À la frontière ivoiro-libérienne, le complexe forestier Taï-Grebo-Sapo est l’un des plus protégés d’Afrique de l’ouest malgré la déforestation à l’œuvre dans la région. Et il le doit notamment aux communautés de femmes.
Complexe forestier Taï-Grebo-Sapo (Libéria et Côte d’Ivoire), reportage
Les derniers rayons du soleil peinent à percer l’épaisse canopée des forêts primaires du sud-est du Libéria. Les plus téméraires s’échouent dans la fumée du camp de base du parc national de Sapo. C’est bientôt l’heure du repas pour Cia Kombou, écogarde, et les membres de sa patrouille exclusivement féminine. Si la composition de cette équipe mérite d’être soulignée, c’est que les femmes sont aujourd’hui au cœur de nouvelles méthodes de conservation des grandes forêts tropicales primaires sur plusieurs continents.
Avec ses plus de 5.000 km² de forêts à cheval sur le Libéria et la Côte d’Ivoire, Taï-Grebo-Sapo fait figure d’exception dans la préservation des forêts primaires d’Afrique de l’Ouest, alors que la Côte d’Ivoire a perdu presque toutes ses forêts en un demi-siècle et que le Libéria pourrait bientôt vivre le même drame.
. Le parc national de Sapo, au sud-est du Libéria. Le pays abrite 42 % du reste de la forêt tropicale guinéenne qui courait autrefois du Nigeria au nord de la Guinée. © Paul Lemaire / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)
De part et d’autre de la frontière, les ONG locales et internationales misent sur les femmes des communautés riveraines pour protéger ces forêts primaires. Elles sont recrutées comme écoguides, écogardes et relais communautaires.
- Santé économique et santé de la forêt
Selon ces organismes, la santé économique d’un village reflète celle de la forêt. Plus concrètement: si un foyer dispose de ce dont il a besoin, il n’a pas à puiser dans la forêt. Dans cette équation, les femmes s’avéreraient souvent plus efficaces.
. La patrouille vient de trouver un nid de chimpanzé pendant sa mission. Chaque jour, elle parcourt 3 km pendant 4 à 5 heures. © Paul Lemaire / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)
«C’est parce que les hommes, eux, vont au maquis [bar]», plaisante à demi-mot l’une des écogardes de la patrouille. Derrière cette remarque d’apparence légère, se cache une certaine réalité confirmée par plusieurs ONG de terrain et chercheurs pour qui augmenter la part du revenu monétaire détenue par les femmes accroît la part du budget consacrée à l’alimentation et réduit celle de l’alcool et des cigarettes.
Une différence qui peut s’expliquer par le conditionnement sociétal des femmes au sein du foyer, mais aussi par leurs emplois majoritairement informels qui génèrent de faibles revenus mais plus fréquents. En tout état de cause, selon des spécialistes du genre et de la conservation, cela implique, entre autres, que pour améliorer l’efficacité des actions de conservation, il est impératif d’impliquer plus les femmes dans ce domaine.
. Charlotte, Ivoirienne, et Elena, Libérienne, en pause lors d’une patrouille d’habituation des mangabay. © Paul Lemaire / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)
«L’argent m’a permis de démarrer une chambre d’hôtes au village et d’envoyer mes enfants à l’école», raconte fièrement Cia, près du feu. Elle et ses camarades partent en forêt environ 10 jours par mois, pour un revenu mensuel d’environ 130 euros — une somme significative dans la région. Ce revenu renforce leur position sociale, et donc le poids de leur voix au sein du foyer. «Quand je rentre à la maison, je dis à mes enfants et à mon mari de ne pas détruire la forêt en chassant ou en cherchant de l’or, et ils m’écoutent», dit-elle.
Sur le camp improvisé entre les branches, l’heure est au repos. La patrouille revient d’une mission de cinq heures en forêt: se faufiler sous les branches, éviter les épines, traverser les rivières, parfois en boire l’eau, autant d’étapes nécessaires pour inspecter un secteur d’un kilomètre carré. Objectif: détecter la présence faunique — nids ou sites de cassage de noix de chimpanzés, crottes d’éléphants, empreintes, etc.
. Un singe mangabey du groupe de primates habitués du parc de Taï. Grâce à une présence humaine volontaire, le groupe de singes se laisse approcher à des fins de médiation avec le public et à des fins scientifiques. Les écogardes doivent être avec eux en permanence pour éviter que des chasseurs ne s’approchent. © Paul Lemaire / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)
Même dans le cas où les femmes ont été écartées des postes rémunérateurs, des initiatives de préservation ont vu le jour dans certaines localités. À Zaïpobly, non loin du parc de Taï, dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, une trentaine de femmes du village se sont réunies en association — nommée Tantie Troti — pour transformer l’amande du makoré, un arbre en voie de disparition, en beurre bon pour la peau, les cheveux et la cuisine, qu’elles vendent au village et sur différents marchés.
«On ne va pas ramasser les graines en forêt, car on veut la protéger»
Elles cassent et pilent les amandes ramassées en fin d’année dans les champs puis en extraient le beurre avant de le chauffer. «On ne va pas ramasser les graines en forêt, car on veut la protéger. Nos parents nous ont montré les vertus de la forêt, et nous, nous voulons que nos enfants aussi la connaissent»,dit Jeanne Zou Séhi, présidente des femmes et secrétaire de Tantie Troti.
Les femmes du village possèdent également une immense pépinière de petits arbres d’une douzaine d’essences différentes dont le fameux makoré. Elles ont même réussi à convaincre leurs maris planteurs de se mettre à l’agroforesterie en faisant pousser ces arbres dans leurs champs de cacao.
. À Zaipobly, dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, les femmes ont monté une pépinières avec des couches d’arbres de la forêt primaire dont le makoré, une espèce classée sur liste rouge par l’UICN. Elle est en voie de disparition à cause de la déforestation et son remplacement par des arbres de culture. © Paul Lemaire / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)
D’une grande forêt tropicale qui courait du nord de la Guinée jusqu’au Nigéria, il n’en reste qu’une fraction, à tel point que le petit État du Libéria en détient plus de 40 %. À l’inverse, la Côte d’Ivoire n’a plus que 6 % de couvert forestier. Cette destruction est principalement due à l’agriculture intensive du cacao et de l’hévéa (caoutchouc).
La faune en subit également les conséquences: la population de chimpanzés a chuté de 80 % en 20 ans. Un autre phénomène récent lie tristement les deux pays: les planteurs burkinabè de cacao, après avoir épuisé les sols ivoiriens, commencent à migrer au Libéria pour trouver des terres neuves.
. Une zone de déforestation près du potentiel parc national Kwa. En 2023, le Libéria est entré dans le classement des dix pays où la deforestation progresse le plus rapidement. © Paul Lemaire / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)
Malgré les dynamiques inverses, les autorités des deux pays se rencontrent pour lutter contre les différents trafics à la frontière. Le trafic de bois et de viande de brousse a longtemps été la principale préoccupation des deux pays. Aujourd’hui, les discussions portent davantage sur l’orpaillage, qui ruine les terres et les forêts de la région. Des échanges ont même lieu entre les écoguides et écogardes des deux pays pour partager leur expérience.
- Déforestation par nécessité économique
Selon l’ONG Wild Chimpanzee Foundation (WCF), très active dans la région transfrontalière, les communautés riveraines sont les principales actrices de la déforestation, souvent motivées par la nécessité économique. Par exemple, les jeunes non scolarisés sont plus susceptibles de se tourner vers la chasse ou l’orpaillage. Là encore, les femmes jouent un rôle clé. D’après Loris, le proviseur de l’école de Bélébokry, les mères semblent plus réceptives aux démarches de remobilisation scolaire.
Ce constat rejoint les observations de plusieurs ONG, qui soulignent le rôle souvent central des femmes dans le suivi éducatif, dans des contextes où les inégalités de genre restent fortes. Dans certains villages, elles se regroupent en coopératives ou en micro banques villageoises, où elles épargnent pour financer des projets collectifs et augmentent ainsi la soutenabilité de la communauté.
. Le village de Zaipobly, en Côte d’Ivoire. Au premier plan, un ancien makoré de plus de 100 ans d’après les villageois et qui fait 40 m de haut. À droite, un jeune Makoré d’environ 30 ans planté par les villageois avec l’aide d’un ancien programme de reboisement. © Paul Lemaire / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)
L’autonomisation des femmes via l’emploi forestier apparaît donc comme un puissant atout pour les populations riveraines comme pour les écosystèmes. «Les femmes sont plus touchées par la pauvreté. Si nous voulons agir sur les communautés, nous devons donc agir sur elles», dit Marie Furtado du Programme des petites initiatives (PPI) de l’UICN.
«Il y a des études macroéconomiques sur le genre et la biodiversité mais très peu à l’échelle d’un projet de terrain», dit-elle. Pour corriger cette carence, le PPI souhaite mettre en place des indicateurs pour mesurer l’effet du genre dans les initiatives qu’il soutient.
. Les femmes du village prépare les graines de makoré pour en faire du beurre. © Paul Lemaire / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)
Dans les villages en bordure de forêt, les résultats sont déjà là. «Sans ces femmes, ce serait beaucoup plus compliqué», dit Georges Vasseur, directeur de l’ONG de conservation Yveo qui emploie des femmes comme relais communautaires dans la région ivoirienne de Taï. Même le gouvernement libérien le reconnaît et s’en est emparé, notamment via son programme de formation de rangers.
«Dans nos villages, on voit la forêt disparaître petit à petit. Nous, on veut la protéger»
«Quand les délégations comptent au moins une femme pour négocier avec les communautés, les gens ont plus confiance. Ils pensent que l’échange est moins motivé par l’argent», explique Joël Gamys, directeur du Forestry Training Institute (FTI).
Cette année, 30 femmes y nourrissent leur rêve contre seulement 25 hommes: pour la première fois, la direction a intégré plus de femmes que d’hommes dans la promotion. «Dans nos villages, on voit la forêt disparaître petit à petit. Nous, on veut la protéger», dit Esther B’Flomo, étudiante en première année.
. Le FTI possède 2 bassins de pisciculture et acquaculture pour les cas pratiques des études. Cette année la direction a admis pour la première fois plus de femmes que d’hommes dans la promotion. © Paul Lemaire / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)
Leur seule inquiétude: ne pas trouver de poste à la sortie dans un pays à l’économie encore émergente. En attendant, elles savourent le plaisir de bousculer les codes: «Oui, on est fières! Fières d’être plus de femmes et de montrer que nous aussi nous pouvons changer les choses», poursuit-elle.
Le soir, elles se retrouvent sur les marchés des dortoirs pour chanter en chœur des hymnes à la forêt, l’érigeant en véritable patrimoine. «La forêt est notre maison, au cœur de notre attention», scande cette future génération de rangers.
. Retour de la rivière et d’une promenade dans le jardin botanique pour les jeunes femmes du FTI. «On veut prendre le pouvoir pour montrer que nous aussi les femmes on peut faire quelque chose [...] on vient toutes de petits villages où la forêt disparait petit à petit, nous on veut se battre pour garder ce patrimoine », raconte Esther B’Flomo, en première année. © Paul Lemaire / Reporterre (Voir photo sur siteci-dessous)
Dans le parc de Sapo, une autre mélodie crépite de la radio à piles du campement improvisé. Cia se met à danser, avec légèreté malgré l’humidité lourde de la jungle. Ici, au cœur d’une nature encore intacte, les règles semblent différentes. Même le coucher du soleil, d’ordinaire si bref sous les tropiques, s’éternise entre les constellations de feuilles et de lianes.
Il est ce monde à part, où les codes changent, les femmes des communautés rêvent à un avenir meilleur — pour elles, leurs enfants — et où le patriarcat vacille et se dessine une nouvelle voie pour protéger les forêts. «Quand les femmes sont impliquées dans la conservation, la forêt est protégée, dit Lucky, directrice du Sapo ecolodge enterprise. S’il n’y en a plus, nous ne vivrons plus; la forêt est notre avenir.»
. Notre reportage en images / 1 à 26 (Voir photo sur site ci-dessous)
Photo: Le vieux makoré du village de Zaipobly. L'arbre est classé sur liste rouge par l'UICN. Aujourd'hui il est interdit d'aller dans les parcs nationaux pour récupérer des graines alors les femmes du village doivent se contenter de ceux présents autour de chez elles. - © Paul Lemaire / Reporterre
Pour voir l'articledans son intégralité avec toutes les illustrations: https://reporterre.net/Les-gardiennes-de-Tai-Grebo-ces-femmes-qui-defendent-la-foret
Par Yoenn Gourlay et Paul Lemaire (photographies)
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Posté par : akarENVIRONNEMENT
Ecrit par : Par Yoenn Gourlay et Paul Lemaire (photographies) - 30 août 2025
Source : https://reporterre.net/