Algérie

El Anka : le Cardinal iconoclaste



Pour une fois, après maintenant presque 30 ans, on se dispensera de s’attarder trop pesamment et de se suffire d’une prétendue «biographie» pour croire commémorer le souvenir de celui dont le talent et la créativité l’ont confondu avec le moghrabi algérien.

L’intérêt voudrait faire connaître l’homme derrière le nom affiché sur les jaquettes des cassettes ou, plus récemment sur les pochettes des C.D.

L’œuvre d’El Anka couvre près d’un demi-siècle durant lequel l’Algérie a traversé, grosso modo, trois étapes historiques allant du centenaire de l’expédition coloniale au recouvrement de l’indépendance en passant par la guerre de libération nationale.

C’est dans une Algérie de misère où les opprimés s’accrochent à leur culture comme aux portes d’un grenier que commence à sourdre en lui la vocation qui allait l’accaparer et à laquelle il finira par s’identifier pour dominer jusqu’à l’insolence le gotha du moghrabi algérien. En couches superposées, ce sont les pires difficultés faites d’indigence matérielle, d’hermétisme du milieu artistique de l’époque et l’exploitation de son talent naissant qui auront en partie forgé une personnalité et un caractère dont on souligne volontiers et outrageusement les traits «répréhensibles». Beaucoup n’ont croisé El Anka qu’au détour de ce qu’on lui prêtait d’arrogance et de distance pour finir de donner de lui l’image d’un homme inapprochable, aux confins de l’asociabilité. Rien n’est plus faux. Ces tendances ne recouvraient rien plus que l’aversion et le mépris qu’il cultivait à l’endroit de l’arrivisme, de la prétention et de la fatuité. Il savait trop bien ce qu’il en coûte de se dépêtrer de la misère matérielle et culturelle, de forcer des issues cadenassées et de souffrir la férocité de ses semblables et il refusait ainsi le compagnonnage des maritornes, des mariolles et des butors qui tentaient l’incursion dans un genre substantiel à la pureté, à la beauté et à la vertu: «yehasbou koulchi khtif, ghir adji ouezdam».

C’est en puisant dans une prodigieuse pugnacité qu’il avait pu seulement accéder au privilège d’assister aux récitals que son idole En-Nador donnait dans des fêtes familiales et c’est de guerre lasse, d’abord, puis subjugué par le sens inouï du rythme de l’intrus effronté que le maître allait l’admettre comme tambourineur dans son orchestre.

El Anka devait encore se soumettre au diktat et à la toute puissance des «faiseurs de fête» algérois pour pouvoir se produire dans les années 20: il était passé ainsi comme une sorte de métayer de la musique et du chant dans les orchestres chaâbi de l’époque ! Dès qu’il fut en mesure de se sortir de ces fourches caudines, aidé en cela par des mentors de la trempe de Si Saïd Larbi, il s’éloigna pourtant de la facilité pour s’échiner à apprendre, à s’améliorer et surtout à mieux pénétrer ce melhoun, prose poétique assonancée où le barde «est tour à tour grave, inspiré, amoureux, enjoué, burlesque, obscène, repenti, sentencieux, mordant, humble, révolté, délicat, libertin, dévot, visionnaire, pornographe, courtisan, combattant...» dans une langue pure, des mots ciselés et un rythme envoûtant. El Anka se soumettra longtemps aux enseignements et au pilotage des connaisseurs et des érudits de l’époque, sans une velléité de renoncement, malgré une situation matérielle encore difficile et l’émergence d’émules qui pouvaient le supplanter entre-temps.

El Anka ne consentit à rencontrer le grand public que lorsqu’il s’en jugea au diapason: apprentissage et assimilation d’un large répertoire, mélodies mises au service du verbe... Et puis la fulgurance, la révolution qu’il réalise dans le genre et, au-delà, dans la vulgate andalouse qu’il va assaisonner au goût populaire et qui va faire devenir cramoisie l’aristocratie musicale d’Alger, effrayée par tant de culot: «El harasse» va provoquer le tumulte dans le lac tranquille et fermé de l’école classique algéroise.

Il prend de l’assurance à un rythme vertigineux; il chamboule, il heurte, il innove, il impose des instrument venus d’ailleurs, il se joue des règles, dessine des ornements, des «khanate» sur les faces trop blanches des touchiate, il bémolise et rehausse à l’envi. Tout est dans la maîtrise phénoménale de l’instrument et du phrasé, et souvent dans leur confusion même («le simorg», selon Saddek Aïssat).

Le jeu et la déclamation sont enjoués (may chali, youm el djmâa...) ou mélancoliques, voire dramatiques (el meknassia, el fraq...) ou solennels (ettaousoul, echchaffi...). Il plante le décor, élève l’émotion au paroxysme et fixe les sens avec une autorité tout simplement époustouflante. Qu’il surfe sur les modes, qu’il s’attarde et insiste, quarts de note ou quarts de soupir, tout est magistralement tenu, contrôlé; il pointera sûrement au bout du labyrinthe, sans faute, là où tous se seraient perdus. L’audace des génies, l’assurance impériale des conquérants. Le mythe qui ne colle qu’à l’exception et au prodige veut qu’il disposait d’une glotte double et qu’il avait des cordes supplémentaires à son instrument. Dans les années soixante, on se l’arrache; on porte à la postérité le privilège de l’avoir eu le temps d’une fête, d’une «quâada»; les salles refusent du monde.

C’est pourtant au sommet de son art et à l’apogée de son oeuvre qu’il s’affronte aux cerbères de la culture bureaucratique qui régentent la radio et la télévision et qui l’empêcheront de s’y produire.

Pour avoir été l’idole sans rival du peuple d’Alger et d’ailleurs, il aura été davantage, pour le modèle dominant, le pontife iconoclaste qui côtoyait Bachir Hadj Ali, Issiakhem, Kateb Yacine... de fieffés trublions !


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