroe n’est plus. Comment peut-on mourir si jeune, en pleine gloire au moment où l’Algérie est remise sur les rails ? C’est l’effondrement d’un mythe, un rêve qui meurt. Toutes les filles ambitionnent de lui ressembler, même les Algériennes auxquelles la libération a donné des envies de folie. Dans la capitale, la beauté de Marilyn Monroe revit dans la peau de ces girls au charme méditerranéen.

Les apprenties bourgeoises rivalisent de généreuse fraîcheur pour déambuler dans la rue Michelet qui leur a si longtemps été déconseillée. Les Aphrodite brunes remplacent les jeunes Européennes. Fini le haïk, ce voile, blanc à Alger, noir ailleurs, qui cache la féminité. Le travestissement se dessine dans les yeux de ces colombes courtisées par des jouvenceaux aveuglés par la réalité trompeuse. A l’intérieur, la joie, à l’extérieur, le tourbillon des inquiétudes et de l’affolement. 6 août 1962, Marilyn n’est pas encore enterrée. Ahmed Ben Bella conquiert la capitale. Il s’est révélé le maître rusé du bras de fer pour le pouvoir. Bonheur et prospérité sont les slogans qui sentent la poudre. Madjid Zahar ne fait pas de politique. Il a choisi d’être sans étiquette. Il a peur d’être absorbé par une pompe qui le désincarnera, ou d’être au cœur de la cible. Tout s’engage à reculons. A reculons, comme tous les chefs de l’Algérie combattante dont beaucoup ne franchissent pas la ligne d’arrivée.

Tous pareils dans l'identique

Lorsqu’il a pénétré pour la première fois dans la mairie de Fondouk dont il admirait l’architecture moderne, la surprise était de voir tout sens dessus-dessous, comme s’il y avait eu un cambriolage ou un tremblement de terre qui aurait soulevé la paperasse, ouvert les tiroirs, renversé les bureaux, fait s’écrouler les luminaires. Le téléphone ne marchait plus, les fonctionnaires pieds-noirs s’étaient tous fait la malle, sauf Alphonse, un vénérable vieillard de 70 ans. Il avait repris du service au départ de ses ex-collègues. Retraité, il avait été secrétaire de mairie il y a longtemps. Alphonse avait aidé Madjid Zahar à y voir clair dans ce fatras auquel il s’attendait, sans en mesurer l’ampleur. Toute l’Algérie était-elle comme ça ? Difficilement, il avait constitué une équipe autour de lui.

Le boulot est énorme. Ça s’amorce mal pour le tableau idyllique. Les moyens n’y sont pas. Ben Bella, avant de s’installer sur le trône après avoir manigancé avec les militaires menés par le colonel Boumédiène promet des lendemains qui chantent, rendant les Européens responsables du chaos. Détenteur du sceptre du commandeur, il annonce son intention d’instaurer sous peu un régime socialiste. Tous pareils dans l’identique. On va devoir commencer par partager l’absence de revenus. Rien, plus rien, moins rien, égal rien. Madjid regarde dans la grande salle de conférence les éléments du changement d’ère. Un drapeau algérien coiffe la traditionnelle Marianne française.

La République est une femme. Madjid n’a pas voulu enlever ce provoquant buste républicain. «Ce n’est pas contre la République française qu’on s’est battu. La République universelle doit être notre horizon», proclame-t-il à qui veut l’entendre dans la délégation municipale transitoire. On lui a imposé des incapables dont les seules lettres de noblesse ont été leur militantisme ou leur présence au maquis. La porte s’ouvre avec fracas. Mansour, chef local de la sécurité entre sans écouter Yasmina, la secrétaire, qui court derrière lui à en perdre haleine pour lui dire qu’il ne peut pas entrer, que Monsieur Zahar est occupé. Peine perdue.
- Comment ça va, monsieur le maire par substitution ? Vous avez la situation en main ? Faut-il vous aider ?
- Capitaine Mansour, que me vaut cette visite inattendue ?
A la frêle secrétaire, muette de confusion, il fait signe de regagner son bureau. Elle tourne les talons, dépitée de n’avoir pu l’intercepter.
- Pas grand-chose en réalité, soupèse le militaire. Simple amitié entre nous, il est nécessaire de se voir de temps à autre, planifier le point de nos besoins respectifs. Madjid Zahar se demande pourquoi le bonhomme n’a pas pris la peine de s’annoncer. Il le fait rarement, mais pénétrer de façon brusque dans la mairie, ce n’est pas des manières correctes.
Il range les cartes d’état-major placées sur la vaste table.
- J’étais en train d’étudier la topologie des lieux sur ces cartes qui ne sont pas pratiques. Les cadastres communaux sont introuvables. Selon Alphonse, qui a repris du service avec nous, la dernière équipe en place a tout chargé dans des cartons, répondant à certains ordres opaques. En France, à quoi cela leur servira-t-il de conserver les plans d’occupation des sols de Fondouk ? Mansour se penche, attentif à une route tortueuse.
- Vous avez vu, là, la route que les militaires français ont tracée dans la montagne pour que leurs camions grimpent dans les maquis. Elle culmine au-dessus du lac du barrage du Hamiz. Le panorama est magnifique. Eux, ils l’ont faite pour dominer le champ de bataille, nous, on l’utilisera pour le tourisme dans un des plus beaux paysages qui soient. Je vous y mènerai. C’est splendide. On peut leur dire merci aux Français, grâce à leur génie, je parle du génie militaire, ils ont dépensé des milliards pour nous.

Tout est imparfait, et tout le monde y croit. voilà grossièrement transcrite la situation

Content d’avoir prouvé sa connaissance des lieux, Mansour s’est grassement affalé. Il a tiré un cigare de son veston et s’emploie à enfumer la pièce, au grand dérangement de
Madjid qui ne peut s’enhardir à interrompre cette agression caractérisée.
- Alors, comment ça se passe ? questionne distraitement le militaire.
- Tout est à concevoir, nous organisons la rentrée des classes sans enseignants, nous essayons de mettre en place un dispensaire médical sans personnel qualifié, la mairie fonctionne avec des gens qui peinent à lire et écrire. Tout est imparfait, et tout le monde y croit. Voilà grossièrement transcrite la situation.
- Est-ce que l’armée peut vous aider ?
- Je ne vois pas en quoi !

Mansour imagine une réaction appropriée. La guerre est à présent achevée. Quel autre rôle les soldats pourraient-il avoir ? Il est en symbiose avec Madjid Zahar. Il n’est pas dupe que sa présence quotidienne lui pèse.
- A moins que vous ne vouliez tirer les rênes des communes et vous occuper de tout, continue Madjid Zahar sur un ton désagréable. Je suis prêt à vous laisser la place tellement les difficultés sont immenses. Je m’appuie sur les bonnes volontés. Ce premier mois de l’Algérie indépendante n’est pas de tout repos, croyez-moi !
- Il ne serait pas plus aisé si les militaires géraient tout. De toute façon, il n’est pas à l’ordre du jour de l’armée qu’elle se retrousse les manches. La seule consigne que nous avons pour l’instant est de nous enquérir de la situation auprès des gestionnaires, pas d’y remédier. Il est question qu’on s’engage dans les tâches d’édification, sans que je n’en sache plus pour l’instant.
- Vraiment ?... Après la victoire vous allez encore vous donner de la peine ? L’Algérie l’a emporté avec son Armée de libération nationale, elle se reconstruira avec son armée populaire… C’est trop d’honneur et de gentillesse, se moque Madjid Zahar qui sent qu’il dérive vers des propos inadéquats. Trois petits coups à la porte le ramènent à de meilleures intentions.
- Oui, qu’est-ce que c’est ?
La secrétaire Yasmina ouvre délicatement, gênée du ton bourru qui l’a accueillie.
- Excusez-moi Monsieur Zahar, il y a là Madame qui vous demande. Elle vous a attendu en bas, à l’accueil. Elle vous fait dire qu’elle est partie seule vers la bibliothèque.
- Madame, quelle madame ?
- Madame votre épouse.
Les traits de Madjid Zahar se décontractent.
- Vous m’excuserez, lieutenant, une petite affaire familiale à régler.
- Justement, à propos de famille, j’ai réussi à obtenir des nouvelles de votre frère. A l’heure qu’il est le capitaine Zahar est en poste dans la région d’Oran. Je lui ai câblé. Il vous appellera certainement.
Madjid Zahar est soulagé. Dans le trouble de l’indépendance il avait peur qu’il lui soit arrivé quelque chose.
- Merci, lieutenant, cette information me remonte le moral.
- Pas de souci, je suis à votre service.
Madjid Zahar se dirige vers la porte, pour lui signifier son congé. Le capitaine lui emboîte le pas.
- Désolé, capitaine, mon épouse est à la bibliothèque. Je suis à la bourre. J’ai combiné une rencontre avec le directeur de l’école.
Elle pourrait aider à l’enseignement. On n’est même pas sûr que les enfants puissent bénéficier d’une rentrée convenable.
En tout cas, on s’y emploiera. Il paraît que des Français coopéreront. L’enseignement, c’est le plus gros morceau qu’on aura à gérer dans les petites communes.
L’officier émet comme un grommellement.
- Il faudra, Monsieur Zahar, que l’école augure un commencement nécessaire. L’année 1962 ne peut pas s’achever sans que les enfants soient scolarisés. Je signalerai à ma hiérarchie cette difficulté, je crains qu’elle soit similaire partout. Je veillerai qu’on vous affecte du personnel, des soldats s’il le faut !
Le capitaine sort, suivi par un nuage empestant de fumée. Yasmina se précipite pour ouvrir en grand toutes les fenêtres, laissant entrer en rafale une bise caniculaire irrespirable. Elle ne remarque pas le regard gras du capitaine lamentablement s’égarer sur ses formes avantageuses. Ce qui n’a pas échappé à Madjid, dégoûté de l’outrance délétère. Il remet de l’ordre dans ses cartes et ses dossiers, s’efforçant de ne rien laisser paraître de son courroux.
- Mademoiselle, je suis occupé avec mon épouse, je reviens dans une heure.





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