Algérie

Billard littéraire ABECEDARIUS



Billard littéraire                                    ABECEDARIUS
Cela se passait dans un somptueux hôtel de facture américaine aux Emirats Arabes Unis, un de ces édifices hôteliers qui impressionnent mais ne sont pas toujours du meilleur goût.
Sur le coup de minuit, ne trouvant pas le sommeil et ayant lu les principaux articles de la presse locale, je sortis humer l'air frais dans le vaste hall qui s'ouvrait à la fois sur les profondeurs du désert et sur les hauteurs d'un ciel richement étoilé.
Il était là, seul, face au tapis vert d'un billard installé en plein milieu du hall. Son geste bien calculé, rapide et minutieux, rappelait celui d'un toréador sur le point de planter une banderille sur le dos d'un taureau déjà chancelant. Je me mis à l'observer à distance et à attendre.
Attendre quoi '
La fumée de sa cigarette collée à ses lèvres était d'un bleu léger, fourni par un éclairage coloré, et elle se confondait avec celui, naturel, d'une barbe de quelques jours. Good evening, fis-je alors. Et lui de me répondre dans un arabe dénotant son étrangeté au lieu et à la langue même : wa alaïkoum essalam !
Il m'invita aussitôt à me joindre à lui, comme s'il avait affaire à une vieille connaissance. Je répondis que je ne savais rien de ce type de jeu, sinon ce que j'avais pu en voir dans de célèbres films généralement policiers et américains. Quelques mots enchaînés de sa part en langue arabe, et le voilà à me montrer comment tenir la baguette et comment assener un coup sec à l'orpheline boule rouge en face de moi. Après un essai et un deuxième, les deux non concluants, je rendis le tablier.
Mon joueur de billard arabophone venait du pays d'Alexandre le Grand, un Macédonien quoi ! Plutôt que de s'intéresser à Aristote, le précepteur de ce grand empereur, s'était spécialisé en littérature arabe classique qu'il avait étudiée à Damas. Je suis éditeur, me précisa t-il encore. Son accent très prononcé, à la fois guttural et syncopé, de montagnard, donnait à la langue arabe une sonorité toute particulière, au point de me pousser à m'interroger, à part moi, sur le commerce que j'ai toujours établi avec cette langue dont la richesse musicale est peut-être aussi celle de ses différentes prononciations dans le monde.
Sans s'étaler sur sa vie privée, ses mots aussi concis que ses gestes de joueur, il me fit comprendre qu'il avait guerroyé contre les Serbes. Mais son champ de bataille de prédilection restait le vaste monde de la culture. C'est pourquoi, il s'était lancé dans l'édition en faisant de son mieux pour faire connaître la culture arabe à ses concitoyens de Macédoine.
Toutefois, ce qui le chagrinait outre-mesure, c'était surtout ' selon son expression bien sûr ' «l'absence de repères au sein de l'intelligentsia du monde arabe». Pour lui, le poète syro-libanais, Adonis, n'a cessé de décocher ses flèches contre tout ce qui est propre au monde arabe. «Ce poète, devait-il marteler encore, fait toujours des courbettes en direction du monde occidental dans l'espoir de décrocher le prix Nobel de littérature !».
Bien sûr, je n'ai jamais revu ce Macédonien et sans doute ne le reverrai-je jamais. Mais, je m'imagine aujourd'hui cet homme si aigri, jubilant de plaisir peut-être, à la suite de l'annonce du couronnement du poète suédois, Tomas Tranströmer, par ce prestigieux prix pour lequel Adonis était fortement pressenti cette année.
toyour1@yahoo.fr


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