Mila

L'impensé des habitudes sociales: Du moudjahid au moujtahid (3/3)



La compétition des talents et la société des frères

La différenciation sociale ne peut exclure la compétition, quoique la monopolisation puisse vouloir s'imposer, elle est son moteur et son aiguillon. La compétition suppose de l'égalité et produit de l'inégalité, elle suppose de la liberté et implique de l'(ir)responsabilité (externalités positives et négatives). N'entrent en compétition que des égaux, la compétition non contestée différencie les égaux et légitime l'inégalité. Elle n'est pas contestée lorsque ses règles produisent des résultats acceptés. On ne peut séparer les contraires que sont l'égalité et l'inégalité, elles sont l'une dans l'autre, n'ont de sens que rapportées l'une à l'autre. Tout comme on ne peut isoler compétition et coopération ainsi que société de classes et société sans classes. Le niveau de la compétition définit avec lui celui de la coopération. On ne peut comparer la compétition entre deux individus et celle entre deux entreprises ou deux sociétés, elles n'impliquent pas la même coopération. Quoiqu'à l'extrême, elle puisse succomber à la rivalité mimétique. La société sans classes est le devenir de la société de classes et inversement, l'une ne l'emporte continuellement sur l'autre qu'au risque de ne pas pouvoir se renouveler. La société de classes pointe toujours à l'horizon de la société sans classes tout comme le monopole pointe toujours au bout de la compétition, parce que la propension à la monopolisation est toujours dans la compétition ; la société sans classes défait et refait constamment la société de classes, tout comme la compétition fait et défait constamment la coopération et le monopole, tout comme l'égalité fait et défait constamment l'inégalité. Tout est une question de degrés. La société ne peut devenir ni une pure société sans classes ni une pure société de classes, degrés zéro de la vie d'une société. La compétition sociale conserve une propension à la différenciation de classes, avec un principe héréditaire corrigé par une redistribution qui renouvèle les classes d'une certaine manière. La différenciation sociale instaurera toujours une pyramide sociale, ce qui fera cette différenciation stable, harmonieuse et fonctionnelle, c'est une mobilité sociale au sein de cette pyramide qui instaure l'accumulation du capital au centre de la société, au sein de la classe moyenne, qui mêle les talents des deux classes au lieu d'en faire le privilège d'une classe. Autrement dit, une compétition et une mobilité sociale qui instaurent le bon rapport entre une classe supérieure, la société et le monde extérieur. Un rapport qui renouvèle un bon rapport de la société au monde, au sein duquel se renouvèlent les bons rapports de la société à sa classe supérieure et de la classe supérieure au monde.

Peut-on distinguer entre société de classes héréditaire et société de classes non héréditaire ? Peut-on venir à bout du principe de transmission héréditaire des conditions ? Dans une société de classes non héréditaire, la compétition convertirait l'égalité en inégalité et la redistribution l'inégalité en égalité. Une inégalité constamment travaillée par l'égalité. Dans une telle société, les classes ne seraient ni héréditaires ni antagoniques. La compétition partirait d'une égalité des conditions matérielles suite à une redistribution des résultats inégaux de la compétition précédente, elle produirait une nouvelle inégalité des conditions suite à la compétition des talents inégaux que corrigerait une nouvelle redistribution et ainsi de suite. Elle exclurait l'interférence de l'inégalité des conditions matérielles dans la compétition au départ de celle-ci, l'inégalité de conditions étant une conséquence de la seule compétition de talents inégaux ne pouvant pas se transformer en cause, parce que corrigée par la redistribution. Une inégalité de conditions résultat de la compétition d'une inégalité de talents ne pouvant se reproduire de manière héréditaire, les talents ne pouvant s'hériter. Il en résulterait une société de classes qui se résorbe et renait constamment dans une société sans classes : telle serait l'idéal d'une mobilité sociale parfaite. La classe moyenne se renouvèlerait constamment et de manière non héréditaire et avec elle la classe supérieure et inférieure. Toutes les positions sociales seraient effectivement ouvertes à une compétition dont la régulation ne serait pas contestée.

Avec la disparition de l'héritage matériel, un aiguillon important de la compétition disparaitrait-il ? Une société peut-elle exister sans l'individu possessif ? En vérité, on n'hérite pas seulement d'une condition matérielle, mais aussi et surtout d'un capital culturel et de ses différents savoirs. En vérité, les sociétés où l'héritage matériel compte davantage que l'héritage culturel ne sont pas celles qui bénéficient d'une accumulation du capital soutenue. Et celles qui oublient que l'accumulation du capital matériel a en vue l'accumulation du capital culturel s'étiolent. Ce qui est non seulement décisif, mais indispensable dans l'accumulation du capital, c'est l'accumulation du capital culturel dans toutes ses dimensions (savoir-faire, savoir-être et savoirs). Ce sont les compétences entendues dans ce sens large. Si la redistribution corrige la distribution inégale issue de la compétition pour établir une distribution égalitaire au départ de la compétition, le problème sera celui de savoir ce qu'il advient de l'accumulation des compétences. Ce qu'il en est de la mémoire sociale, de la « mémoire morte » et de la mémoire vivante » de la société, pour utiliser la métaphore de l'ordinateur. Ce qu'il en sera du « disque dur » de la société, sera-t-il celui de la société ou celui d'une classe sociale. Tout le problème est donc de savoir si au cÅ“ur de l'accumulation matérielle, il y a accumulation de compétences et si l'accumulation des compétences n'est pas l'accumulation d'une classe sociale.

Au sein d'une famille élargie d'un village de la société coloniale et postcoloniale algérienne, on peut parler d'une société de frères, les garçons héritent de parts égales, la distribution de l'héritage matériel et des talents sera généralement inégalement répartie du fait principalement de la variable démographique qui ne distribuera pas de manière égale l'énergie humaine et le talent humain. Ce qui reviendra à chacun sera donc inégal. On pourra trouver dans une telle famille du capital politique (des relations privilégiées avec une administration discrétionnaire), du capital matériel (des terres et des animaux), de l'énergie humaine (nombre de garçons) et du capital humain (talents). Notons que le capital humain aujourd'hui est d'abord savoir, il était d'abord énergie (bras). Un ménage disposera d'un capital matériel plus important (terres et animaux) parce que le chef de ménage n'avait pas beaucoup de frères avec qui partager le patrimoine familial, un autre parce que faisant partie d'une fratrie importante disposera d'un capital matériel plus réduit, un autre ménage pourrait disposer de talent(s) avec plus ou moins de capital objectif. Dans ladite société traditionnelle, que l'on ferait mieux de dire stationnaire et de désigner comme une société de frères, parmi les variables indépendantes, la variable technologique est inactive, seule la variable démographique activait la dynamique sociale. Le ménage qui avait le plus de terres ou de bras n'était pas nécessairement celui qui avait le talent. Les bras excédentaires ne pouvant vivre du travail de la terre entraient sur les marchés mondiaux du travail et des produits. Le capital argent faisait ainsi irruption dans la société stationnaire. La position sociale est alors disputée au capital foncier par le capital argent et mobilier.

Mais ce que nous voulons signaler ici c'est le sort de l'accumulation du capital. Dans la famille élargie se trouvent réunis le capital physique et le capital humain sous ses deux formes (savoir et énergie), le capital humain en mesure de mettre en Å“uvre le capital physique et donc les conditions d'une accumulation du capital. Mais dès lors que la société aspire à se construire sur le modèle individuel de transmission héréditaire, la sortie de l'indivision rend difficiles la réunion des différentes formes de capitaux et leur coopération. Si chaque ménage ambitionne de réunir les différentes formes de capitaux, on peut douter qu'elle puisse y réussir. Si la famille sort de l'indivision sans qu'une forme de capital puisse commander aux autres formes de capital, il ne pourra y avoir de dynamique d'accumulation du capital. En particulier, si le capital argent ne peut pas encore acheter les services des autres formes de capitaux, la dynamique d'accumulation sera enrayée. S'imposera alors un processus de prolétarisation que consolidera un processus d'étatisation dont la brique est l'individu. Car l'accumulation des compétences qui exige transmission et reproduction élargie ne peut être le fait ni de l'individu ni de l'État. Répétons-le, au cÅ“ur de l'accumulation du capital est celle de l'accumulation des compétences, celle-ci se met en marche lorsque la variable technologique qui entre en action est apprivoisée par le talent, lorsque le talent dispose et peut mettre en Å“uvre les autres formes de capitaux. Accumuler les compétences dans une dynamique d'accumulation ne peut être que le fait des familles ; si cela ne constitue pas l'objectif de l'État postcolonial, il ne peut être réalisé. Accumuler du capital culturel, plutôt que du capital matériel, les familles peuvent-elles consentir à une telle dynamique ? Là est la question.

La privatisation prématurée de la propriété collective que commande une construction de la société et de l'État sur la base de l'individu, qui sépare les différents capitaux et empêche leur coopération, enclenche une dynamique de prolétarisation et non d'accumulation. On peut comparer la société à une grande famille qui fait la place qu'il mérite au talent parmi les autres formes de capitaux ou à une collection de prolétaires dirigée par quelques grandes familles. L'accumulation du capital a besoin d'une coopération des différentes formes de capitaux que cela soit à l'échelle d'une famille ou de la société entière. L'accumulation du capital différencie les capitaux dans une certaine unité. La société qui ne produit pas de capital culturel peut consommer de la production matérielle, mais ne peut accumuler. L'unité du capital social se réalise sous la houlette du capital culturel et d'un groupe social. Si ce groupe social parvenait à monopoliser un tel capital et à se transformer en classe sociale héréditaire, il réduirait le champ de la compétition et de la coopération des talents aux membres de ce groupe. La société, comme la famille, doivent accepter le fait que le talent circule en leur sein, qu'elles ne peuvent pas en fixer l'attribution, il ne peut pas être l'attribut d'une filiation, d'une classe ou d'un groupe.

On peut voir à loisir que les sociétés du monde se disputent les talents, elles se distinguent par leur attractivité. Les sociétés industrialisées disputent aux sociétés émergentes leurs talents, les USA disputent au monde les talents. Une société est dynamique dès lors qu'elle admet que l'inégalité des conditions ne doit pas handicaper l'égalité des chances, laissant à l'inégalité des talents la possibilité de renouveler l'inégalité des conditions. Car si l'on peut égaliser les chances matérielles, si la redistribution peut empêcher leur transmission héréditaire, il n'en est pas de même pour celles immatérielles. L'accumulation du capital exige la transmission de ce que l'on a appelé ici le capital culturel. La société sans classes héréditaires que l'on pourrait caractériser comme celle de producteurs actionnaires, en égalisant les chances matérielles, n'oblitère pas l'accumulation de son capital physique, si elle permet l'accumulation de ses compétences. Autrement dit, l'égalisation des conditions matérielles n'oblitère pas nécessairement les chances matérielles. Ce que la société a séparé en égalisant les conditions (du capital physique privé), elle peut à nouveau les réunir dans une forme coopérative (capital financier). Les chances immatérielles ne peuvent se réaliser sans les chances matérielles et inversement. La division égalitaire du capital physique ne diminue le capital physique de la société que si le capital privé se refuse à la coopération, refuse de se considérer comme capital collectif. Comme il en va, lorsque la compétition dans la société des frères l'emportant sur leur coopération, par le fait de leur refus de leur égalité initiale de conditions et de la compétition de leur capital culturel. Autrement dit, si elle refuse de faire prévaloir la coopétition de leurs compétences, sur leur compétition matérielle.

La compétition des compétences dans la civilisation thermo-industrielle en égalisant les âges et les sexes pose cependant un redoutable problème pour la société des frères. La compétence peut être désormais indifférente à l'âge et au sexe. En outre, les savoirs, le savoir-être et le savoir-faire peuvent ne pas se compléter. Mais pour l'accumulation dans une société, les expériences des différentes générations ne peuvent être indifférentes les unes aux autres. La coopération des compétences peut être oblitérée par la discontinuité et le choc des expériences qui s'ensuit. Une expérience collective n'ayant pu alors se mettre en place. Se confrontent alors dans la dispersion les expériences passées et attendues de chaque âge et sexe. Pour que la coopération des compétences puisse avoir lieu, les âges et les sexes doivent coopérer pour instaurer une expérience collective. On peut dire dans un certain sens que c'est l'expérience de la lutte de libération nationale qui a été rompue.

Comment ordonner la compétition des compétences ? Dans la société des frères, une hiérarchie se mettait en place entre le père, l'aîné et les autres, comme selon leur ordre d'entrée dans l'expérience collective. Dans la formation des compétences, il y a transmission de l'expérience des plus grands aux plus petits, des pères aux aînés et des aînés aux cadets. Avec la formation extra-familiale, l'investissement familial va d'abord à l'aîné, quand ce n'est pas le cas, à la personne qui peut être détachée du travail familial. Avec l'important investissement public dans l'éducation, la distance qui sépare l'individu investi et sa famille s'accroit, celle qui sépare l'activité de l'individu et celle de sa famille aussi. La finalité de l'investissement public dans l'éducation l'emporte sur celle de l'investissement familial. Ce qui revient de l'investissement va principalement à l'individu et à l'État. À la famille qui attendait un certain retour sur son investissement, de la personne investie une responsabilité collective, au chef de famille, il revient un certain prestige, au reste de la famille, le ressentiment de ne pas avoir bénéficié des faveurs publique et familiale, d'avoir été abandonné par la personne investie. Il faut se rendre compte du désordre social qu'introduit la non-complémentarité de l'investissement public avec l'investissement familial. L'État a servi ses besoins en servant ceux de l'individu et pas ceux de la famille et de la société. La compétition des compétences qui a dissocié les expériences ne pouvait produire d'ordre vertueux. L'individu n'a pas rendu à la famille ce qu'il lui doit, mais à l'État non plus. Il ne peut y avoir accumulation des compétences si l'expérience de l'ancien ne peut comprendre la compétence du nouveau ni si la compétence du nouveau ignore l'expérience de l'ancien. Savoirs, savoir-être et savoir-faire ont été dissociés et le capital culturel n'a pas pu être accumulé. Les âges et les sexes ne doivent pas séparer leur expérience et leur expérimentation.

L'avenir de la société des frères

La jeune génération de la lutte de libération nationale a voulu se mettre à la hauteur du monde, elle y a réussi en sacrifiant le meilleur d'elle-même ; la génération de l'indépendance a espéré en faire autant, mais elle n'y est pas parvenue. On peut dire que la première n'était pas armée pour préparer la seconde à sa tâche. Son nationalisme ne disposait pas de l'embryonnaire capital culturel nécessaire. L'expérimentation collective est la condition de l'accumulation. Des ressources matérielles ont été dissipées, parce que leur faisait défaut le capital culturel en mesure de les valoriser dans la bataille de la production. Il ne fut pas permis à la nouvelle génération d'apprendre du monde. La bataille de la production n'a pas eu ses bataillons. Car la puissance aujourd'hui est soumise à la production et la compétition dans le champ de la production crée de nouvelles compétences que la manière d'être nationale n'a pu s'intégrer. L'expérience dans la production n'est plus un champ mineur de la compétition sociale, il est champ majeur de la compétition mondiale. Le champ militaire ne s'est pas approprié le champ de la production, il lui est resté extérieur. Il faut voir que l'émergence et le développement de la puissance productive bouleversent constamment les rapports de force mondiaux, que compétition dans la production et rapports de force mondiaux se déterminent mutuellement.

Se mettre à la hauteur du monde avec la civilisation thermo-industrielle c'est apprivoiser la variable technologique. Et apprivoiser la variable technologique c'est la soumettre à une dynamique sociale aux fermes valeurs sociales. Le socialisme doctrinal a été une solution par défaut, il n'a pas renforcé les valeurs sociales, il n'a pas affermi le combattant de la lutte de libération nationale, donné naissance au combattant de la bataille de la production. La société postcoloniale ne s'est pas donné l'élite d'une telle mission. Il faut se rappeler les divisions qu'a connues la société politique indigène lors de la période qui a vu la naissance de la lutte pour l'indépendance nationale, la différence entre la posture des élites locales et celle de l'émigration. Les élites locales sont plus disposées à défendre leur position au sein de la société qu'à remettre en cause l'ordre international que la société subit.

Se mettre à la hauteur et apprivoiser la variable technologique ce n'est pas se donner une association de savants religieux et non religieux qui prétendrait de ses savoirs instaurer un savoir-être et rendre la société en mesure de s'incorporer les savoirs faire d'autrui en lui commandant du haut de son magistère. Cela est privilégier une lutte idéologique dont on importerait les armes. Mais, c'est donner des comportements exemplaires à la société, comme donner aux producteurs l'ambition de se distinguer parmi les producteurs du monde et les soutenir dans leur effort de s'approprier le savoir-faire et le savoir-être du monde. Des anciennes habitudes devaient naître de nouvelles. S'incorporer l'expérience d'autrui, ce n'est pas une incorporation qui atomise la société, mais qui fabrique de nouveaux collectifs. La société postcoloniale et l'idéologie moderniste ont séparé le savoir des croyances sociales, les savoirs du savoir-faire et du savoir-être, l'expérience de la société. Elles ont désarticulé l'expérience sociale, empêché l'émergence d'une société civile : la société n'a pas accumulé de savoir-faire qu'elle n'a pas pu s'approprier, car elle n'a pas su comment être. Les savoirs (importés) ont entamé son savoir-être. Elle a ignoré les forces-valeurs qu'elle devait développer et la manière d'être dans le monde qui devait être la sienne. Les valeurs ne sont pas des idées tout simplement, ce sont des idées-forces, des forces sociales. Les idées-forces qui ne sont pas des remèdes sont des poisons. La force productive n'est pas une simple force matérielle, c'est une force sociale et psychologique qui s'approprie le monde, c'est un vouloir et un savoir-être qui se transforme en pouvoir être en s'appropriant un savoir-faire.

On ne peut pas être comme les autres tout simplement. On ne peut être comme les autres que dans une histoire, dans la trajectoire de certains choix historiques. Et pour cela, il faut être comme les autres, mais différents. La technologie transforme la vie et les valeurs, mais la vie et les valeurs aussi transforment la technologie. Ce sont d'elles qu'elle est produite et ce sont elles qui l'utilisent. La vie et la technologie, l'une ne peut être que dans l'autre, se complétant ou se détruisant en s'accommodant. La vie d'une petite nation veut apprivoiser la technologie pour survivre et la vie d'une grande nation veut être plus puissante pour dominer.

Avec la variable technologique, la variable démographique est la seconde variable indépendante. Ces deux variables s'accordent difficilement pour constituer un ordre vertueux. Quand on court après l'une on oublie souvent l'autre. Le monde échappe ainsi souvent à l'emprise par l'une ou par l'autre. Et les sociétés sans prise sur le monde sont celles qui sont victimes de ces deux variables.

Le monde de la civilisation thermo-industrielle a généralisé la compétition entre les sociétés et les individus, elle l'a étendue entre les hommes et les femmes. L'égalité des frères doit désormais comprendre celle des sÅ“urs qui entrent désormais dans la compétition. Les compétences de la civilisation dont la force physique est mécanique sont indifférentes au sexe. Dans la civilisation thermo-industrielle, la division sexuelle du travail ne se justifie plus, elle est contestée jusque dans les domaines réservés. Les machines ont gagné tous les domaines, de la guerre au travail domestique. Travailler, c'est désormais manipuler des machines. Les individus sans patrimoine n'ont plus besoin de la famille et des enfants pour leur reproduction, ils ont besoin de travailleurs à leur service. Pour les travailleurs qui n'ont pas de patrimoine à transmettre, la différenciation et la reproduction sociales passent désormais au-dessus de la division sexuelle. Il y a comme une masculinisation des femmes en même temps qu'une féminisation des hommes. L'activité ne distingue plus hommes et femmes, le devenir homme est aussi celui de la femme dans la civilisation thermo-industrielle, où le pouvoir d'achat du travailleur est suffisant pour assurer sa subsistance. Chaque travailleur achète les services d'autres travailleurs et la femme peut ressembler à l'homme. Elle peut accéder au même pouvoir d'achat. Elle n'a plus besoin de porter des enfants. Dans la compétition des compétences de la société construite sur la base du paradigme de l'individu souverain, hommes et femmes ne sont plus contraints sexuellement de coopérer à l'équilibre démographique de la société. La compétition et l'égalité des chances conduisent la femme à se faire semblable à l'homme, elle est poussée à valoriser d'autres talents que celui maternel, enlevant ainsi à la société la complémentarité des sexes et son équilibre démographique. Il en résulte un déséquilibre démographique. La population vieillit. Dans les rapports du masculin et du féminin, à l'échelle individuelle, les principes de substitution et de compétition l'emportent sur ceux de complémentarité et de coopération. Avec la généralisation de la compétition entre les individus, le principe masculin gagne l'ensemble de la société qui a égalisé les sexes. Nous sommes passés de la société des frères à la société des individus atomisés. Sauf qu'une telle société des individus a besoin d'un pouvoir d'achat que seules les sociétés riches peuvent garantir.

Les riches sociétés doivent aujourd'hui subir le vieillissement et consentir à l'immigration. L'Allemagne qui avait confiance dans sa capacité d'intégration croyait avoir trouvé dans l'immigration la réponse à son déséquilibre démographique. Elle n'est plus aussi sûre. Car en période de décroissance, la confiance dans une forte et rapide capacité d'assimilation des populations immigrées est mise en doute.

On ne peut plus par ailleurs ni exclure les femmes du champ de la compétition ni leur imputer la responsabilité du déficit démographique. C'est la société dans son ensemble qui valorise certains talents par rapport à d'autres. C'est la société qui a d'abord valorisé la force physique puis la puissance productive. On ne peut déconsidérer le « travail » domestique, identifier le progrès social à la progression du salariat et de son pouvoir d'achat, et ensuite reprocher aux femmes de le déserter. La masculinisation des femmes qui s'accompagne de la féminisation des hommes est dans le cours des choses. La société par sa volonté de puissance productive a déconsidéré le travail de faible productivité, à faible pouvoir d'achat, autrement dit celui domestique et celui attaché à la personne. Les hommes sont autant sinon plus responsables de la situation démographique que ne le sont les femmes. Dans la course pour la puissance productive, les femmes sont le nouveau prolétariat à la pointe du combat pour l'égalité, ce combat ne deviendra progrès social cependant qu'à la condition d'échapper au devenir homme. Le devenir homme, que l'on pourrait caractériser comme devenir unisexe qui est celui du travailleur salarié vivant du travail salarié.

Or le monde ne peut être celui du salariat généralisé, sinon celui du marché du travail polarisé. Un tel monde court à sa perte et à la division du monde en sociétés de riches individus à fort potentiel productif et en sociétés de prolétaires de faible potentiel productif. Les puissantes sociétés productives important des faibles sociétés productives la main-d'Å“uvre à faible productivité et la rétribuant au salaire de leur société. Le devenir homme des femmes des classes moyennes des sociétés centrales ne peut être imité par les femmes des classes inférieures du monde qui y aspirent. Des sociétés ne peuvent se désintégrer et fournir les travailleurs dont ont besoin les travailleurs des riches sociétés pour leur entretien. Ce n'est pas le progrès de l'humanité qui sera obtenu, mais ici des femmes devenues hommes et là des femmes cantonnées dans le rôle de mères porteuses qui produiront des travailleurs pour servir les premières. Des femmes qui loueront leurs ventres ou multiplieront les enfants pour se protéger d'un complet dénuement.

La solution qui équilibre le principe de l'égalité des chances et le principe de l'héritage héréditaire réside aux yeux de nombreux progressistes des sociétés centrales dans le revenu universel. Celui-ci est présenté comme permettant à chacun de choisir librement le talent qu'il veut valoriser. Il ne travaillerait plus pour vivre en quelque sorte, il vivrait pour faire Å“uvre. En fait, il s'agirait de sortir de la compétition marchande un certain nombre d'activités et de travailleurs. Sans que ne soient remis en cause le marché comme principe d'allocation des ressources et la transmission héréditaire de la propriété privée.

Mais cela suppose que le marché puisse offrir à la société une certaine capacité de redistribution, que la redistribution puisse offrir à des travailleurs le pouvoir d'acheter les services de travailleurs qu'ils ne pourraient acheter autrement. Certaines riches sociétés peuvent espérer y parvenir en segmentant le marché du travail, en différenciant le prix du travail national et du travail importé. Un travail à forte productivité bien payé réservé au travail national et un autre à faible productivité sous-payé réservé au travail importé. Le monde dont elles ne peuvent s'isoler doit pouvoir s'y prêter. Rappelons-le, Israël est le bras armé de l'Occident, il représente le monde vers lequel suivra l'Occident si l'on n'y prend pas garde. Un retour de l'apartheid.

Seule en vérité une complémentarité du féminin et du masculin dans le cadre d'une égalité des chances peut parvenir à équilibrer le monde. Avec la décroissance, les femmes risquent de perdre les acquis que la civilisation thermo-industrielle leur a permis d'accumuler[13], la polarisation du marché du travail et le laminage de la classe moyenne menacent la généralisation du salariat au pouvoir d'achat suffisant à l'ensemble des individus des sociétés centrales. La solution se trouve dans l'égalité complémentaire des sexes, quelle que soit la dynamique d'accumulation. Le principe de l'égalité ne peut pas reculer, comme il ne peut pas être réservé aux seules sociétés centrales. Sauf dégradation de la compétition en guerres. Le problème et la solution sont dans ses modes réalisations. Il peut y avoir complémentarité quand la substitution ne s'effectue pas dans un seul sens, le travail féminin se substituant au travail masculin seulement, mais quand le travail masculin se substituant aussi au travail féminin. Il peut y avoir complémentarité quand la redistribution remet la vie au centre de la production. Avec la civilisation thermo-industrielle, le travail féminin s'est substitué constamment à du travail masculin, avec la décroissance, on devrait assister au processus inverse. Le travail domestique, le service à la personne et à la nature, retrouvant une certaine importance avec une nouvelle distribution de la productivité. Pour cela, il faut redonner à l'éducation et à l'investissement familial la priorité dans l'investissement social. Et dans ceux-ci l'apprentissage de la coopération avant celle de la compétition. Afin que la distribution du capital culturel soit moins sexuée et moins polarisée.

Notes

[1] Catherine Malabou, dans sa préface au livre de Félix Ravaisson, Of habit. London: Continuum, 2009.

[2] John Dewey consacre deux livres aux habitudes sociales : nature humaine et conduite, Paris, Gallimard, 2023. L'art comme expérience, Folio, 2010.

[3] Du rapport de la croyance au savoir on peut aller du christianisme à la philosophie (Descartes : je pense donc je suis) puis à la biologie, en partant de la dichotomie entre le corps et l'esprit. Voir le travail d'Antonio Damasio, dont le livre l'erreur de Descartes. C'est encore cette dichotomie que l'on retrouve derrière celle du formel et du matériel chez Max Weber.

[4] La méritocratie au service de l'excellence étatique, le QO du 15-17 février 2024.

[5] « L'idéal type n'est pas une moyenne, il s'obtient en sélectionnant certains aspects de la réalité, en insistant sur leur cohérence systémique et en les épurant des éléments hétérogènes, afin de bâtir une catégorie qui s'oppose (ou se combine) à d'autres. ... Un cas concret ne correspond qu'exceptionnellement à un idéal type pur et, en règle générale, plusieurs idéaux types doivent être combinés pour le comprendre. Il n'est donc pas mis dans la case d'un tableau, mais plutôt situé sur une carte conceptuelle dont les idéaux types constituent les points cardinaux (Weber parle de « tableaux de pensée ») » Introduction d'Yves Syntomer au livre La domination de Max Weber.

[6] Ainsi Weber en opposant les trois modes de domination sur un mode exclusif et en faisant dominer le mode légal rationnel en vient-il à une théorie du désenchantement du monde, à une guerre des dieux.

[7] « Le statique d'une part, le dynamique de l'autre. Mais cette dichotomie, comme toute dichotomie, est abstraite ; elle n'est qu'une facilité de l'esprit, un moyen temporaire - éclairant, mais simplificateur - de se représenter la réalité : qu'en est- il donc, devrons-nous nous demander, de ce qui, laissé dans l'entre-deux, est condamné à l'inconsistance théorique et demeure par conséquent largement impensé, mais où se joue néanmoins, nous le sentons bien, ce qui seul existe effectivement ?

La question, refoulée par notre appareillage logique, ne cesse pourtant de nous revenir : comment penser le dynamisme au travers même de la disposition ? Ou encore : comment toute situation peut-elle être perçue en même temps comme cours des choses ? » François Jullien, la propension des choses. Pour une histoire de l'efficacité en Chine, Paris, Éditions du Seuil, 1992.

[8] J'ai déjà fait état ailleurs du fait que dans les sociétés postcoloniales, la distance qui sépare les élites de leur société s'explique par celle qui existe entre le monde et leur société. Les élites tout en se disant non alignées sont écartelées et alignées.

[9] La Méritocratie, mai 2033 ["the Rise of the meritocracy", 1870-2033], par Michael Young. 1969.

[10] Ibid..

[11] Ibid..

[12] Que promeut l'idéologie protestante selon Max Weber.

[13] Féminicène: Les vraies raisons de l'émancipation des femmes, les vrais dangers qui les menacent : Nikolski, Véra. Fayard, 2023.


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