
Au cœur des Hauts Plateaux algériens, la ville d'Aflou, dans la wilaya de Laghouat, est le berceau d'un artisanat ancestral qui fait la fierté de l'Atlas saharien : les tapis du Djebel Amour. Ces pièces, tissées à la main par des femmes de la région, portent en elles l'essence d'une vie nomade rude et généreuse. Initialement conçus comme des objets utilitaires – matelas pour les tentes bédouines, couvertures contre les nuits froides des steppes –, ils sont aujourd'hui des symboles culturels, ornés de motifs géométriques inspirés du paysage environnant : losanges évoquant les pics montagneux, triangles rappelant les dunes, carrés solides comme les enclos de troupeaux. Réalisés en laine de mouton locale avec des teintures naturelles (garance pour le rouge, écorce de grenade pour le noir, indigo pour le bleu), ces tapis se distinguent par une palette limitée à trois couleurs vives et contrastées : rouge, noir et blanc. Le tissage, appelé "frach", repose sur des points noués précis, exécutés sur un métier horizontal par des artisanes appelées reggāma, sous la supervision d'un maître tisseur. Une pièce standard de 3 mètres sur 2 demande trois mois de travail collaboratif entre trois femmes, tandis que les plus grandes atteignent 10 mètres sur 5.
Ce savoir-faire, hérité des tribus arabes des Amours installées dans le massif depuis le XIIIe siècle, transcende l'utilitaire pour devenir une expression socioculturelle profondément féminine. Transmis de mère en fille, il incarne le quotidien bédouin : la transhumance, l'environnement steppique, les symboles de protection comme le motif en "pectine" pour la fertilité. Dans les années 1970, ces tapis ont conquis les scènes internationales, remportant des prix à Paris, Berlin, Moscou et Washington, surpassant des productions mondiales et boostant les coopératives locales. Pourtant, malgré cette gloire passée, l'artisanat du Djebel Amour est aujourd'hui en voie de disparition, menacé par une industrialisation qui inonde le marché de tapis synthétiques bon marché. La rareté croissante de la laine due au climat aride et à l'urbanisation, couplée à la concurrence déloyale, frappe durement les familles rurales d'Aflou, Gueltat Sidi Saad et Oued Morra. Les jeunes générations, séduites par les opportunités urbaines, délaissent les métiers à tisser, et le nombre d'artisanes diminue alarmamment. Sans transmission effective, ce legs risque de s'effacer, malgré les efforts de sensibilisation comme le Festival du tapis de l'Atlas saharien à Laghouat ou les microcrédits accordés par l'Agence nationale de gestion.
La commercialisation, pilier de survie, reste ancrée dans les circuits traditionnels et précaires. Les waadas, ces marchés hebdomadaires animés par le troc et les négociations passionnées, sont le cœur battant de l'échange : sous le soleil implacable des Hauts Plateaux, des femmes déploient leurs tapis sur des étals de fortune, troquant une pièce contre des provisions ou marchandant avec des nomades de passage. Le quartier des Tapis d'Aflou, un espace modeste de 300 m² au centre-ville, accueille chaque vendredi une poignée de vendeuses, où l'on palpe la densité des nœuds et où l'odeur de laine brute embaume l'air. Ces souks populaires, bien que vivants, peinent à contrer la mévente : les touristes se font rares, et les acheteurs locaux optent souvent pour l'industriel à bas prix. C'est dans ce contexte que l'unique et dernière boutique dédiée aux tapis d'Aflou émerge comme un refuge précieux. Située dans les ruelles de la vieille ville, elle est gérée par Fatima Askri, présidente de l'association de préservation du patrimoine et de l'artisanat local. Veuve et engagée depuis plus de vingt ans, elle y expose des pièces rares, forme de jeunes apprenties et défend ce trésor contre l'oubli. "Les motifs géométriques du Djebel Amour sont inspirés de la nature environnante", explique-t-elle souvent, soulignant la symbolique profonde de ces tissages austères.
Cette boutique n'est pas qu'un point de vente ; elle est un espace de résistance, où des ateliers sporadiques ravivent la flamme du nouage. Récemment complété par l'ouverture d'un centre d'artisanat communal, il incarne l'espoir d'une modernisation respectueuse. Pourtant, sans un soutien accru – formations, circuits de distribution élargis –, les tapis du Djebel Amour pourraient bien rejoindre les ombres du passé. À Aflou, où le vent du désert efface les traces, ces œuvres persistent comme un appel : un rappel que la mémoire d'un peuple se tisse fil après fil, nœud après nœud.
Posté par : frankfurter
Ecrit par : Hichem BEKHTI