Algérie

ICI MIEUX QUE LA-BAS Belicia, un songe caribéen (2)



arezkimetref@free.fr
Haïtienne, Belicia vient en voisine trimer comme guide touristique en République dominicaine. Polyglotte, elle maîtrise toutes les langues du dollar et de l'euro. Elle saute avec aisance de l'anglais à l'allemand, du français à l'espagnol, du portugais au néerlandais, mais elle revient toujours à sa langue de cœur, sa langue maternelle, le créole.
Je ne sais pas pourquoi, c'est à elle qui n'a rien à voir, en vérité, avec ça — que je demande :
- Que répondrais-tu si je te disais Simon Bolivar ' Du tac au tac, elle rétorque :
- Il est venu en Haïti. Elle me donne même une date : décembre 1815. Elle précise que Libertador débarque alors dans la jeune République haïtienne, fraîchement libérée de la France. Première république noire dans l'histoire du monde et deuxième république tout court des Amériques après les Etats- Unis ! J'enchaîne par des questions moins glorieuses.
- Pourquoi as-tu quitté Haïti '
- Le travail, fait-elle, un brin agacée par mon indiscrétion. Elle a fait ses études à l'université de Santo-Domingo puis les choses se sont enchaînées par nécessité. Elle est là, voilà tout !
- J'ai des amis en Europe et aux Etats-Unis, mais jamais je ne vivrai le sort des sans-boulots et sans-papiers. Ici, je travaille et le pays n'est pas loin.
Le pays ' Haïti, frontalière avec la République dominicaine. Cette frontière unit et divise. En dépit des relations tumultueuses entre les deux pays, la RD a accepté d'ouvrir ses frontières aux réfugiés lors du tremblement de terre qui a ravagé Haïti en janvier 2010, faisant 300 000 morts, autant de blessés et 1,2 million de sans-abri. Mais la menace des épidémies a contraint le gouvernement dominicain à les refermer. J'interroge Belicia sur la situation actuelle en Haïti. Elle exhibe une moue qui la rend encore plus magnétique.
- Des forces obscures se sont partagé toute l'aide internationale, et les pauvres en deuil et sinistrés sont toujours pauvres. Des types en tee-shirt jaune canari, transportant des valises en bois bourrées d'objets artisanaux, de cigares, de bouteilles de rhum, arpentent la plage en vue de fourguer toute sorte de breloques aux chouchous de l'Indice de développement. L'un d'eux vante les bijoux en Larimar, une pierre semi-précieuse, pectolite de couleur bleue typique de la région de Barahona. On ne la trouve qu'en RD et, semble-t-il, un peu en Italie. Je réalise que Belicia porte le même nom que la mère maudite, attachante, répulsive — d'Oscar Wao, le personnage-vecteur du roman de Junot Diaz. Elle hoche la tête. Elle connaît. Pourtant l'une est haïtienne et l'autre dominicaine. Belicia m'explique que l'enjambement de cette frontière qui n'a pas toujours existé a rendu les exils et les enracinements, d'un côté et de l'autre, indistincts. Alors elle bifurque sur l'histoire d'Hispaniola, l'île où Colomb a accosté et qui est selon Oscar Wao le ground zéro du Nouveau Monde. Aujourd'hui, cette île où le conquérant a débarqué en croyant avoir découvert les Indes, est partagée entre Haïti qui occupe le tiers à l'Ouest et la RD, les deux tiers à l'Est. Avec une connaissance humble et précise, Belicia me scotche. Dates, noms, événements, je vois se dérouler un film. L'arrivée de Colomb et la résistance des Indiens Taïnos qui, sur l'île de Quisqueya, possédaient la civilisation la plus avancée des Antilles, puis son départ, laissant 39 hommes, et enfin son retour sur l'île onze mois plus tard flanqué d'une armada de 1 500 hommes dont des prêtres pour évangéliser les Indiens. En représailles à la résistance indienne, Colomb monte des expéditions punitives, début du génocide qui a fait complètement disparaître cette ethnie amérindienne. Dès lors Hispaniola sera un enjeu entre les puissances européennes(1). La révolution de 1789 en France et le sacre de Bonaparte dix ans plus tard eurent des effets directs sur l'île conjointement occupée par les Français et les Espagnols, les Anglais n'étant jamais très loin. Esclave domestique qui a appris à lire et à écrire à l'âge de 40 ans, Toussaint Louverture lève une armée de serfs pour combattre les Français aux côtés des Espagnols qui lui avaient promis l'abolition de l'esclavage. Cependant, ces derniers trahissent leur parole et Toussaint Louverture reconquiert les terres arrachées jadis aux Français au profit des Espagnols devenus ses ennemis. Entre-temps, la Convention abolit l'esclavage. Arrivé au pouvoir, Bonaparte le rétablit, incité sans doute par les membres de la famille de son épouse, Joséphine, grands propriétaires terriens dans les Antilles françaises. La République de Haïti, enfant adultérin de la révolution française, payera son indépendance à l'égard de la France en monnaie sonnante et trébuchante. Elle est étranglée par la dette de 150 millions de francs or exigée par la France à l'indépendance du pays en 1804. Cette somme faramineuse devait dédommager les colons français. La somme est versée en totalité en 1885 mais «l'odieuse dette» a laissé des stigmates psychologiques et économiques qui, ajoutés à d'autres facteurs, ont conduit progressivement le pays a être le plus pauvre du continent américain après avoir fait de la France, pendant la colonisation, le premier exportateur de sucre au monde. Belicia parle des Caraïbes comme d'un ensemble homogène, une sorte d'archipel au destin commun. Elle pointe l'index vers l'horizon :
- Là, c'est Porto Rico. Derrière, tu trouveras la Jamaïque. Et puis, par là, Cuba. Et encore par ici, la Colombie... Et partout, ajoute Belicia, une sorte de malédiction jetée sur l'Histoire comme un sortilège qui appelle l'exaltation des luttes. S'il y a une région où la liberté a un goût particulier de sacrifice, c'est ici. Surtout en RD. Cercle du malheur. Tout le monde a occupé l'île, longtemps, un peu... Les Espagnols, les Français, les Anglais, les Américains ! Quand ils n'occupent pas franco de port, ils manipulent. Les dictateurs locaux, soutenus par les ex-colonisateurs, du moins au début, sont parmi les plus tragiquement caricaturaux de l'Histoire. Papa Doc en Haïti détient quelques records gratinés. Mais c'est surtout en RD que la dictature la plus baroque, la plus démesurée, la plus cynique a sévi. Trujillo, alias le Voleur de Bétail Raté, a ratiboisé le pays. C'est lui qui inspira à Gabriel Garcia Marquez son fameux L'automne du patriarche, et à Junot Diaz ce passage flamboyant : «Mulâtre sadique et ventripotent aux yeux porcins qui se blanchissait la peau, portait des chaussures à semelles compensées et avait un faible pour les parures datant de l'ère napoléonienne. Trujillo (également surnommé El Jefe, le Voleur de Bétail Raté à Face de Gland) en vint à contrôler quasiment toutes les facettes de la vie culturelle, sociale, économique en République Dominicaine grâce à un cocktail redoutable et familier — de violence, d'intimidation, de massacres, de viols, de cooptation et de terreur, menant le pays comme s'il s'agissait d'une plantation dont il serait le maître.» Trujillo est un cas d'espèce. Il est allé plus loin que le classique caudillo latino-américain. Promu chef de la police par le président Vasquez, il renverse son mentor en 1930. Commence alors la botte cauchemardesque de Trujillo qui ne s'achèvera qu'en 1961, trente et un ans plus tard, par l'assassinat du tyran par des patriotes avec l'aide de la CIA. Les exploits de Trujillo sont légion. Dictateur fou et dénué de toute mesure, il plongea la RD dans un silence sanglant, tuant les opposants, violant les femmes de ses ministres. Prédateur, il dévorait tout, devenant, et de loin, l'homme le plus riche du pays et même du monde à une certaine époque. Mais ce sont surtout ses frasques qui constituent sa marque de fabrique. En 1937, il fait exécuter plusieurs milliers de Haïtiens en 8 jours. Le massacre à la machette fait entre 15 000 et 30 000 morts tout au long de la rivière frontalière de Dajabon, appelée depuis la Rivière du Massacre. Mais comme dans le club des dictateurs on est fait pour s'entendre, le 22 décembre 1958, Trujillo et le dictateur haïtien François Duvalier dit Papa Doc signent un accord de protection mutuelle. Aucun des deux gouvernements ne permettra sur son territoire respectif des activités subversives contre l'un d'eux, ni que les exilés politiques réalisent de la propagande contre leurs Etats. Il débaptise la capitale Saint- Domingue pour l'appeler tout simplement de son nom, Ciudad Trujillo. Idem pour le pic Duarte, le point culminant du pays, devenu Pic Trujillo. Mégalo, il nomme son fils Rafael, colonel de l'armée à l'âge de 9 ans et général à 12. Belicia remarque que, heureusement, tout cela appartient au passé. Personne ne parle plus de cette histoire. Sûr '
A. M.
(1) Le traité de Ryswick reconnaît en 1697 l'occupation française, et divise Hispaniola en deux. A l'Est, la colonie de Saint-Domingue revient à la France. Ce sera la future Haïti. A l'Ouest, Santo Domingo est attribué à l'Espagne. Ce sera la future Saint- Domingue.
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