Bouira - Revue de Presse

Patrimoine Quand le tout-Djelfa s’invite à Bouira


Patrimoine Quand le tout-Djelfa s’invite à Bouira
Publié le 27.08.2023 dans le Quotidien l’Expression
Par Ali Douidi

Chacun avec le talent et la verve qui sont les siens, mais chacun avec amour, avec passion a essayé de nous rendre sensible à cette part d’héritage que chacun porte en soi et sur lequel chacun, en bon descendant des Ouled Naïl, conserve jalousement au fond de lui-même. Nous les avons vus, tantôt dans la galerie de la Maison de la culture où ils avaient exposé leurs produits, tantôt dans ce même bus qui les a transportés à Tikdjda pour une courte excursion, tantôt sous la khaïma, installée comme l’arche de Noé sur la place publique. Nous les avons écoutés parler de cette ville enchâssée comme un joyau au cœur des Hauts-Plateaux. Le temps imparti à chacun pour tenir son rôle est court, mais chacun s’en est acquitté avec brio.
Sous la khaïma
Elle a une histoire cette tente aux ailes articulées qui la font ressembler à cette arche de Noë portant l’héritage d’une tribu si ancienne, mais également à quelque oiseau préhistorique sur le point de prendre son vol. « La bande rouge-brun qui la barre est notre insigne, notre emblème », assure Turki Soudous Belghais, une artisane hors pair qui a exposé quelques jours avant le mois de Ramadhan dernier à Tunis et occupé la deuxième place à cette exposition. Mais pas que…Car cette grande fille brune, à l’air si émancipée, qui porte le prénom d’une reine- Sandous, la reine de Sabat- a plus d’une flèche à son arc. Elle n’est pas seulement une grande cuisinière qui a commencé par faire servir ses plats traditionnels ou modernes sous une khaïma, recevant des voyageurs aussi bien algériens qu’étrangers. Mais danseuse naïlie, actrice dans deux films qui l’ont rendue célèbre dans sa ville et…ce qui ne gâte rien à son génie qui fait d’elle une inclassable, une conteuse…Il faut l’entendre parler de Djelfa, sa ville natale…En attendant, elle prétend que la khaïma est faite à l’image de la famille : la poutre porte l’armature, le pilier soutient la poutre et les piquets empêchent la tente de s’envoler. Elle incarne dans sa thèse sociologique la force et la cohésion, le refuge et la sécurité.
Sans éprouver tous ces sentiments, nous nous laissons glisser sous la tente. Le chargé de l’exposition à Bouira, qui est un universitaire, assis en tailleur, expose son point de vue sur le sujet. Sans nier ses attributs, il considère la khaïma comme une commodité imposée par les conditions d’une vie de nomade. Le nomadisme était le mode de vie de ses ancêtres. La tente était une manière d’être à la fois dehors et dedans pour être plus près du troupeau. Aujourd’hui, selon cet interlocuteur, si certains possèdent une khaïma, c’est par désir de perpétuer la tradition. « J’ai un oncle qui en a une. Elle trône toujours à côté de sa villa », dit-il. Les deux autres assis à côté de lui acquiescent. L’un d’eux affirme qu’une journaliste française qui avait pris des photos de la tente et de lui avait assuré qu’elle allait en faire un livre. « J’espère qu’elle le fera », nous déclare-t-il.
Mais écoutons ce qu’en pense son propriétaire Mustapha Belkheir. « Cela fait 20 ans que je l’ai. J’ai fini par la considérer comme une personne. Et comme telle, elle porte un nom : Ennaïlya. Elle a servi au tournage de deux films historiques, dont Guemsa, de Boualem Aïssaoui. Le reste du temps, elle est louée pour les fêtes et les festivals. »
En agriculture, dans cette wilaya des Hauts- Plateaux, aux hivers très rudes et aux étés très secs, à 300 km d’Alger, l’alfa et le mouton, c’est l’alpha et l’oméga. On imagine mal d’autres ressources. Si l’alfa pousse seul, selon Samir, un exposant qui a fait avec nous, ce mardi, le voyage à Tikdjda, comme nous l’explique El Hadj Messaoudi, le jeune universitaire, il est récolté chaque année à la manière du blé. Son importance est considérable. Il est recherché pour la fabrication du papier et différents objets en artisanat.
Zahra Nordine, artisane versée dans ce métier, en détaille pour nous quelques- uns : tbag (corbeille), chapeau, pot à eau, enduit de goudron pour le rendre étanche et donner un bon goût à son contenu, natte, paniers et même souliers. Au temps où le cuir était rare et son industrie ignorée, l’alfa suppléait à ce manque, selon notre interlocutrice.
Version contredite par El Hadj sous la khaïma. La sécheresse n’a pas tué l’alfa. Mais ce qui lui a fait mal, c’est le Barrage vert. Le pin, selon lui, en étouffant le sous- bois, c’est-à-dire tout ce qui pousse à ses pieds, a fait place nette autour de lui. Ailleurs, dans les zones qui ne sont pas concernées par ce projet vert, ce plant se développe, d’après lui, avec la même vigueur. Notre interlocuteur reconnaît cependant que la production a fortement baissé.

L’alfa et le mouton
Heureusement que le mouton, l’autre principale ressource qui fournit viande, cuir et laine dont notre industrie a encore tant besoin, lui, tient parfaitement sur ses pattes. Des pattes pas aussi longues que celles du mouton de Ouled Djellal, mais si solides qu’elles lui donnent l’air si costaud. « Quand vous arrivez par la RN1, indique le deuxième responsable de l’association, les deux choses que vous verrez au premier rond-point, c’est un mouton et un chameau en plâtre. C’est pour vous dire l’importance de l’élevage du mouton ».
Cet intérêt pour l’élevage ovin se manifeste chaque année par une fête qui se tient entre juillet et août, selon notre interlocuteur. Les Naïlis qui constituent la principale tribu de la région (la plus grande d’Afrique, aux dires de notre source), sont de grands éleveurs ovins. Ils ont l’eau pour leurs bêtes, et ils ont l’alfa à perte de vue, dès qu’on traverse ce cours d’eau. L’alfa est un excellent pâturage, les moutons en raffolent. Ce qui rend leur chair meilleure que celle de tous les autres moutons.
El Hadj Messaouadi, ce jeune prof, distingue quatre tribus à Djelfa : Les Naïlis, les Sari, qui sont les autochtones, les Baâziz et les Rahmani. La légende veut que les Naïlis descendent tous de M’hamed, un jeune ayant fait sa scolarité dans une école coranique. À la fin des études, tous les élèves étaient partis en désobéissant au maître qui leur avait dit d’attendre, sauf un seul : M’hamed. En revenant dans la salle, le maître avait compris que c’était le seul à avoir hérité de la seule vertu qui est la clé du savoir : la patience. Cette vertu, les habitants des Hauts-Plateaux la mettent en pratique toute leur vie, qu’ils gardent leur mouton, tissent la laine pour faire des burnous, des djellabas ou des haïks, comme Soudous, ou l’alfa pour faire des paniers, des nattes ou des chapeaux comme Zahra, les deux artisanes avec lesquels nous avons le plus bavardé sur ce sujet.

La danse naïlie
Il y a une danse naïlie, comme il y a une cuisine ou un costume naïli. Et celle qui en parle le plus et le mieux, c’est encore Soudous. Soudous, si habile de ses mains pour que même assise dans le bus qui roule ce matin en direction de Tikjda, elle mime toutes les scènes de cette danse. Soudous et son bagoue qui la rend intarissable sur les sujets qui la passionnent comme la cuisine, le tissage, la danse ou les contes…
Ses doigts de fée voltigent comme ceux d’un maestro avec sa baguette et chaque fois qu’ils s’élèvent et s’abaissent, c’est un dessin qu’ils exécutent en l’air. On y voit un pigeon qui s’envole. Mais ce sont surtout des scènes empruntées au tissage : on carde, on file la laine, on tisse et tous ces mouvements harmonieux exécutés rapidement font penser à des tours de passe-passe. C’est ça la danse naïlie : une féerie. Et chaque femme, (ou chaque homme) qui danse reproduit exactement un travail de cardage, de filage, de tissage. Le plus léger, le plus gracieux, celui dont on ne se lasse pas d’observer, est sans doute celui des doigts qui frôle les fils de la chaîne pour les empêcher de s’entremêler. On dirait un papillon dans une parade nuptiale.
Cependant, la danse naïlie est comme un chant, une ode à la gloire du travail. Elle est exécutée par une personne. Mais souvent par deux personnes : un homme et une femme comme pour se donner la réplique. Le groupe qui va danser ce jeudi en comportera quatre Moulkheir et Fatma d’un côté et Belkheir et Mihoub de l’autre. Soundous dansera seule. Mais il faut absolument un costume pour cette danse : la gandoura et le schash pour l’homme et la robe naïlie la zmala (sorte de châle léger en été, épais quand il fait froid) et la chada naïlie, une coiffure appelée nassia qui maintient une plume sur la tête, symbole royale. Sans oublier les boucles d’oreilles de grandes dimensions appelées charglette et le chapelet d’ambre appelé tara. Vêtue et parée ainsi, on est une reine. Soudous a sa robe et tout ce qui va avec, dont elle est si fière. C’est ainsi vêtue qu’elle a paradé à l’ouverture dimanche dernier, de cet évènement culturel. Pour nous, profanes, avec ce costume, c’est l’image du papillon qui est évoquée.
Pourtant, ce n’est pas au papillon que pense cette danseuse naïlie en jouant avec ses mains.
Elle commence au moment où les trois bus se mettent en route vers le site le plus beau, le plus touristique et le plus prestigieux de la wilaya. Quand ils s’arrêtent près du stade, la voix claire se tait.
« Quand je suis devant un métier à tisser et que je suis seule, je mets, en général, douze jours pour faire une djellaba ou un haïk, sans cesser de vaquer aux tâches ménagères. Mais avec un partenaire, je mets la moitié du temps pour exécuter un tel ouvrage. ».

Un art culinaire typiquement naïli
De même il y a une danse et un costume naïli, pour homme et femme, une khaïma naïlie et un mouton naïli, de même il y a un art culinaire proprement naïli. Et Soudous, dans ce bus qui continue à grimper vaillamment la longue côte qui aboutit à Tikdjda, nous le présente dans toutes ses facettes. Il y a le couscous bien sûr, qui est un plat national. Mais si fin, si léger qu’un petit souffle sur une assiette peut la vider d’un coup de son contenu. Et puis il y a la sauce. Il y entre tellement d’ingrédients qu’on se demande si la jeune fille-ou femme- ne cherche pas à épater, tant la recette est si complexe. Des carottes, des pommes de terre, des navettes (navet arabe, de forme ovale, propre à Djelfa aux dires de notre interlocutrice), du potiron nommé kalaze, des fèves, des pois chiches, des pruneaux secs, des dattes pressées…Et pour corser le tout de la viande.
« Un jour, sur un plateau de télévision, une journalisme me demande : ‘’ Nous faisons du couscous avec de la viande. Et vous ?’’ « Je lui réponds : Nous, nous faisons de la viande avec du couscous. » Et l’artisane aux multiples dons dessine avec ses deux mains la forme d’un énorme morceau de viande. On comprend dès lors que le couscous ne soit pas le plat véritable. Le véritable plat, c’est la viande accommodée à la sauce à la naïlie.
Dans le restaurant, l’artisane touche à tout, sert la galette à la place du pain. Galette levée et galette sans levure, erfis avec les oignons, el k’aâbech (ce que nous appelons chez nous erfis tounsi, mais qui diffère seulement par la forme) et quantité d’autres plats en honneur sur notre table qui toujours avec cette différence qui tient souvent dans l’ajout d’un ingrédient. Ici, les pruneaux et les dattes pressées sont, pourrait-on dire, de toutes les parties, de toutes les aventures culinaires auxquelles nous invite la cuisine naïlie.
Soudous parle abondamment de la cuisine qui reste quand même sa principale activité artisanale. Le but est de veiller à la préservation de ce patrimoine qui fait notre fierté nationale. C’est dans cet esprit qu’elle est allée exposer cette année en Tunisie. Car son vœu le plus ardent reste celui d’aller exposer en France et dans d’autres pays d’Europe, afin de faire connaître cet aspect de notre culture et de notre savoir- faire. C’est ainsi que la jeune fille ou femme naïlie est arrivée à Tikdjda sans presque se douter, consciente que ce qu’elle a dit n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Et cela valait cette peine. Certain aussi que sur le chemin du retour, ayant tout déballé, elle ne prononcera plus une seule parole. Alors, aucun détail n’échappera plus à son attention et sa mémoire prodigieuse. De la cuisine, elle s’est hissée au rang de danseuse, mannequin devenue miss naïlie, d’actrice et même de conteuse dans la pure tradition naïlie. Elle a traversé notre ciel comme un météore. Et c’est comme si Djelfa toute entière s’est transportée ici à Bouira grâce à son art.
Ali DOUIDI

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