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Rideau et chapeau bas



Rideau et chapeau bas
Qu'écrire sur Tayeb Saddiki qui ne l'a été depuis une semaine ' Réitérer les superlatifs vantant ses qualités de comédien, d'auteur, de metteur en scène, de directeur de compagnie, de calligraphe, de peintre, qualités qui lui étaient très amplement reconnues de son vivant 'Il est cependant un fait qu'on perd de vue, c'est que figure de proue du théâtre marocain, il a été longtemps l'arbre qui laissait croire que le 4e art dans son pays était une forêt à laquelle il faisait de l'ombre. En fait, la forêt n'a commencé à pousser que depuis trois décennies, alors que lui était depuis longtemps au firmament de son art.Dans les années 1980 et 1990, avant la fermeture des frontières algéro-marocaines, les spectacles des troupes marocaines avant-gardistes ne pouvaient rivaliser, artistiquement et politiquement, avec ceux de nos meilleures troupes amateurs. Héritières des années 1960 et 1970 au cours desquelles avait fleuri un théâtre amateur marocain porteur d'idées de gauche et d'extrême-gauche, leurs productions, en l'absence de formation de leurs auteurs aux techniques de la scène, n'ont eu pour public que les élites engagées, du fait, entre autres, de leur hermétisme destiné à contourner la censure.Le large public leur préférait ce qui faisait florès, la comédie de type ou de m?urs, faisant de la famille, du couple et des fléaux sociaux leur fonds de commerce. En ce sens, malgré son «non-engagement», ce qui ne signifie pas que son théâtre était dénué de fond, Saddiki faisait ?uvre utile. Aussi, critiqué pour son refus du message ? politique s'entend ? à faire passer, il a eu cette cinglante répartie : «Quoi ' Le message ' Mais c'est l'affaire du facteur !» Il clamait que sa cause ne saurait être que son art, ce dont le palais royal lui saura gré et qui lui vaudra d'être traité de bouffon du roi.Néanmoins, on ne devrait pas perdre de vue qu'il est une tradition bien établie de la monarchie, celled'honorer les artistes du pays qui concourent à son prestige. Le contraste venait du fait que, par contraste, le théâtre marocain endurait un précarisant statut semi-professionnel.Par rapport au théâtre algérien, il traînait un énorme retard. Le Maghreb El Aqsa ne possédait pas de tradition théâtrale, au point que le cinéma français qui se faisait sous le Protectorat, faute de comédiens locaux, faisait appel auxBachtarzi, Ksentini et Habib Réda. Avant les années 1950, alors que le théâtre algérien à son apogée faisait des tournées au Maroc, il ne s'y trouvait pas de production locale significative. Il a fallu attendre le début de la deuxième moitié du XXe siècle pour que des stages d'art dramatique soient initiés. Et c'est en 1956, à l'indépendance, malgré leur inexpérience, que les premiers initiés à la comédie sont regroupés dans un semblant de troupe nationale, Attamtil Al Maghribi, nom que lui avait attribué en 1957 le prince Moulay Hassan, futur Hassan II.Elle est placée, pour une période, sous la férule de Mohamed Errazi, homme de théâtre algérien, mis par le FLN/ALN au service du royaume chérifien. C'est dans ce cadre que Tayeb Saddiki a fait du théâtre au Maroc en compagnie de noms qui occuperont plus tard les devants de la scène marocaine, tels que Tayeb Laâlej, Mohamed Afifi, Larbi Doghmi et Salim Berrada. Dans cette première fournée, Tayeb Saddiki a eu le réflexe en 1957 d'aller parfaire sa formation en particulier auprès de Jean Vilar au TNP de Paris. La France, il la connaissait pour y avoir suivi une formation d'électricien, son premier métier. Son apprentissage artistique se révéla fécond pour ses talents de créateur qui ne demandaient qu'à éclore.C'est, assure-t-on, Jean Vilar qui lui aurait suggéré de mettre à profit le riche patrimoine «pré-théâtral», le bsat et la halqa de son pays, pour ouvrir sa voie. Dans sa quête, après s'être frotté au théâtre classique comme au théâtre de l'absurde, Saddiki rencontre l'illumination en assistant à la représentation de Diwan El Garagouz, de Ould Abderrahmane Kaki.Il en a témoigné en 1989, lors du Festival de théâtre professionnel de Annaba. Et il réitéra sa dette envers son devancier mostaganémois à la mort de celui-ci en 1995. Saddiki aura ainsi été celui qui a popularisé le théâtre halqa au Maghreb et dans le monde arabe, alors que Kaki, après un terrible accident de voiture en 1969, s'était asséché. Contrairement à aujourd'hui, il existait dans les années 1960/70 des complicités profondes et des échanges extraordinaires entre les hommes de théâtre maghrébins. Par exemple, tout spectacle de Saddiki donnait lieu à une tournée en Algérie et réciproquement pour les pièces algériennes. Mustapha Kateb, Kaki, Alloula et Saddiki faisaient de même avec la Tunisie par le biais de Ali Benayad et Azzedine Madani. C'était l'âge d'or du théâtre maghrébin. Grâce à ce vivier, aux échanges multiformes et aux débats sur un théâtre puisant aux sources du patrimoine, Saddiki s'illustre en 1968 par sa créativité, tant dans la mise en scène que par une scénographie tout en mouvement dans El Harraz, spectacle dont une piteuse vidéo sur Youtube ne donne qu'une idée.Il s'y est distribué, campant de façon époustouflante le cerbère, personnage central du poème melhoun de cheikh El Mekki Ben El Korchi. Il y mêle le grotesque et le sublime, le prosaïque et le poétique. Dans le théâtre dit ihtifali (théâtre-fête) qu'il met en chantier, la primauté est au spectacle, au plaisir de l'?il et de l'oreille à travers la féerie des couleurs, le chant et la danse.Après d'autres créations, Saddiki s'impose en 1972 dans le monde arabe en novateur dans la réappropriation du patrimoine avec Badie Ezzam el Hamadani. C'était à la faveur d'un festival à Damas : «Tous ses spectacles détonnent par une inventivité là où l'on s'y attend le moins», témoigne Mohamed Adar. Pour la critique arabe, il venait de résoudre la problématique du lien au patrimoine, à l'authenticité et au spécifique. Saddiki l'avait investi dans tous ses moyens d'expression : légendes, musique, costumes et symboles visuels, à telle enseigne que le comédien devient «un objet graphique mou», selon l'expression de Djamal Eddine Dekhissi, actuel directeur de de Rabat l'Institut supérieur d'art dramatique et d'animation culturelle (Isadac), que nous avons rencontré en 1994.Par ailleurs, dans le théâtre-fresque de Saddiki, le comédien doit être danseur et chanteur, mais aussi savoir porter les costumes et les exhiber, être tout en mouvement, habiter l'épopée et le lyrisme. C'est dire si Saddiki s'entoure toujours des meilleures compétences, parmi lesquelles Maria, sa s?ur, reconnue comme l'une des meilleures costumières du monde arabe. La comédienne algérienne Sonia a joué en 1985 sous sa direction dans Alf Hikaya oua Hikaya (Mille et Une Histoires), montage de textes du patrimoine arabe, avec une distribution regroupant une quinzaine de comédiens issus de divers pays arabes. «J'ai été frappée par sa rigueur et son imagination débordante. Cela bougeait tout le temps.Pour la même scène, c'est 36 000 versions ! Quelle générosité et quel humour féroce !», se souvient-elle. Le rapport de Saddiki à l'Algérie et au théâtre algérien était particulier. Sa demeure était ouverte à tous les artistes algériens, rappelle Aïssa Moulferaa, un de ses familiers. Pour son Journal d'un fou d'après Gogol, c'est Agoumi qu'il distribue.Ce dernier le lui rend bien dans une tournée triomphale, durant toute une saison au Maroc. Mais à partir des années 1990, à plus de 60 ans, Tayeb Saddiki se détache de la performance artistique. Il continue à écrire et à produire des pièces qu'il monte également en français pour les besoins de l'exportation. Il aura été usé autant par le succès que par l'adversité qu'il lui a occasionnée.


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