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L'impensé des habitudes sociales: Du moudjahid au moujtahid (2/3)



Conséquente pratique : il faut réhabiliter la conduite exemplaire et les habitudes dans le cadre d'une expérimentation sociale constante. Il faut rétablir la fluidité entre l'individu et le collectif, le connu et l'inconnu. Le processus d'habituation étant aussi processus de déshabituation, tous deux initiés par la conduite exemplaire. Dans le changement, on ne s'habitue qu'en se déshabituant. L'habitude n'étant que le savoir explicite transformé en savoir tacite, la pensée implicite du pensé explicite.

Max Weber distingue quatre types idéaux d'action sociale pour penser le processus de domination dont il confond la dynamique avec celle de la rationalisation. Le processus de rationalisation est le pôle actif du processus de domination, il tend chez Max Weber à le gagner tout entier. Il distingue le « rationnel en finalité » ou rationnel de bout en bout, le « rationnel en valeur » qui oppose le rationnel au « non rationnel qui compte » (valeur), et deux autres types dans lequel le rationnel serait expurgé : le type « affectuel » qui dissocie le psychologique du rationnel et enfin le « traditionnel » qui expurge la différence de la répétition. Ces deux derniers types étant entièrement compris dans le non rationnel et se trouvant comme rejetés à l'extérieur du processus de différenciation. Il a substitué au processus de différenciation un processus de rationalisation où les faits se substituent et s'opposent aux valeurs. Les faits ont tendance à se justifier eux-mêmes. Ils se séparent des valeurs, les valeurs ne sont pas dans les faits, comme le non rationnel n'est pas dans le rationnel. En vérité et contrairement à ce que peut penser la pensée dichotomique de Max Weber, qui sépare fait et valeur, le type affectuel n'est pas sans savoir tacite, il réunit donc les types rationnels en finalité (quoique de manière non explicite) et en valeur sur un mode psychologique (émotions), de même que le type traditionnel réunit le rationnel (savoir tacite) et le non rationnel (valeurs, ce à quoi nous sommes attachés) sur un mode social (habitudes). La séparation du traditionnel et du rationnel est telle chez Max Weber que le rationnel ne produit pas de traditionnel, que l'on ne peut concevoir les habitudes comme savoir incorporé et automatisé.

En vérité, il n'y a de cas limites, de cas intermédiaires, et la comparaison de leurs différences, qu'en théorie. En réalité, il y a processus de différenciation qui va du pôle charismatique à celui légal-rationnel, qui est processus humain, rationnel et non rationnel, de domination de la vie rationnelle et non rationnelle et qui pour se renouveler alterne les modes de dominations. On peut établir le continuum suivant : charisme-tradition-charisme-légal rationnel, le charisme renouvelant constamment la tradition, le charisme transformant le traditionnel en légal rationnel. L'anthropocentrisme fait croire que le processus de domination qui est processus de rationalisation, est domination de la nature par l'homme, que ce qui ne compte pas pour l'homme ne compte pas pour le réel en tant que processus. Il fait oublier que le dominant du processus de domination peut aussi en devenir le dominé. Processus de différenciation qui confronte certes un dominant et un dominé, un sujet et un objet du processus de rationalisation, au départ et au terme du processus, mais pas seulement. Un sujet pas toujours transcendant, traversé de part en part par une vie humaine et non humaine qui mêle continument rationnel et non-rationnel et fait constamment déborder le rationnel par du non rationnel.

On croit toujours en quelqu'un ou chose, on fait toujours confiance ou défiance à des individus, des habitudes, des institutions. Dans le langage sécularisé contemporain, on parlera de confiance en lieu et place de la croyance. Les Suisses font confiance à leurs habitudes. Les habitudes sociales sont des manières d'être d'une société dans le monde qui s'accommode des manières d'être du monde. Quand on ne pourra plus faire confiance à des habitudes, il faudra faire confiance à des individus en mesure d'instaurer de nouvelles habitudes.

Autorité et pouvoir.

Nous avons déjà eu l'occasion de différencier l'autorité du pouvoir, contrairement au pouvoir l'autorité se fait obéir sans contraindre. On relève ainsi la proximité de l'autorité avec le charisme. Le pouvoir contraint formellement (légalement) et informellement (dispositifs concrets). Avec l'autorité, celui qui obéit trouve son compte dans celui qui commande, avec le pouvoir, celui qui commande trouve son compte dans celui qui obéit en le déterminant, celui qui obéit ne trouve son compte que par conséquent. On parlera de domination et d'obéissance en termes d'autorité personnelle puis de pouvoir des habitudes (en passant par la confiance dans un individu, l'assimilation de ses habitudes), puis la soumission à des lois qui les généralisent. Dans ce schéma, le respect des lois ne suppose pas nécessairement une monopolisation de la violence résultante d'une « guerre de tous contre tous » (non pas de tous contre tous en réalité, mais de seigneurs de la guerre entre eux). La loi qui vise à instaurer un système d'habitudes n'usera de la violence que contre ses assujettis récalcitrants. Pour aller vite, une « violence » collective comme l'excommunication peut suffire, une loi qui n'a pas besoin de la violence pour se faire appliquer et respecter, mais une loi tacite, qui n'a pas besoin d'être écrite et édicté, mais pratiquée par un système d'habitudes. Le monopole de la violence ne fonde pas l'état de droit, mais l'État de droit. Mais de l'État de droit à l'état de droit, il y a le respect de l'autorité des habitudes que la loi et la violence de l'État de droit visent à instaurer dans un but d'économie d'énergie. La construction de la société ne s'effectue alors de haut en bas, que si elle s'accompagne d'une construction par le bas, autrement dit, d'une incorporation par la société du système d'habitudes que la loi tend à lui imposer. Ce qu'ont réussi à effectuer les sociétés guerrières européennes grâce à leurs conquêtes sociales. Un État autoritaire tient d'une société où un centre (individu ou groupe) ne peut se faire obéir, ne peut lui commander, que par la contrainte ; autrement dit, où l'État de droit porté par le monopole de la violence vise, mais ne parvient pas à produire un état de droit. Le centre d'un tel État autoritaire, quoique le sommet de la société n'arrive pas à se convertir en centre de la société. Dans les sociétés hétérogènes, un gouvernement par l'exemple et un gouvernement par la loi doivent se combiner pour établir un système d'habitudes. Les habitudes ne peuvent pas être dissociées d'un milieu. On peut supposer que le système d'habitudes d'une société soit le système d'habitudes d'un milieu particulier qui devient celui de tous les milieux. Il ne le sera que s'il résulte des transactions entre les différents milieux, le système par lequel les habitudes des différents milieux communiquent et s'échangent. La circulation des habitudes d'un milieu à un autre, comme pour la formation des habitudes dans un milieu donné, passe par des comportements exemplaires. Le comportement exemplaire n'est pas alors au départ du processus de différenciation, il n'est plus au départ des habitudes, il est l'agent de la transformation des habitudes d'un milieu en habitudes d'un autre milieu, l'agent de transformation d'un système d'habitudes particulier en système d'habitudes général, du passage des habitudes d'un milieu à un autre différent. L'individu exemplaire n'est plus un saint ou un juge impartial, il est davantage l'innovateur social, celui qui permet un meilleur rapport au réel, un producteur de bonnes habitudes, un agent positif du processus social d'habituation et de déshabituation. C'est le moujtahid du grand djihâd. Car les habitudes transforment autant l'agent que son milieu. Pratiquement, entre le rationnel et le non rationnel, la conduite exemplaire ne peut être expurgée de l'un des termes. C'est en elle et par elle que se différencient constamment le rationnel et le non rationnel, le moyen et la fin.

En fait, comme le montre sa théorisation de la tradition, la théorie de la domination de Max Weber reste largement déterminée par son atmosphère européenne : le passé auquel tient la féodalité est sombre, le futur auquel aspire la bourgeoisie est lumineux, il est associé aux Lumières de la Raison. Sa théorisation n'atteint pas le niveau d'abstraction requis pour analyser le processus de domination dans sa généralité. Le processus de domination alterne autorité et pouvoir. Quand le pouvoir se vide de l'autorité telle que nous l'avons définie, le régime est dit autoritaire. Mais le régime autoritaire peut se transformer en régime non autoritaire et inversement. Pouvoir et autorité sont l'un dans l'autre, que cela soit dans le charisme, les habitudes ou la loi.

Le monde est encore trop regardé au travers de l'Occident. Il ne pouvait en être autrement à l'ère de l'hégémonie occidentale. En vérité, au centre du processus de rationalisation se trouvent les habitudes, des habitudes qui se font et se défont. La tradition ne se comprend pas séparée du processus de rationalisation de la conduite. Mais il est vrai qu'elle n'apparait que dans son opposition à une autre tradition. Ainsi dans la pensée extrême-orientale, il n'y a pas des éléments isolés et des combinaisons d'éléments, il n'y a pas statique et dynamique, mais des éléments indissociables de leur processus de production et de consommation, mais dispositions et propensions des choses dans le cours des choses.[7] La dynamique est différenciation de contraires complémentaires et substituables. Le statique est dans le dynamique et inversement. La théorie est dans la pratique et inversement. L'unité du tout est dans la partie et inversement.

Le type traditionnel wébérien signale dans la société la domination des habitudes à l'exclusion de la Raison, alors que le traditionnel est le rationnel qui rationalise après avoir été rationalisé. C'est le rationnel qui ne pouvant plus rationaliser doit être rationalisé à nouveau. C'est le rationnel devenu croyance fertile ou stérile dans un milieu donné. Ce qui marche et n'a plus besoin d'être justifié. Ce qui ne marche plus et a besoin d'être révisé. Ce qui a propension à s'autonomiser, à se détacher, à devenir mécanisme s'il reste pertinent, si il peut disposer d'une source d'énergie sociale pour fonctionner. Les habitudes sociales sont la partie rationnelle automatisée de l'esprit social maintenant incorporée dans le corps social. Cela n'apparait nettement que dans un milieu changeant. Dans un milieu stationnaire, les habitudes n'ont pas besoin de changer. Mais on a tort de jeter le bébé avec l'eau du bain. Lorsqu'il ne procède plus du type charismatique et n'est pas prolongé par le type légal, ledit type traditionnel s'érige en Tradition. Tout l'esprit social est alors dans production d'une société automate. La société alors stationnaire vit d'une vie inchangée, le dynamique est dans la reproduction du même, les conduites individuelles n'ont plus d'effets sur la conduite générale. Le pouvoir s'est vidé de l'autorité, la tradition du charisme.

Le type charismatique illustre la naissance de la domination, il mêle autorité et pouvoir. Il exprime une conduite de vie exemplaire, un pouvoir. Il se différencie en type charismatique subjectif et objectivé. Par le chef s'instaurent des habitudes, le type traditionnel se forme lorsque la conduite de vie se détache de sa source. Ce que l'on peut appeler avec Max Weber la quotidianisation ou routinisation du charisme. La domination charismatique développe donc une conduite de vie, elle porte dans la vie sociale une conduite individuelle exemplaire qui par rayonnement (assimilation mimétique et inculcation) donne lieu à des habitudes sociales. L'inculcation passe par la médiation d'institutions, lorsque le rayonnement ne peut plus s'effectuer de proche en proche. Les institutions servent alors comme de relais et de convertisseur au rayonnement. Elles permettent à la conduite de vie de se transformer pour passer d'un milieu à un autre. Dans un second temps, pour passer d'un milieu à un autre, la domination traditionnelle se différencie pour passer à un niveau plus élevé de généralité et d'abstraction et rendre possible une domination rationnelle légale. Elle s'objective dans la loi pour qu'elle puisse passer dans des milieux différents. La loi peut alors exprimer la contrainte destinée à être intériorisée par la société ou imposée à une fraction réfractaire. Se monte alors une machine sociale où habitudes sociales et règlements de tout ordre se complètent, les réseaux sociaux excédant la proximité et le familier, les habitudes comprenant un nombre élevé d'individus séparés. Les traditions, les lois sont des habitudes sociales portées à des niveaux supérieurs d'abstraction. Les habitudes sont donc au cÅ“ur de la construction sociale, elles sont instaurées par une autorité « naturelle » à une échelle réduite, transformées en habitudes sociales par un milieu social, elles sont objectivées par les lois à l'échelle de milieux hétérogènes, pour être subjectivées au-delà de la portée du centre de rayonnement, du milieu d'émergence, faire société avec leur intériorisation générale. La contrainte d'interne (habitudes) se soutient d'une contrainte externe (la loi) et de traducteurs de la contrainte externe en contrainte interne (exemples) pour se généraliser. Des habitudes sociales locales font système. Les habitudes passent de l'individu à un milieu homogène puis à des milieux hétérogènes qui les traduisent littéralement ou pas. La loi favorise une telle traduction. En vérité le charisme est au départ du processus d'abstraction des habitudes, mais aussi à sa fin. Max Weber caractérise le charisme par son opposition à l'ordinaire, à la routine. Quand de son milieu surgit l'extraordinaire que ne savent pas traiter les habitudes, la société doit réagir, se conduire de manière extraordinaire.

Lorsque la vie qui entretient les habitudes sociales change, celles-ci doivent s'adapter. La dynamique sociale consiste dans le changement des habitudes sociales : s'habituer et se déshabituer. Les habitudes sociales ont besoin de conduites de vie exemplaires, dont elles sont comme l'exemplification, pour s'instaurer, pour changer. Autrement dit, elles ont besoin d'une conduite de vie allant à la rencontre de ses conditions sociales de félicité, et d'un ordre légal favorisant leur circulation, leur incorporation par l'ensemble du corps social.

Le charisme comme indifférenciation du pouvoir et de l'autorité.

Au départ, nous avons du charisme sans loi, comme de l'autorité sans pouvoir de contrainte, autrement dit un point de départ où il n'y a nul besoin de la contrainte pour se faire obéir, mais seulement de l'exemple à comprendre et imiter ; ce qui correspond en réalité à une indifférenciation de l'autorité et du pouvoir dans un comportement exemplaire où le pouvoir semble tout entier contenu dans l'autorité. Nous avons ensuite une objectivation de cette autorité en conduite de vie qui par rayonnement et assimilation transforme la conduite de vie exemplaire en habitudes sociales et d'un autre côté objectivation du pouvoir dans des institutions pour étendre la production des habitudes sociales au-delà du rayonnement de l'autorité. Les institutions s'efforcent de transformer la contrainte en habitudes sociales sur l'ensemble des individus indifférenciés. Le développement et l'extension de ces habitudes et institutions à l'échelle d'un grand ensemble social (la nation) qui substitue l'autorité de l'individu par celle des habitudes (et de la loi) et se détache de l'autorité individuelle, ne sont plus justifiés que par ses effets (la stabilité sociale, comme la performance économique dans le système social libéral). Mais dès lors que la rationalisation du processus de domination n'est plus justifiée par ses effets, n'en tire plus son énergie, il lui faut revenir à sa source, à sa prise première sur la vie. Dès lors qu'une conduite de vie n'est plus pertinente, son exemplarité devient négative. Les habitudes sociales auxquelles elle a donné lieu se vident de leur vie. L'énergie leur fait défaut. Une nouvelle conduite de vie se met en quête de ses conditions de félicité et le processus de différenciation de l'autorité et du pouvoir redémarre.

C'est cet enchainement dans la différenciation du réel et de la vie que Weber découpe ses catégories pour le rendre lisible. C'est ce rapport complémentaire et substitutif de l'autorité et du pouvoir qui se décline en différentes modalités. Le pouvoir complète l'autorité et inversement, et le pouvoir se substitue à l'autorité et inversement. Beaucoup de pouvoir va avec peu d'autorité, beaucoup d'autorité va avec peu de pouvoir. C'est leur dialectique non aristotélicienne qui fait la dynamique de la domination. Le charisme est le moment où tout le pouvoir semble complètement résorbé dans l'autorité, la dictature celui où toute l'autorité semble complètement résorbée dans le pouvoir (la contrainte). Autorité de l'individu, de la tradition ou de la loi. Aussi peut-on dire que les États autoritaires sont ceux où l'autorité fait défaut au pouvoir, où l'autorité civile fait défaut au pouvoir militaire, où pouvoir et autorité se confondent dans une seule « autorité », l'autorité militaire. Que les États démocratiques sont ceux où l'autorité des habitudes fait l'économie de l'autorité personnelle et du pouvoir d'État. Ils sont les États où lois et habitudes sociales se soutiennent mutuellement, au contraire des États autoritaires. La Suisse en est l'exemple le plus patent.

Quand l'autorité fait défaut au pouvoir et inversement

Pourquoi l'autorité fait défaut à certains pouvoirs, pourquoi « l'incivilité » règne dans certaines sociétés ? On est tenté de penser que c'est parce que les élites sociales administrent selon des croyances que leur société ne partage pas, que c'est parce que les sociétés ne croient pas ce qui est fait et ne savent pas ce qu'elles font. Elles se débrouillent. Ces états sociaux de trouble ne sont en réalité possibles que lorsque les croyances sociales sont brouillées, car il faut croire pour obéir sans contrainte. Il faut faire confiance. Il faut croire ce que l'on fait (si je fais ceci, c'est pour obtenir cela) pour expérimenter. L'autorité fait défaut aux élites sociales lorsqu'elles ne partagent pas et ne peuvent pas partager leurs croyances et leur savoir avec la société. Elles doivent alors recourir à la contrainte pour se faire obéir. Quand ceux qui commandent ne croient pas en ce que croient ceux qui doivent obéir, ils doivent recourir à la contrainte. La confiance faisant défaut, ils se savent non obéis autrement[8]. Quand l'expérience n'arrive pas à faire partager les croyances de ceux qui commandent à ceux qui doivent obéir, parce que les croyances des élites sociales ne se vérifient pas, l'autoritarisme et le népotisme s'enracinent. Le nihilisme gagne alors la société et ses élites. La société se corrompt et adopte les habitudes des élites qui n'ont plus de croyances à partager, car dans une société relativement stable une conduite de vie finit par s'imposer. La confiance qui est en vérité un partage de croyances (« je crois ce que tu crois ») n'a pas été gagnée, le pouvoir n'a pas engendré d'autorité, la contrainte n'a pas été intériorisée, mais en partage les habitudes des élites corrompues se sont imposées. L'autorité militaire ne peut compter sur des autorités civiles que la société n'est pas arrivée à susciter pour diriger la transformation de ses habitudes sociales. ... En vérité, il finit toujours par y avoir des croyances communes, des conduites exemplaires, des habitudes et des lois sociales, mais positives ou négatives. Sauf à prendre en compte les sociétés qui sont en crise permanente. Les croyances, les habitudes et les lois sociales se jugent par leurs effets. Les fausses croyances produisent de mauvaises habitudes et conduisent à des crises durables ; les croyances vérifiées produisent de bonnes habitudes et une certaine harmonie dans le monde.

Mais le pouvoir peut aussi faire défaut à l'autorité. Car les sociétés peuvent instaurer des autorités sans pouvoir. Je ne développerai pas ce point ici, mais pour fixer provisoirement les idées, je dirai que les sociétés européennes se sont construites sur une différenciation sociale où autorité et pouvoir étaient le fait d'une seule classe, la classe des propriétaires. La société précoloniale algérienne était une société de propriétaires collectifs qui ne s'était pas séparée du pouvoir en faveur de l'autorité (religieuse). La loi n'était pas soutenue par un monopole de la violence. Elle faisait partie des sociétés qui ignoraient une dynamique de différenciation sociale divisant la société en propriétaires et non-propriétaires, en guerriers propriétaires et producteurs non propriétaires. Le pouvoir de contrainte était social et non guerrier de classe.

Méritocratie, charisme et talent.

Avec l'idéologie des droits humains comme consommation de masse, l'économie de marché capitaliste comme système et une compétition sociale générale et intensive, c'est le talent qui fait le charisme, le charisme se démultipliant dans des charismes de fonction (Max Weber).

Nous l'avons déjà soutenu dans d'autres textes, la méritocratie dans la société de classes permet à celle-ci de se renouveler, d'éviter la sclérose. Avec l'égalité des chances, la classe dominante s'approprie les talents de la classe dominée et laisse la classe dominée sans ressources pour construire son autonomie. « Quand les gens doués de chaque classe eurent reçu toutes leurs chances, ceux qui auraient autrement été les ennemis de l'ordre établi, devinrent ses défenseurs les plus ardents. »[9] L'idéologie du mérite a préservé le principe sacré de la propriété privée exclusive, elle a préservé la domination de la classe des propriétaires sur les propriétaires de leur seul travail. Elle a prélevé la partie talentueuse de la classe inférieure et revigoré celle de la classe supérieure. Elle a permis un renouvèlement de la classe dominante en faveur de sa fraction talentueuse. Elle a ainsi sauvé la classe dominante de son inertie. Comme le fut en son temps la bourgeoisie qui voulait se transformer en aristocratie, avec l'égalité des chances, la classe inférieure avait espoir de faire partie de la classe moyenne supérieure et celle-ci de faire partie de la classe supérieure. La compétition des talents de toutes les classes a vivifié une mobilité sociale respectueuse de la division de classes. Avec l'admission de l'égalité des chances par la société de classes héréditaire, les socialistes n'eurent plus de cheval de bataille et les conservateurs purent s'attirer les faveurs de la partie la plus talentueuse de la classe subalterne. « Privées de toute intelligence, les classes inférieures ... ne sont au pire qu'une racaille dont la menace ne va pas loin. »[10]

La méritocratie ne fait donc pas disparaitre les classes sociales héréditaires dans la société de classes, elle redonne de la légitimité à la classe dominante en permettant à la classe des possédants de faire de la place en son sein à la partie talentueuse de la classe des dépossédés. Elle ne remet pas en cause le principe héréditaire qui est consacré par la propriété privée exclusive et le droit à l'héritage.

« La monarchie, l'aristocratie et la gentry, toutes choses qui convenaient à notre passé agricole, ont trop longtemps été tenues en révérence. Il en est résulté que la famille, dont l'influence est toujours conservatrice, était si pénétrée de la tradition féodale qu'elle maintint l'héritage de la fortune, de la profession et surtout du prestige, longtemps après que les exigences de l'efficacité eussent été reconnues dans d'autres pays. »[11] Le bourgeois voulant devenir aristocrate s'appuie sur le principe de l'héritage pour accumuler, le prolétaire voulant devenir bourgeois l'accepte. La société de classes ne donne pas une égalité de condition au départ de la compétition sociale, mais seulement une égalité des chances. Elle accorde à tous la chance de posséder : aux possédants de le rester, aux non-possédants de le devenir. L'équilibre social se rompt et rétablit la lutte de classes quand l'inégalité des chances devient patente, quand les possédants s'approprient toutes les chances de posséder. Pour la classe des possédants, il faut alors protéger leur possession de la convoitise des dépossédés, il faut opposer les dépossédés entre eux et soutenir que ce ne sont pas les possédants qui dépossèdent les dépossédés, mais les dépossédés qui se dépossèdent eux-mêmes. Les dépossédés possédés par leurs ambitions se sont dépossédés, ils sont les perdants du jeu social. Car posséder ne va pas sans déposséder.

Cependant, je corrigerai Michael Young, l'attachement à la famille, ne sera pas partagé par toute la société, mais seulement par les propriétaires d'un patrimoine à léguer. Pour les autres, de moyen de survie elle deviendra charge sans bénéfice.

Avec la polarisation du marché du travail, le laminage des classes moyennes et donc la réduction de la mobilité sociale, soit une très faible conversion de membres de la classe des non-possédants en membres de la classe possédante, on peut suivre Michaël Young quand il affirme que désormais on pourrait assister à un décrochage d'une partie conséquente de la classe moyenne supérieure de la classe possédante dominante et sa possible convergence avec la classe disqualifiée par le mérite. La classe dominante ne pouvant plus s'approprier les talents de la classe dominée se livre à sa fraction non talentueuse et restitue à la classe des non-possédants ses talents. Cette conjoncture est en mesure de conduire à une contestation de la structure sociale. La compétition sociale n'étant plus animée par la compétition des talents, le principe non héréditaire de l'égalité des chances s'essouffle devant le principe de l'inégalité des conditions de la société de classes héréditaire, il ne le contrebalance plus. La structure de la propriété et de la société se polarise, la mobilité sociale ne permettant plus la constitution d'une classe moyenne dont la mobilité mêle classe possédante et classe dépossédée, fait circuler la propriété et fait tenir ensemble la société. Le principe d'égalité des chances ne contrebalance plus le principe de l'inégalité des conditions, l'inégalité se fait moins légitime et plus contestable. Avec le recul du principe de l'égalité des chances et la dégradation des acquis sociaux s'élève le principe d'inégalité des conditions qui s'impose au travers de la défense des acquis.

Avec le retour des talents au sein des classes populaires peut s'amorcer une recomposition de la société avec un nouvel équilibre entre le principe héréditaire de l'inégalité des conditions et le principe non héréditaire de l'égalité des chances. Car on ne peut exclure la compétition entre ces deux principes, l'égalité des chances ne justifiant plus l'inégalité des conditions, il faut à cette dernière une nouvelle justification, sinon une remise en cause.

Dans les sociétés où l'égalité des chances justifiait et régulait l'inégalité des conditions, la redistribution jouait un rôle important puisqu'elle visait à empêcher l'inégalité de condition d'interférer dans la compétition des talents. Avec le recul du principe d'égalité des chances et des chances de posséder, dans quelle mesure le principe de redistribution peut-il corriger l'inégalité de conditions ? La redistribution remettant en jeu les bénéfices de la compétition. En effet, il faut regarder la redistribution comme la remise d'une partie des gains de la compétition des gagnants aux perdants. Donc une certaine contestation ou relativisation du principe de transmission héréditaire des conditions. Reste à savoir ce qui déterminera ce principe de redistribution. Si ce principe peut aller jusqu'à établir une égalité des conditions au départ de la compétition, autrement dit jusqu'à remettre en cause le principe de transmission héréditaire des conditions ou seulement stabiliser une certaine structure sociale au travers d'une certaine mobilité sociale.

Avec le recul du principe de l'égalité des chances et des chances de posséder, une partie de la population peut être considérée comme bénéficiant indument d'un tel principe, elle sera alors discriminée. Une conjonction populiste entre la classe moyenne supérieure et les classes inférieures peut alors voir le jour. D'anciennes divisions au sein de la société peuvent être réactivées en sous-main par la classe supérieure afin que le principe de transmission héréditaire ne soit pas contesté.

Y a-t-il une idéologie ou des idéologies du mérite ? Une idéologie du mérite est déjà présente au départ de la formation des classes sociales, elle qualifie et disqualifie, elle a distingué les nobles guerriers des vilains roturiers dans la civilisation européenne. La force productive et stabilisatrice des habitudes qu'elle instaure la dispensera de sa justification ensuite avec les conquêtes de la société de classes héréditaires. On en oublie ce qui a instauré la valeur, le mot noblesse a perdu son sens. Jusqu'à ce que surviennent les avantages patents des habitudes de la classe bourgeoise. L'idéologie bourgeoise qui va promouvoir sa propre idéologie du mérite (la réussite par le travail[12]) sans contester le modèle de société de classes héréditaires. Ce n'est donc pas le mérite qui est contestable, mais une certaine idéologie du mérite qui promeut un type de société. La société bourgeoise ne remet pas en cause la division sociale entre possédants et dépossédés, la compétition sociale les fabrique. L'idéologie du mérite donne justification, légitime une compétition dont les résultats en retour accréditent la justification : la compétition de tous contre tous produit la meilleure société. La société guerrière qui mue en société bourgeoise développe les forces productives et s'impose au monde.

Le mérite que promeut la société d'économie de marché chinoise par exemple, comme nous l'avons vu dans l'article précédent, est celui de l'excellence étatique. Tout comportement exemplaire instaure un mérite.

L'héritage n'est pas seul en cause dans la fortune. La technologie et la démographie apportent leur grain de sel. Il faut aussi distinguer dans l'héritage, l'héritage matériel que la redistribution peut corriger et celui immatériel qui peut l'être moins. L'égalité de conditions ne peut exister, car toutes les variables qui déterminent la condition ne peuvent être maitrisées. Et si cela pouvait être le cas, il faudrait supposer une société atone, sans dynamisme. L'égalité est recherchée dans l'inégalité, elle n'a pas de sens autrement.


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