Algérie

Jusqu’au jour où…


C’est une nouvelle de Franck Pavloff. Elle raconte l’étrange attitude par laquelle les hommes — et souvent les peuples — accueillent le fascisme qui bientôt les étreindra, une attitude où se mêlent la soumission et l’indifférence.
Le narrateur écoute son ami Charlie lui raconter qu’il a dû euthanasier son chien parce que le gouvernement a décidé d’exterminer tous les chiens qui n’étaient pas bruns.
L’événement le choque. Pourtant, le narrateur avait, avant Charlie, comme exigé par le gouvernement, empoisonné son chat parce qu’il n’était pas brun. Mais il croyait que cela allait s’arrêter aux chats. Enfin, il voulait le croire. Il trouvait même qu’il y avait trop de chats pour se donner bonne conscience. De cela d’ailleurs les deux amis parlent avec un certain détachement. “Trop de sensiblerie ne mène pas à grand-chose !”
Quelque temps après, c’est le narrateur qui apprend à Charlie que le journal de la ville a été fermé. Parce qu’il avait parlé de… l’affaire des chiens, une mesure nationale !
Et pour le tiercé, s’inquiétèrent-ils ? Il n’y a qu’à lire Les Nouvelles Brunes ; ils sont forts, côté courses. Et pour se consoler de leurs animaux perdus, ils achetèrent, Charlie un chien brun et son ami un chat brun. Après tout, ils étaient tout aussi affectueux.
Un jour, ils apprirent, par Radio Brune, que les milices, brunes, recherchaient les personnes qui avaient déjà possédé des chats ou des chiens pas bruns. Il était devenu un délit d’avoir déjà possédé un matou ou un clebs qui ne fut pas brun.
L’insouciance devant le sort des chats, des chiens et des journaux “pas bruns” leur avait caché que leur tour allait arriver.
Six personnes sont en prison à Biskra pour quatre ans pour “non-respect d’un fondement de l’Islam”. Le juge leur a appliqué la loi du 26 juin 2001 destinée à réprimer les “outrages et violences à fonctionnaires et institutions de l’État” et qui, dans son article 144 bis 2, punit d’un emprisonnement de trois à cinq ans “(…) quiconque offense le Prophète et les envoyés de Dieu ou dénigre le dogme ou les préceptes de l’Islam, que ce soit par voix d’écrit, de dessin, de déclaration ou de tout autre moyen”.
Le propos n’est pas, ici, de commenter l’affaire dans son fond. Il s’agit cependant d’observer que si l’affaire de Biskra fut possible, c’est parce qu’il fut possible d’arrêter et de condamner deux personnes à Béjaïa pour avoir rompu le jeûne et de juger une femme à Tiaret pour avoir été interceptée en possession de Bibles. Le viol de la liberté de conscience est une étape du viol des libertés.
Les condamnées à Biskra étaient certainement loin de penser, en 2001, que cette loi qu’on vient de voter pour mater les journalistes justifierait un jour leur propre emprisonnement.
Pavloff dit de ses personnages : “Ni des héros ni de purs salauds. Simplement, pour éviter les ennuis, ils détournent les yeux. Sait-on assez où risquent de nous mener collectivement les petites lâchetés de chacun d’entre nous ?”
C’est ainsi que vainquent les totalitarismes. Ils enserrent les sociétés par portions successives. À chaque étape, les gens ordinaires, comme Charlie et son ami, et qui se croient encore indemnes, pensent que les victimes, c’est les autres. Jusqu’au jour où… il est trop tard pour tous.
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