Algérie - 03- De Carthage à Rome


L'Afrique vandale
L'Afrique romaine était resté à l'écart, jusqu'au début du Ve siècle de notre ère, des grands mouvements de population qu'on a appelés les « grandes invasions » et qui ont bouleversé l'Empire romain dès le milieu du IIIe siècle. L'un de ces vastes déplacements, parmi les derniers, amena les Vandales, partis des fins fonds de la Germanie, jusque dans le sud de l'Espagne, où ils furent contenus pendant plus de vingt ans. Ils finirent cependant par s'apercevoir que l'Afrique, toute proche, était une terre désirable et que le fruit, mal gardé, était mûr pour qui voulait le cueillir. En mai 429, leur armée, grossie d'Alains et de Goths, franchit le détroit de Gilbratar. Serge Lancel nous présente ces Vandales qui, vite libérés de la tutelle romaine, ont dominé l'Afrique du Nord pendant un siècle, n'hésitant pas à persécuter les populations majoritairement catholiques au nom de l'arianisme.



Des envahisseurs implacables et déterminés

Une fois franchi le détroit de Gibraltar, les Vandales se hâtèrent vers les belles provinces, la Numidie et l'Afrique Proconsulaire – l'Est algérien et les contrées du Nord et du Centre de l'actuelle Tunisie. Mises à part quelques résistances locales qui furent sans doute l'exception dans ces territoires déjà largement coupés du pouvoir impérial et infiltrés par des tribus insoumises, seule la lenteur de marche d'une troupe de quatre-vingt mille hommes, femmes et enfants, freina leur progression sur les routes de la Mauritanie Tingitane – le Nord du Maroc actuel – puis de la Césarienne et de la Sitifienne – les deux tiers de l'actuelle Algérie.

Au printemps 430, ils entrèrent en Numidie sans rencontrer une forte opposition : aux dires de Possidius, le biographe de saint Augustin, que croiront facilement ceux qui connaissent les défenses naturelles de la ville, seule Constantine avait tenu bon lors de leur passage. Quand ils furent parvenus à la hauteur de Calama (Guelma), le chef de l'armée d'Afrique, le comte Boniface, tenta de faire un rempart des forces qui étaient encore à sa disposition ; mais il fut défait et se réfugia avec les débris de ses troupes dans les murs d'Hippone (Bône, aujourd'hui Annaba), la ville épiscopale de saint Augustin, où l'auteur des Confessions et de la Cité de Dieu mourut au troisième mois du siège, le 28 août 430.

Au début de 435, c'est à Hippone qu'un envoyé de l'empereur Valentinien III vint de Ravenne pour signer avec le roi vandale, Geiséric – ou Genséric – un premier traité de paix qui consacrait la conquête : l'empereur d'Occident lui « donnait à habiter » cette terre, avec la condition, acceptée sous serment par le chef barbare, que l'envahisseur devait s'en tenir là : c'est-à-dire à la Numidie du Centre et du Nord, augmentée d'une frange de la Sitifienne à l'ouest. Dans ce territoire, qui n'était pas encore un royaume, les Vandales gardaient en principe le statut de « fédérés » – d'alliés, si l'on préfère car le pouvoir impérial faisait de nécessité vertu ! – qui avait été le leur en Espagne, les Romano-Africains demeurant théoriquement les sujets de l'empereur.


Le contrôle de la Méditerranée occidentale

Ce n'était là qu'une étape. À l'automne 439, au mépris de la parole donnée, Geiséric s'empara de Carthage, sans coup férir, en dépit du mur élevé autour de la métropole en 425 par ordre de Théodose II. La sanction politique de cette forfaiture fut en 442 l'établissement d'un nouveau traité aux termes duquel l'ex-Afrique romaine fut partagée entre l'Empire et le roi vandale : ce dernier se réservait la Byzacène – la Tunisie centrale et méridionale – l'Abaritana et la Gétulie, ainsi qu'une partie de la Numidie – l'actuelle Algérie orientale – et donnait à son armée pour le coloniser le territoire de la Proconsulaire – essentiellement le nord de l'actuelle Tunisie ; ne restaient terres d'Empire que les vastes étendues des Maurétanies – l'Algérie centrale et occidentale. À titre provisoire car, à la mort de Valentinien III, en 455, Geiséric mit la main dessus. Pour consolider sa présence en Méditerranée, le roi vandale s'était dans le même temps emparé de la Corse et de la Sardaigne, puis un peu plus tard des Baléares et d'une partie de la Sicile. Il avait ainsi fait pratiquement renaître, au profit de son royaume africain, la situation de contrôle de la Méditerranée occidentale qui était celle de la Carthage punique au milieu du IIIe siècle avant notre ère : c'était la revanche aussi tardive qu'inattendue d'Hannibal ! Le traité de paix concédé par la Cour de Constantinople en 474 stabilisera sur des lignes peu modifiées par la suite les rapports entre l'État vandale et l'Empire jusqu'en 533, date de la reconquête byzantine.


De la vassalité aux relations diplomatiques avec l'Empire romain

Les relations avec l'Empire du royaume barbare d'Afrique ont d'abord été des traits de vassalité. Geiséric avait dû accepter de verser un tribut annuel gagé sur la livraison en otage à Rome de l'un de ses fils, Huniric. Mais ce rapport de vassalité se trouva annulé, pour ne pas dire inversé, lorsqu'en 455 Geiséric ramena de Rome, qu'il avait prise et pillée, la veuve de l'empereur, Eudoxia, et ses deux filles dont l'aînée épousa bientôt Huniric. Sous le règne de ce dernier comme sous celui de son père, les Vandales maintiendront des relations diplomatiques avec l'Empire, mais désormais dénuées de tous signes de la moindre allégeance. Le royaume vandale hérita même de façon pleine et entière, vis-à-vis des chefs de tribus maures, les attributs de la souveraineté impériale, en affirmant leur suzeraineté sur leurs marches africaines. On considère même comme établi que les institutions comme le flaminat dans les cités et le sacerdoce provincial à l'échelon de la province, qui avaient entre autres au sein de l'Empire une fonction cultuelle dans l'hommage rendu au souverain, continuèrent d'exister au profit des nouveaux maîtres, qui en virent d'un bon œil le maintien ; de même, ils avaient jugé opportun de maintenir des gouverneurs locaux dans les provinces de leur Afrique, ainsi qu'une administration romano-africaine, mais en la contrôlant étroitement et en la cantonnant dans ses compétences judiciaires et financières. À Carthage résida toujours un proconsul, mais avec le titre de proconsul Carthaginis, titre qui impliquait une forte réduction d'autorité impériale. Sur un point cependant l'historien s'étonne, car il s'agit d'une fonction régalienne par excellence : les Vandales n'ont que tardivement frappé le bronze et l'argent à l'effigie de leurs rois, et ils n'ont jamais eu de monnayage d'or. Mais on observe que les différents royaumes barbares établis en Occident à partir du Ve siècle – Francs, Wisigoths, Burgondes – se sont montrés plus lents encore à frapper des monnaies véritablement « nationales » ; à cette indication donnée par le numismatique, on opposera par ailleurs cette forte affirmation de la souveraineté que fut l'instauration, dès 439, des années de règne des rois vandales, à l'exclusion en Afrique de tout système de datation en vigueur ailleurs dans l'Empire.


Une certaine prospérité

Parce qu'il dispose d'une documentation disparate et globalement plutôt maigre, l'historien a peine à dresser le bilan de ce siècle de domination vandale sans partage en Afrique du Nord. On avait depuis longtemps constaté que la monnaie vandale avait circulé à travers la Méditerranée, notamment sur ses rives orientales ; les trouvailles de matériel céramique faites ces dernières années à l'occasion des fouilles internationales accomplies à Carthage ont démontré que le royaume vandale est resté économiquement largement ouvert sur l'ensemble du monde méditerranéen, dans lequel il continuait à écouler sa production de blé et d'huile. Cette prospérité due au maintien des échanges se reflète toutefois assez peu sur le plan intérieur, autant que nos documents nous permettent d'en juger. Dans l'Antiquité, les preuves de prospérité intérieure sont manifestes et tangibles : ce sont des constructions nouvelles, ou au minimum des reconstructions, des embellissements. À Carthage même, les grands travaux furent rares ; le palais royal semble bien avoir été autre que celui où résidaient auparavant les proconsuls ; on peut cependant citer les aménagements portuaires réalisés par Huniric, ce qui ne surprend pas vu ce que l'on sait de l'importance des relations maritimes et de l'excellence de la flotte vandale. Elément vital lui aussi, l'aqueduc qui amenait à la métropole d'eau du Djebel Zaghouan fut maintenu en état ; mais des indices décelés lors des dernières fouilles dans la ville, notamment sur le réseau des rues, montrent que la voirie n'était plus parfaitement entretenue et que le domaine public subissait des empiètements. En revanche de nouveaux faubourgs se développèrent au-delà des murailles de Théodose qui commençaient à se délabrer, ce qui facilitera la tâche de Bélisaire lors de la reconquête de l'automne 533. À l'actif des Vandales, qui avaient adopté facilement le mode de vie romano-africain et ses commodités, on mettra, vers la fin de leur domination, sous Gunthamund, la construction des thermes, en particulier dans la banlieue de Carthage.

Bien qu'il soit relativement récent – il est dû à l'évêque constitutionnel de Blois, l'abbé Grégoire, dans un texte qui date de 1794 – le mot « vandalisme » s'attache à ces avant-derniers maîtres de l'Afrique antique comme une marque indélébile : en fait les Vandales ont payé pour tous les autres barbares dans l'opinion des derniers héritiers du monde classique, qui leur ont fait une réputation méritée aussi bien par tous les envahisseurs alors en train de dépecer l'Empire. Ils avaient indiscutablement exercé des ravages et opéré des destructions, des démantèlements de remparts, comme à Tipasa, en Algérie, lors des quelques années violentes de leur conquête, et probablement aussi pratiqué ailleurs la politique de la terre brûlée ; mais ils n'avaient aucun intérêt à dégrader par la suite le pays conquis dont la richesse leur était profitable. Tout au plus peut-on dire qu'ils l'exploitèrent de façon intensive et brutale : dans une jolie cité de taille moyenne de la vallée de l'oued Miliane, Thuburbo Maius – Henchir Kasbat – les huileries se mirent à proliférer au détriment des maisons dans lesquelles cette activité lucrative vint s'installer.


Conflits et persécutions religieuses : les Vandales ariens face aux Romano-Africains catholiques

Le dossier le plus lourd est sans doute celui des rapports des maîtres vandales avec leurs sujets romano-africains. Il ne s'agit pas d'un antagonisme de races, si difficile au demeurant à déceler dans les contextes du monde antique ; ce qui est en question est un clivage autrement générateur de conflits en cette Antiquité tardive. Car si les uns comme les autres étaient en leur immense majorité – pour ne pas dire unanimement – chrétiens, les Vandales professaient une foi « arienne » – elle découlait depuis le IVe siècle des enseignements d'un hérétique nommé Arius – alors que les Romano-Africains étaient fidèles au « symbole » de Nicée, qui reconnaissaient une égalité de nature et de puissance divine aux trois composantes de la divine Trinité. Nos sociétés « laïques », idéologiquement niveleuses et oublieuses des conflits qui ont embrasé – au sens propre ! – l'Occident chrétien pendant des siècles ont peine à se représenter les incidences que pouvaient avoir de telles différences dans les relations intercommunautaires de l'Antiquité. L'Afrique romaine du Bas-Empire avait connu, jusqu'au temps de saint Augustin, les déchirements d'un schisme provoqué par l'Église donatiste. À partir de 430, elle souffrit de la part de ses nouveaux maîtres une persécution violente et quasi constante, dont un texte écrit vers 487, celui de Victor de Vita, nous a laissé une chronique amère mais sans doute véridique au moins dans les grandes lignes. Le pic de cette persécution fut atteint sous le règne de Huniric dans les années 482-484 : la coercition brutale, par les emprisonnements, les exils, souvent aussi par les supplices ne frappa pas seulement le clergé catholique, dépossédé de ses édifices culturels et déporté en masse chez les Maures aux marches occidentales et méridionales du royaume, elle s‘appliqua aussi aux simples fidèles, soumis à des « dragonnades » menées par le clergé arien et sommés d'apostasier sous peine d'exil et de confiscation des biens. Sous les successeurs d'Huniric, les rois Gunthamund et Trasamund, nous savons par d'autres textes que la persécution sévit encore, mais avec des rémissions et moins de violence généralisée ; nous constatons parfois avec surprise que dans un contexte si défavorable des églises – qui n'étaient pas toutes à l'usage du clergé arien – furent construites, en particulier dans les hautes plaines de la Byzacène – la Tunisie du Centre et du Sud – et plus précisément dans la région de Thelepte (Medinet-el-Kdima), comme le montrent les fouilles récentes d'un archéologues tunisien, F. Bejaoui. En dépit des alarmes et aussi d'une insécurité grandissante, alimentée par les incursions lancées par les Maures venus des Aurès et des Nementcha, la vie continuait, même la vie religieuse, au sein des communautés catholiques. L'archéologie contribue souvent à nuancer l'éclairage à la fois ponctuel et dramatique de nos sources textuelles.


Quelques décennies de paix avant la conquête byzantine

De son union avec Eudocia, la fille de Valentinien III et d'Eudoxia, le persécuteur Huniric avait eu un fils, Hildéric, qui par sa mère descendait en ligne directe des derniers empereurs de Rome. Entre 523 et 530, Hildéric fut l'avant-dernier roi de l'Afrique vandale. Fut-ce l'effet ce cet atavisme ? Les Romano-Africains vécurent son règne comme une période de paix religieuse et la cité de Carthage connut, dans l'ordre intellectuel, une sorte de Renaissance, déjà esquissée sous Thrasamund. Les poètes de l'Anthologie latine ont chanté ce renouveau avec un lyrisme qui devait bien se nourrir de quelque réalité, même si nous soupçonnons que ces ultimes éclats des salons littéraires carthaginois ne furent que des lueurs fugitives dans un isolat culturel en marge d'une Afrique déjà postromaine et pénétrée largement par des agents de désagrégation.

Le 15 juin 530, Gélimer, un membre de la famille royale, renversa Hildéric. Trois ans plus tard, Constantinople entendit enfin l'appel au secours des Romano-Africains. Le débarquement de Bélisaire, le général de l'empereur Justinien, inaugurait le dernier acte de l'Antiquité en Afrique du Nord.
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