Le 6 mars 2025, les éditions Gallimard publient Des gens sensibles, le dernier roman d’Éric Fottorino, journaliste et écrivain couronné du Prix Femina 2007 pour Baisers de cinéma. Dans ce récit poignant, Fottorino tisse une fresque intimiste entre Paris et Alger, rendant un hommage vibrant à la culture algérienne à travers une quête d’identité et de filiation. À une époque marquée par les crispations culturelles et les débats sur la mémoire coloniale, ce roman se distingue par sa délicatesse et son ambition : faire dialoguer les rives de la Méditerranée sans céder aux simplifications.
Un trio au cœur du drame
L’histoire se déroule à la fin des années 1990, période sombre pour l’Algérie, alors plongée dans la guerre civile. Jean Foscolani, un jeune écrivain parisien, s’apprête à publier son premier roman, Des gens sensibles, aux éditions du Losange. Clara, son attachée de presse, défend son œuvre avec une ferveur presque maternelle. Elle le présente à Saïd, un romancier algérien d’une cinquantaine d’années, exilé à Tanger pour fuir les menaces des islamistes. Ce trio, uni par l’amour des mots et une soif de liberté, forme le cœur battant du récit. Leur relation, à la fois amicale et amoureuse, se construit sur fond de violence : Saïd, traqué après l’assassinat de son fils, vit sous protection policière en France, tandis que Jean cherche à comprendre ses propres origines, marquées par l’absence d’un père.
Fottorino, dont le propre père biologique était un juif marocain qu’il n’a connu que tardivement, insuffle à Jean une quête personnelle. Si le roman n’est pas autobiographique, il porte la trace de cette recherche d’ancrage, un thème universel qui résonne particulièrement dans le contexte algérien, où les identités ont été fracturées par la colonisation et la guerre d’indépendance.
L’Algérie, une présence vivante
L’hommage à la culture algérienne s’exprime à travers Saïd, figure tragique et lumineuse. Ce personnage, inspiré par les écrivains algériens persécutés dans les années 1990 – comme Tahar Djaout, assassiné en 1993 –, incarne la résistance par la plume. Ses romans, décrits comme des brûlots contre l’obscurantisme, évoquent la tradition littéraire algérienne, de Kateb Yacine à Rachid Boudjedra, où l’écriture devient un acte de survie. Fottorino ne se contente pas de rendre hommage aux lettres : il célèbre aussi la langue, la musique et la mémoire collective de l’Algérie. Les descriptions d’Alger, bien que rares, vibrent d’une nostalgie contenue, comme si la ville était un personnage à part entière, blessée mais indomptable.
Cette célébration s’inscrit dans un contexte socio-culturel tendu. En 2025, les relations franco-algériennes restent marquées par des contentieux mémoriels, comme le montre le récent boycott du film Fanon dans certains cinémas français. En choisissant de centrer son récit sur un écrivain algérien, Fottorino pose un geste audacieux : il rappelle que la culture, loin d’être un champ de bataille, peut être un pont. Saïd, avec son érudition et sa douleur, n’est pas réduit à un symbole ; il est un homme, complexe et universel, dont l’histoire transcende les clivages.
Une quête de racines universelle
Le roman explore aussi la filiation, un thème cher à Fottorino, qui a lui-même écrit sur son père adoptif dans L’Homme qui m’aimait tout bas (2009). Jean Foscolani, en quête de son père absent, trouve en Saïd une figure paternelle de substitution. Cette relation, teintée de respect et de fragilité, reflète les dynamiques intergénérationnelles dans les diasporas algériennes en France, où les enfants de l’exil cherchent à recomposer leur histoire. À Paris, ville-mosaïque, Jean et Saïd incarnent deux visages de l’errance : l’un, jeune Français en quête de sens, l’autre, Algérien déraciné par la violence. Leur rencontre, orchestrée par Clara, devient une métaphore du dialogue possible entre les cultures.
Sur le plan socio-culturel, Des gens sensibles intervient dans un moment où l’identité française est questionnée, souvent de manière polarisée. Fottorino, en ex-directeur du Monde et cofondateur de l’hebdomadaire Le 1, connaît le poids des mots. Son roman refuse les caricatures : il ne glorifie ni ne condamne, mais invite à écouter. En cela, il s’inscrit dans une lignée d’œuvres francophones, comme celles d’Assia Djebar ou de Kamel Daoud, qui explorent les blessures coloniales avec nuance.
Un écho littéraire et politique
Avec 256 pages et un tirage initial de 20 000 exemplaires, Des gens sensibles a déjà suscité l’enthousiasme. Lors d’une rencontre à la librairie Mollat à Bordeaux le 8 avril 2025, Fottorino a évoqué son désir de « rendre justice à ceux qui, comme Saïd, ont payé leur liberté d’écrire au prix fort ». Le roman, salué pour ses « accents modianesques » par la critique, se distingue par sa prose limpide et son refus du manichéisme. Il arrive aussi dans un climat où la liberté d’expression en Algérie est sous pression, comme l’illustre la condamnation de l’écrivain Boualem Sansal à cinq ans de prison en mars 2025, un sujet sur lequel Fottorino s’est exprimé au 20 Heures de France 2.
En somme, Des gens sensibles n’est pas seulement un hommage à la culture algérienne ; c’est une méditation sur ce qui nous lie – la famille, la mémoire, les mots – dans un monde tenté par la fracture. Entre Paris et Alger, Fottorino signe un roman qui, par sa quête de racines et de vérité, éclaire les ombres de notre temps avec une rare humanité.
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Posté par : litteraturealgerie
Ecrit par : H.B pour la librairie en ligne www.vitamine.dz