Algérie

Le capitaine Lounici n'est plus, Il était des meilleurs



Le romantisme de la révolution algérienne nous a tellement marqués dans nos actes, que nous n’arrivons pas, jusqu’à aujourd’hui, à faire une analyse objective, froide, cynique des événements que nous avons vécus.

Cela parce que nous avons été formés à cette école que nous pourrions appeler des “romantiques idéalistes” qui ont sublimé leur révolution. Nous croyions en elle, nous en étions passionnés. Lycéens, étudiants, nous nous sommes donnés à fond. Mais à partir de 1962, nous avons commencé à douter. Nous avons assisté à la déviation. A ce que j’appelle, depuis, une entreprise d’usurpation. Non pas du genre “ôte toi de là que je m’y mette” mais une usurpation plus perfide, plus profonde. Morale ». Ali Lounici, capitaine de l’ALN, l’auteur de cette réflexion, s’en est allé, comme un olivier de moins dans le verger Algérie. Fourbe, la maladie l’a ravi à l’affection des siens, l’attachement de ses amis et le souvenir de ses nombreux compagnons d’armes. A pas feutrés, presque sur la pointe des pieds, il a quitté cette vie laissant derrière lui le fracas étourdissant des combats qu’il a livrés pour son pays, pour sa liberté. Son engagement remonte aux premières salves de la mitraille dans les djebels de l’Ouarsenis où il acquerra la confiance de ses supérieurs qui le nomment chef de région. Peu de temps après, son courage et son sens de la responsabilité seront encore une fois remarqués, particulièrement par le colonel Si M’hamed, dont il deviendra un précieux collaborateur un ami, disent certains témoins, ou même un confident, selon d’autres, ainsi il sera transféré vers la zone 2 comme capitaine, responsable politico-militaire. « C’est une zone immense », se souvient son ami le commandant Azzedine. « La plus vaste de la wilaya IV. Elle s’étale au nord sur la côte, entre Sidi Fredj et Bou Ismaïl, englobe tout l’est de la Mitidja entre Boufarik et Hadjout, occupe pratiquement tout l’Atlas blidéen, de l’est de Tablat aux portes de Khemis Miliana, comprend également tout le Titteri et s’ouvre au sud sur la steppe jusqu’à Ksar Chellala. A cette époque, précise-t-il, la zone 1 (région de Lakhdaria) était dirigée par Si Lakhdar, moi-même j’étais encore lieutenant ». Parfait bilingue, Ali Lounici, était un médersien qui poursuivait ses études dans le cycle qu’on appelait aussi le « franco-musulman ». Ces collèges et lycées étaient réputés pour la qualité de la formation qui y était dispensée et qui permettait l’accès à une double culture. Beaucoup de cadres, politiques notamment, en étaient issus avant même le déclenchement de la guerre de libération. « Il faut dire que la révolution a été un brassage de jeunes de tous les horizons sociaux et géographiques pour lesquels la politique était étrangère. Personnellement, je n’y entendais rien. Vaguement de gauche, je n’appartenais à aucun parti. C’est en montant au maquis, que j’ai rencontré la politique avec des armes à la main », nous déclarait-il dans un entretien qu’il nous avait accordé en mars 2004, en compagnie de son inconsolable compagnon de lutte et ami pour la vie, le capitaine Boualem Oussedik et dont nous reproduisons de larges extraits. Même si son bagage intellectuel semblait l’orienter plutôt vers le politique, il était aussi et surtout un homme de champ de bataille. Il a été blessé à plusieurs reprises, témoigne le lieutenant Mustapha Blidi qui se remémore « la violente bataille de Bouhandess en 1957, dans laquelle était engagé le commando Ali Khodja et le commando de la zone 2 au cours de laquelle Si Ali avait été atteint ». Analysant schématiquement les grandes phases de la révolution, il la subdivisait en trois périodes : « La première, disait-il, s’étale de 1954 à 1957. Avec tous les événements qui l’ont constituée comme le congrès de la Soummam et toutes les étapes de l’organisation, nous pouvons dire que c’était l’époque de l’épanouissement. Les jours heureux, de la révolution. Je parle bien évidemment de la wilaya que je connais, la mienne, la IV. Je me souviens que nous avions mis en pratique toutes les recommandations et instructions du Congrès de la Soummam. J’étais au maquis quand Si M’hamed et Ouamrane en étaient revenus. On ne mesurera jamais assez quelle a été l’importance du Congrès de la Soummam, sur la dynamique qui a mu le peuple algérien. Il lui a apporté le sentiment qu’il y avait désormais quelque chose de solide qui supportait tout l’édifice. Que la Révolution algérienne avait gagné en envergure. Le congrès a installé une organisation qui n’avait jamais existé auparavant et quelque soit ce que l’on peut reprocher à Abane Ramdane, on ne peut pas contester qu’il aura marqué de son sceau le Congrès et la révolution elle-même dans toutes ses dimensions. Nous avions 20 ans, quand Ouamrane nous avait réunis pour nous expliquer comment nous allions être organisés. L’Algérie divisée en wilaya, puis en zones, puis en régions et bien d’autres choses encore… Tout cela nous a donné de l’importance. Cela a nourri, en tous les cas pour moi, cette dimension romantique. Ca nous a donné ce formidable sentiment que nous avions déjà un Etat. Le Congrès de la Soummam a insufflé en nous quelque chose d’indicible… Nous étions des combattants de la foi, des passionnés, des romantiques pour y revenir, ce qui nous manquait c’était un support politique capable de mener notre combat vers un objectif plus précis encore que l’indépendance. Une cible plus lointaine encore ». Toutefois, à partir de 1957, Ali Lounici commence à être gagné par le doute. « Je pense, disait-il, que jusqu’en 1957, la période d’épanouissement des maquis, j’aurais fait le sacrifice de ma vie avec bonheur et joie. J’allais au feu, j’étais même téméraire. Mais après, j’ai commencé peu à peu à prendre conscience de l’évolution de la situation. Par la force des choses, nous étions devenus de la chair à canon, l’agneau sacrificiel, pour des gens qui à l’étranger menaient le “vrai” combat politique pour l’indépendance … Mon abnégation n’était plus la même. J’avais le sentiment que la révolution avait commencé à dévier et que c’est vers 1958 que, ce je continue d’appeler l’entreprise d’usurpation, a débuté… L’opportunisme a fait son apparition, ça a mené à l’assassinat de Abane. Depuis, les complots se sont multipliés. La révolution a certes été sublime, mais elle a aussi ses erreurs, ses aspects négatifs. Trop de morts, non pas seulement par le fait des Français mais aussi les nôtres… mais… était-ce inévitable ? » Poursuivant son analyse, il déplorait les « purges » drastiques dans les rangs de l’ALN par le fait d’officiers qui avaient succombé devant la machination du 5e bureau lequel avait élaboré une stratégie de déstabilisation diabolique. « Ils ne pouvaient, bien entendu, venir à bout de la révolution et de la détermination des Algériens. Tant qu’il resterait un “fellagha” derrière un buisson, la France mobiliserait encore des milliers d’hommes en armes. Mais il faut reconnaître qu’ils ont su étudier nos faiblesses et nous faire croire qu’il y avait partout et parmi nous des mouchards » « C’est venu de Kabylie. Cette région a été la première infestée. Le colonel Si M’hamed a été contaminé, aussi étonnant que cela puisse paraître. Voilà un homme exceptionnel, qui appréciait les intellectuels, il s’est entouré d’un état-major d’hommes aguerris, rigoureusement structuré. J’en parle, parce que je le connaissais bien. J’étais un peu son confident. Je l’accompagnais souvent dans ses tournées d’inspection… C’est à compter de cette époque que nous avons commencé à connaître de grosses difficultés. D’une part, parce que les Français se sont familiarisés avec nos méthodes de combat et qu’ils s’y sont adaptés. Ils ont créé les “commandos de chasse”, comme celui d’Aussaress, identiques aux nôtres. Ils s’habillaient comme nous et comme nous, ils marchaient la nuit ils n’ont certes pas réussi, dans leur entreprise, car ils ne connaissaient pas comme nous le terrain. Mais ils ont donné de rudes coups. Sur un autre plan, de notre côté, les déviances politiques et le non-respect des recommandations et décisions du Congrès de la Soummam se sont multipliés. Les primautés et priorités édictées ont été abandonnées. L’extérieur a pris le pas. Les Français ont dressé les lignes Morice et Challe à l’est et à l’ouest du pays. La souricière. Nous étions coupés de nos bases arrières : la Tunisie et le Maroc. Les armes que nous devions recevoir et qui nous étaient promises nous ne les avons jamais vues. Celles qui devaient être parachutées ne l’ont jamais été. Celles qui devaient arriver par la mer ne nous sont pas parvenues, les bateaux ayant été arraisonnés. J’ai moi-même enterré six mitrailleuses lourdes par manque de munitions. Dans la zone que je commandais, nous avions des mitrailleuses et au bout d’un certain temps nous étions à court de munitions, car une mitrailleuse 12/7 ça consomme, tout comme une mitrailleuse 30. Tout cela nous a fatigués. De plu, il faut dire qu’au départ, nous avions commis des erreurs, je dirais tactiques, tout particulièrement en Wilaya IV. Nous avions constitué des unités combattantes, des commandos, notamment de 70 hommes deux ou trois compagnies au grand maximum. Ces unités étaient légères. Les paysans pouvaient supporter, quoi que difficilement c’est vrai, l’intendance nécessaire. Mais la création par l’ennemi des zones interdites a rendu le ravitaillement problématique et nous avions parallèlement grossi nos unités. Ainsi nous nous déplacions avec 150 personnes et des bataillons de 500 hommes ! » Le retour du général de Gaulle au pouvoir va voir l’intensification de l’effort de guerre français avec l’aide massive de l’OTAN. Le plan Challe, qui a élaboré des opérations meurtrières, va ébranler les maquis sans néanmoins, les réduire. Pour Ali Lounici : « Les hommes, qui étaient montés en 1954, 1955, 1956 montraient des signes d’épuisement d’autant que la nourriture se faisait rare. Nous n’avions plus l’initiative. Nous étions sur la défensive. Les événements nous dominaient, nous imposaient leur rythme. Nous avions l’amère sensation de ne pas décider de notre destinée. Petit à petit, l’ALN a été décimée. Je me souviens qu’ayant passé en revue le commando de la zone 2 à un intervalle de 15 jours, il avait changé à 90 % ses effectifs. Tous ceux que je connaissais avec qui j’échangeais quelques amabilités avaient été tués dans les opérations du plan Challe. Les effectifs étaient renouvelés tous les huit jours. Tous les huit jours, il fallait remplacer les morts. Trop de morts ! » En pleine période des purges en 1958, le colonel Si M’hamed va trouver Ali Lounici pour lui dire : « Tu es fatigué au bout du rouleau… Vois-tu Si Ali, mieux vaut pour toi de t’en aller. Je vais t’affecter au commandement opérationnel à Oujda comme représentant de la wilaya IV ». Sur ce, il lui délivre un ordre de mission pour l’étranger. C’est ainsi que le capitaine Lounici se retrouvera sur les bancs de l’université en République démocratique allemande (la défunte RDA) pour préparer un diplôme d’économiste. De retour à Tunis et en compagnie de Boualem Oussedik, ils parcourront l’Afrique comme ambassadeurs, notamment au Mali et en Guinée auprès de Sékou Touré un inconditionnel, tout comme Modibo Keita, de l’indépendance de l’Algérie. « Sékou Touré, sachant que je représentais l’Algérie, nous raconte le défunt, entretenait avec moi des relations d’amitié. L’ambassadeur des Etats-Unis, lui-même qui n’avait pas obtenu de rendez-vous avec le chef de l’Etat guinéen m’avait demandé d’intercéder en sa faveur pour une rencontre. Il m’arrivait souvent de partager avec Sékou Touré un bol de riz à la présidence. Les événements africains de l’époque nous les avions vécus avec notre passion d’officiers de l’ALN. La cause des Africains était la nôtre. Je me souviens que j’étais avec Si Boualem Oussedik au Mali et que nous étions en contact avec les Mauritaniens qui préparaient leur indépendance, nous leur avions donné des cours d’éducation politique et une formation militaire. Dans tout cela, il y avait certes la main de Fanon, mais ces Africains disaient que lorsque nous nous regardions dans une glace, nous nous voyions noirs, Africains. Ali Lounici trouvera avec la création de la zone autonome d’Alger, étrangement passée sous silence par l’oraison funèbre devant son catafalque au carré des martyrs d’El Alia, une autre raison de s’engager comme à la première heure. « Nous sommes rentrés un peu avant les accords d’Evian. Nous étions en mission. Pourquoi ? Dans notre stratégie, car nous faisions aussi de la politique. Nous n’étions pas si naïfs… Pas des enfants de chœur. Nous avions des perspectives. Nous voulions amener le GPRA au pouvoir. Vous allez me dire pourquoi ce choix ? Rassurez-vous nous ne voulions pas un culte pour M. Benkhedda, le président du GPRA. Dans notre analyse, ni les wilaya de l’intérieur ni les personnes qui étaient à l’extérieur ne pouvaient réellement poursuivre le combat. Nous nous étions dit que Ben Youssef Ben Khedda était le plus proche de la démocratie. Car figurez-vous que nous en parlions déjà à cette époque. Notre objectif était d’amener le GPRA et son président à assurer une transition et à charge pour lui de prendre la décision d’organiser un congrès national du FLN qui allait permettre l’émergence d’une direction démocratique pour le pays et l’instauration du multipartisme, d’une assemblée élue démocratiquement. Nous pensions, en 1962 que le FLN devait achever sa mission avec un Congrès. Voilà ce que nous voulions ». Avec Azzedine, Omar, Boualem, Bouchaffa et moi, il y avait, je dirai, une certaine unité politique dans le groupe en ce sens que nous étions tous de gauche ou du moins nous regardions vers la gauche, nous étions politisés mais nous étions… marxiens plutôt que marxistes… Pour nous, la priorité c’était l’intérêt du peuple algérien et pour cette mission, l’intérêt du peuple d’Alger. Il y avait une dynamique, c’était celle de la Révolution algérienne que nous avons retrouvée dans les rues d’Alger. La mobilisation des énergies a été rapide, facile. Cela n’était pas tellement dû à notre sagacité, ni à notre intelligence. Les gens nous ont naturellement aidés. Nous avions quand même apporté notre touche intellectuelle. A vrai dire, nous réalisions un fantasme. Etudiants et universitaires, nous étions influencés par la commune de Paris, les écrits de notre compagnon Frantz Fanon qui, faut-il le rappeler, était l’ami de Omar Oussedik et de Azzedine. Ce qui fait que nous avions imprimé à notre action un caractère populaire. Et nous exercions en toute démocratie. Que s’est il donc passé en 1962 ? « Je crois que nous avions ressenti une espèce de lassitude. Une fatigue somme toute normale après sept années et demi de guerre. Et nous avions aussi ce sentiment, juste après la zone autonome, que dans nos analyses, nous ne traduisions pas avec toute la fidélité nécessaire la réalité du peuple algérien, même si nous avions combattu à ses côtés et partagé ses souffrances… Pour nous, l’Algérie devait déboucher sur une indépendance souriante ». Après celle-ci, Ali Lounici assumera des responsabilités diverses dont notamment la direction générale de la Société nationale des industries chimiques (SNIC). Et lorsqu’il se remémore son passé récent, il ne manque pas de se dire : « Je pense que l’erreur d’analyse que nous faisions à l’époque était de penser que le potentiel révolutionnaire accumulé allait permettre de reprendre le dessus, que la révolution allait s’imposer finalement, que la période de régression que nous traversions était passagère et que les choses allaient reprendre leur cours normal. Car à nos yeux, il était impossible qu’une aussi grande œuvre puisse se perdre et que le pays allait être géré de la façon que nous connaissons. « Il va y avoir un sursaut ». J’ai toujours de l’espoir, disait-il, les générations qui montent le portent en elles.


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