Algérie

Retrouvailles



Retrouvailles
«La famille est un archipel.» Maurice Chapelan
La vieille maison est toujours là: avec sa vaste cour de terre battue parsemée de petites pierres, son coin ombragé par un vieux figuier au tronc noueux sur lequel grimpe une aussi vieille vigne qui ne produit plus depuis des années. Les enfants ont bien voulu transformer les deux vieilles pièces qui bordent la cour en une maison à étage, mais le vieux s'était obstinément opposé: «Attendez que je sois mort et vous ferez ce que vous voudrez. Ces deux pièces, je les ai construites de mes propres mains. Je les ai bâties avec mon sang et ma sueur. Je voudrais y pousser mon dernier soupir.» Cette année, comme presque toutes les années, ils sont venus, ils sont tous là, même ceux du sud de l'Algérie pour rendre visite aux deux piliers de la famille. Il n'y a rien de mieux qu'un mariage ou un enterrement pour réunir tous les membres d'une très grande famille dispersés par les aléas de la vie et que le vent de l'Histoire a semés aux quatre coins cardinaux. Lui, le vieux, le patriarche qui est le fondateur de cette entité qui n'est plus une famille mais une tribu, est resté au pays. Il attend là, appuyé sur sa canne faite avec un solide rejet d'oléastre. Sous son chapeau, ses yeux, quoique fatigués, éclairent toujours un visage buriné par le soleil et les coups du sort. Son épouse, courbée, tente de s'affairer pour montrer qu'elle est toujours active. Ils viennent tous ou par grappes, joyeux ou tristes, selon la circonstance, un par un ou par petits groupes lui présenter leur respect tout en sollicitant son pardon pour les éventuels manquements à la tradition. La vie est de plus en plus dure. Il faut s'y faire. Et le vieux écarte les bras en ouvrant la bouche dans un geste d'impuissance, puis son index pointé au ciel dit d'une manière sentencieuse: "Aujourd'hui on est là, demain on n'y sera plus, seul Dieu demeure. Il est Eternel...» La fête ou le deuil continue. Les discussions vont bon train. Et les liens qui, pendant des années, avaient commencé à se défaire, se raffermissent au gré des souvenirs échangés.
Hommes et femmes se congratulent, poussent des soupirs de désolation ou des exclamations pour marquer l'étonnement ou l'admiration. Que ce soit pour la réussite de l'un ou l'échec de l'autre, les visages s'éclairent ou se ferment avec les mêmes expressions de sincérité: Ah! Oh! Ouh!!
Les discussions s'échauffent. Bientôt tout le monde aura oublié pourquoi l'un est parti en claquant la porte ou pourquoi l'autre a laissé son téléphone débranché.
Tout le monde ne vit que pour l'événement du jour: mariage, enterrement ou commémoration.
Ainsi, on ne parle jamais de politique parce que chaque membre de cette famille dispersée a vécu sa propre expérience dans un coin différent de celui des autres: forcément les angles de vue ne sont jamais les mêmes. On parle évidemment de cette corruption qui gangrène le pays et qui fait frémir les moustaches de l'ancêtre qui ne manquait pas de faire montre de son indignité en proférant des malédictions: «Ils ne l'emporteront pas au Paradis! Dire que la première cible des moudjahidine dans notre petit village fut un ignoble chef de chantier qui faisait du chantage au recrutement. Il fallait lui graisser la patte pour espérer un travail exténuant payé à 120 francs par jour: le prix de deux kilos de pain. Les frères l'ont averti de sa mauvaise conduite. Comme il a persisté, ils l'ont exécuté pour l'exemple. De ce jour-là jusqu'à l'Indépendance, tout le monde ou presque a marché au pas... Maintenant, si tu n'es pas corrompu, on te prend pour un débile... Dieu merci, le pain que vous avez mangé chez moi a été toujoursle fruit d'un travail dur, mais honnête!»
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