Algérie

Jours de grève


Cela commence la veille, quelques minutes avant la fin du préavis des syndicats et le début de leur mouvement social, comme on dit par ici pour désigner, pour ne pas trop souvent la nommer, la grève. Il est vingt heures et, dans le métro, les gens ont l'air affolé. On les sent inquiets, presque prêts à éclater en sanglots comme des enfants qui auraient peur du noir. Il flotte alors une chape oppressante, un peu comme si tous s'attendaient au pire. Il y a aussi des visages fermés, des mâchoires serrées, des mains qui se crispent en agrippant le loquet de la porte du wagon et des rictus qui en disent long sur la tension qui s'est emparée de la ville. Dès le lendemain, c'est la folie. Il y a ceux dont on devine au premier coup d'oeil qu'ils n'ont pas l'habitude de marcher longtemps et qui, à grandes enjambées, s'emparent des trottoirs comme s'ils étaient seuls au monde. Ces paquets humains qui avancent, en balançant l'avant de leur corps et en affichant des mines blanches disent, à celui qui prend le temps de les dévisager, que la fin du monde, ou quelque chose qui y ressemblerait, est proche. Quelques bus circulent (je n'ai même pas essayé de tenter le coup avec le métro). Bondés, ils sont pris d'assaut à chaque arrêt. Voilà des scènes qui me ramènent à mon adolescence algéroise, quand monter dans un « trolley », où que l'on soit, à la place Audin, au terminus de la Grande-Poste ou au Ruisseau, signifiait le plus souvent de rudes empoignades, un comportement de brute qui ne faisait aucun quartier pour les femmes ou les plus âgés. On nous disait alors que c'était cela le sous-développement. Et bien, dès ces premières heures de grève, j'ai l'impression qu'un immense grain de sable a désorganisé la capitale française, la ramenant, elle aussi, bien en deçà de l'ordonné et du respectable. Tiens, regardez-moi cet abruti en velib', les pans de son manteau au vent, qui roule sur un trottoir après avoir grillé un feu. Est-il seul ? Pas du tout. Une petite meute le suit, fière d'elle puisqu'elle va plus vite que les automobiles qui font du surplace. Des vélomoteurs s'y mettent aussi, la poignée des gaz rageuse, l'insulte facile pour le piéton dont le seul tort est d'exister. Il faudrait filmer ces ballets qui se détraquent, ces voitures qui passent au feu rouge, celles qui roulent dans les couloirs de bus sans même ralentir à l'approche d'une école ou d'un passage protégé. Il faudrait compter le nombre de motos qui passent en force dans les pistes cyclables. L'anarchie... Tout se passe comme si le caractère inhabituel de la situation autorisait tous les manquements, toutes les prises de risques, tous les gestes stupides. « Ce sera chacun sa pomme », prédit un collègue quand je lui confie ma réflexion du jour : si les Parisiens se conduisent ainsi, lui dis-je, tels des goujats, des inconscients ou des égoïstes - et cela dès le premier jour de grève - qu'arrivera-t-il en cas de grande catastrophe ? « Le pire dans tout cela, a-t-il encore remarqué, c'est que les jeunes, disons les 20-30 ans, semblent les plus hargneux, les moins disposés à partager, à soutenir les autres ». Chacun sa pomme... Tiens, regardez-moi ces deux idiots, le mot est faible, qui en viennent aux mains à la station velib'. Je les regarde faire en comptant les coups. Spectacle gratuit qui laisse pantois. Ceci dit, moi aussi j'aimerais bien récupérer un vélo (pas question d'emprunter celui dont le garde-boue est vrillé...). Et regardez-moi cet autre cycliste, le moulinet mal assuré qui manque de tomber à chaque fois qu'il freine. Il serait seul, passe encore, mais un enfant se cramponne sur son petit siège à l'arrière de sa machine avec un casque fluorescent qui me semble bien dérisoire. Est-ce le souvenir de la longue grève de 1995 qui provoque cet amok urbain ? C'est très possible. A l'époque, c'était froid, neige mais aussi, pendant plusieurs jours, ambiance solidaire, auto-stop, fraternité (je sais, ce mot est galvaudé, mais c'est ce que j'avais ressenti) et grande débrouille. Douze ans plus tard, beaucoup de choses ont changé. Contre la réforme Juppé, les salariés du secteur privé faisaient grève par procuration en soutenant leurs homologues du secteur public et l'on n'entendait que très peu le couplet nauséabond à propos des « privilégiés » bénéficiant d'un régime spécial de retraite. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Le chômage fait encore plus peur, les idées réactionnaires ont le vent en poupe et il ne fait pas bon de vouloir défendre ses droits. Tiens, d'ailleurs, regardez-moi ce pauvre gars, lui aussi en velib' mais dont le pneu arrière est déchiqueté, ce qui l'oblige à rouler sur la jante dans un affreux bruit de crécelle grippée. J'ai de la peine pour lui car j'imagine que son patron ne veut sûrement rien entendre. Arriver à l'heure, sinon gare... Deux mots à propos de ces grèves. D'abord, il faut rappeler qu'elles ont lieu parce que des hommes et des femmes refusent que l'on efface les acquis nés des combats sociaux de leurs devanciers en augmentant la durée de leurs cotisations. Ensuite, il y a le fait que nombre de Français sont malheureux à leur travail ce qui les pousse à considérer que la retraite est un but à atteindre au plus vite. Le monde du travail est d'une telle dureté que rares sont ceux qui s'y sentent épanouis et, du coup, la retraite apparaît comme la grande libération, la délivrance qui offre enfin un temps de bonheur mérité. Et il faut revenir sur l'équité, thème usé jusqu'à la corde, pour disqualifier les grévistes, pour diviser les Français et faire jalouser une partie d'entre eux par une majorité dont on détourne ainsi l'attention vis-à-vis de privilèges autrement plus scandaleux pour ne pas dire obscènes. Comment peut-on oser parler d'équité quand on vient, comme Nicolas Sarkozy, de s'octroyer une hausse de salaire de près de 170% ? Personne ne me l'a expliqué, certainement pas les donneurs de leçons qui en appellent à l'esprit de Margaret Thatcher pour soumettre enfin cette plèbe qui ose défendre ses droits. Je galère, je marche dans le froid, je pédale sous la pluie, mais, je comprends et soutiens les grévistes. Et cela mérite d'être dit et répété.


Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)