Fronton : Va savoir !

C’est fou comme un seul fait peut générer d’interprétations. Tenez, le jour de l’Aïd et le suivant, au gré de la tournée des popotes, circuit savamment rodé au fil des ans pour visiter les parents dans l’ordre des proximités urbaines, plusieurs d’entre eux avaient remarqué qu’ils n’avaient pas reçu autant de SMS que les années précédentes et, d’ailleurs, qu’ils en avaient eux-mêmes moins envoyés. On était en tout cas loin du pic atteint, il y a peut-être trois ans, où ce qui est censé être une communion sociale et familiale s’était transformé en kiosque numérique et frénétique. Tout le monde ensemble physiquement, mais chacun rivé à son portable dans une sorte de solitude collective à la fois paradoxale, triste et indécente. Même la visite des cimetières n’avait pas échappé à la furia et le repos des disparus s’était trouvé bien perturbé par les sonneries et les signaux de messages les plus improbables possibles. C’était l’année où – si ma mémoire ne me trahit pas encore –, la blague du mouton qui ne bêlait pas était sortie, vous savez, celle où le vendeur malicieux répond à l’acheteur mécontent que l’ovin était en mode silencieux... On se quittait en fin de journée pour se rendre compte qu’on avait échangé trois mots avec les siens et des centaines avec les autres. On recevait des messages de parfaits inconnus ou d’intimes rendus anonymes par la grâce de l’insu-portable. Il y avait aussi ces messages tout faits, de vrais kits qui rivalisaient d’ingéniosité dans la sophistication des formules religieuses ou des vœux poétiques à rimes, jeux de mots et autres trouvailles graphiques. Apparemment, la vague serait passée. Mais, à le relever, il a fallu l’expliquer. Et chacun y est allé de son interprétation. Ci-après un petit échantillon de propos recueillis. En tête de liste, la flambée des prix. Quoi, les communications sans fils auraient augmenté, en mode silencieux encore ' Non, celle des légumes, des fruits, des gâteaux et du mouton, ce qui aurait amené les consommateurs à se restreindre sur la parlote. Une autre : les réseaux étant saturés, depuis la rentrée notamment, les usagers auraient perdu la main et le goût avec. Ouais… Plus subtile, la théorie du complot, rayon marketing : ce serait les opérateurs eux-mêmes qui, par un forfait illicite, auraient ourdi auparavant cette passion des Aïds par réseau satellite ! J’ai récolté ainsi une bonne dizaine d’explications, y compris une accusation directe contre le mauvais temps que j’avoue n’avoir pas comprise, que le parent concerné m’excuse. Et si, tout simplement, comme un jouet dont se lasse un enfant, les Algériens commençaient à se rendre compte que le portable était un objet utile et non pas un quolifichet pour un faire-valoir social ' Le rapport aux objets et aux techniques étant un indicateur précieux de connaissance des sociétés, ce serait donc une sacrée avancée culturelle. Mais encore faudrait-il la démontrer. En tout cas, c’est fou ce que les choses vont vite sans qu’on ne s’en aperçoive vraiment ! Message enregistré.