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Bentalha, 20 ans après : «Comment je me suis reconstruit»



Bentalha, 20 ans après : «Comment je me suis reconstruit»
Il y a vingt ans se produisait le terrible massacre de Bentalha. Le terrifiant, l'effrayant et affreux souvenir hante toujours les rescapés, même si la vie a repris son cours dans le quartier. El Watan Week-end a rencontré Amine, enfant au moment des faits. Nous décortiquons avec lui ses tentatives de remèdes pour guérir des mauvais moments? Récit.«Aujourd'hui, croiser certaines personnes qui ont repris une vie normale me fait mal, mais la faute incombe essentiellement au peuple. Il a voté «oui» pour la réconciliation nationale sans même écouter les vraies victimes. Qui était touché pour pardonner ' A qui doit-il pardonner ' Je ne suis pas contre le pardon, mais c'est surtout la manière dont cela a été fait qui me rend aujourd'hui furieux.» Beaucoup de tristesse, énormément de mauvais souvenirs, de moins en moins de colère mais de plus en plus de silence.
Amine, 34 ans aujourd'hui, est aussi de plus en plus fort. Fier aussi de pouvoir «s'en sortir», tout seul, de son traumatisme. Les séquelles sont toujours là et elles persisteront à jamais. La vie continue, mais «sans goût». Il a survécu au massacre de Bentalha, survenu dans la nuit du 22 au 23 septembre 1997.
Vingt ans plus tard, ce ne sont pas les routes goudronnées, les quelques jets d'eau, les nouveaux ronds-points, les nouveaux bâtiments, les nouveaux habitants et les luxueuses villas dans cette ville qui feront oublier la tragédie à Amine. «Pour fuir mes souvenirs, j'ai essayé d'émigrer en Italie. Une expérience qui n'a pas réussi, car le cauchemar est ancré en moi.»
Silence
Il parle peu et est plutôt discret. Sa thérapie : le ballon. Péniblement, tous les vendredis matin, rendez-vous est pris au nouveau stade de Bentalha. Un entraînement, un match de foot, des buts, des cris, et puis?au plaisir de «vous revoir !». Pas un mot avec ses copains de foot sur son drame, son traumatisme et sa bataille pour se remettre sur pied.
«Ce n'est pas du jour au lendemain qu'on peut se résoudre à vivre sans nos proches. Je ne peux pas m'habituer à rester sans ma mère, sans ma s?ur», témoigne Amine, le benjamin de la famille. «Lorsqu'il a été ramené pour la première fois au Centre Forem de Bentalha, il venait d'entrer au lycée.
Il était porteur d'une souffrance immense, mais rien ne transparaissait sur son visage si ce n'est son côté craintif et des regards furtifs qu'il ne cessait de lancer dans toutes les directions comme pour épier un danger. Il venait de sortir de l'hôpital où il avait été admis pour des blessures graves», témoigne Mostefa Khiati, président de la Forem. Issu d'une famille de quatre enfants (deux filles et deux garçons), il perd sa maman et sa s?ur lors du massacre. Dans le même quartier résidaient aussi des proches parents, comme son oncle maternel et ses grands-parents.
Au total, neuf membres de sa famille ont été tués. Les souvenirs sont intacts : il rencontre sa mère à l'arrêt de bus en fin de journée, qui revenait d'Alger, toute contente de reprendre son travail après plusieurs années de chômage. Elle est veuve d'un policier décédé en 1989. Amine dîne avec leurs invités, son oncle et son épouse.
Témoin
Le soir, il prépare ses affaires scolaires. Il allait passer son BEM au collège de Baraki, le sien ayant été saccagé. Les groupes terroristes ont d'abord proscrit l'enseignement de la langue française, puis ont fini par interdire carrément les cours. A peine allongé sur son lit qu'un petit somme l'envahit déjà. Une bombe explose. Le cauchemar commence. Vous aviez réalisé ce qui se passait ' avons-nous demandé.
Nous attendions d'un moment à l'autre ce jour. Ma mère était déjà menacée et on disait de nous dar policier (la maison du policier)», a-t-il expliqué.
«J'avais 10 ans lorsque j'ouvrais la porte presque quotidiennement aux terroristes qui nous demandaient de la nourriture et de l'eau. Ils venaient pour manger? A minuit, ces hommes armés nous demandaient à nous, aux enfants, de sortir et de rester avec eux à l'extérieur. Etant donné que les aînés ou les plus âgés avaient pris la fuite, il ne restait que les enfants et les adolescents dans le quartier.»
Pourquoi s'asseoir avec eux ' «Durant cette période, la méthode était simple : les groupes armés forçaient ces jeunes à monter la garde, et à venir se balader avec eux dans les rues, et si les éléments de l'armée nous voyaient en leur compagnie, nous étions donc fichés. C'est de cette façon que plusieurs jeunes furent contraints de rejoindre le maquis. Ils ont fui l'armée. Ils étaient perdus entre les deux camps.
A cette période, on ne pouvait pas être neutre, et si on essayait de l'être, nous devenions une cible de l'une des parties», explique Amine. Le regard fixe, les lèvres tremblantes, les mains trop serrées, il raconte fébrilement la nuit qui a changé sa vie. Parfois, il veut nous épargner des détails pour ne pas nous effrayer : « A 23 h, lorsque j'ai entendu l'explosion, j'ai tout de suite compris qu'il ne s'agissait pas de l'habituelle bombe qu'on entendait chaque soir. Nous sommes passés d'une villa à une autre par les terrasses.
Nous étions plusieurs enfants accompagnés d'une vingtaine de femmes. Il n'y avait aucun homme là où nous étions réfugiés. Ils s'approchaient peu à peu de nous, on essayait de les fuir. Lorsque j'arrivai au 3e étage, un homme armé portant une kalachnikov m'ordonna de remonter, car je voulais me jeter de l'étage.
A peine arrivé à un balcon, il accourut vers moi. J'allais exécuter ses ordres, le souffle coupé, lorsqu'une deuxième bombe explosa. J'en profitai pour me jeter enfin. Mes copains et mon frère firent de même, mais les hommes armés tiraient encore sur certains. Je réussis à faire le mort.» Jusque-là, nous avions l'impression que c'était un petit garçon qui voulait jouer à l'homme courageux.
Vide
Il se relève à 5 heures du matin, lorsque les ambulances arrivent, et que les hommes armés avaient disparu. Il refuse de monter dans le véhicule car il était plein de sang. Il se dirige à pied sur plusieurs kilomètres vers un proche, où il apprend que l'une de ses s?urs est finalement vivante et que son frère aîné est hospitalisé. Il tient encore le coup jusqu'à ce qu'il parte au cimetière. Après ses adieux à sa mère et à sa deuxième s?ur, le petit garçon s'évanouit. Il est emmené à l'hôpital. Cet épisode, Amine ne s'en souvient pas du tout.
Et c'est d'ailleurs à ce moment-là, lors de notre entretien, qu'il trouve du mal à terminer ses phrases, son récit. Très serein jusque-là, une larme lui échappe. Il évoque le choc. Hospitalisé durant une semaine à l'hôpital Parnet, les effets du traumatisme se font encore sentir lorsqu'il tente de reprendre sa scolarité, dans une classe presque vide. Un sentiment d'abandon accable une âme blessée, désorientée, désemparée.
Il reprend le chemin de l'école, à Baraki, mais pas par amour pour les études mais beaucoup plus pour «s'occuper». Il avait la phobie du vide. Amine et ce qui restait de sa famille, vivaient comme des «grands», seuls. Avant de regagner Bentalha, ils s'étaient réfugiés pendant deux mois chez des proches à Bachjarrah. Pour rallier Baraki, il parcourait des kilomètres à pied pour arriver au collège. Sans peur ' «Normal, je suis blasé, et je n'avais plus rien à perdre.
Dès le primaire, nous étions habitués à la peur. Nous vivions avec, et au fil des jours, ça devenait des actes ordinaires. Les terroristes étaient fréquemment dans notre ville. Je me souviens qu'une fois, lors d'un ratissage dans le quartier où un homme armé avait été tué, sa cervelle fut accrochée au mur durant plusieurs jours. Nous avons fini par nous habituer à ce décor et à ce sentiment de ne plus avoir peur du sang. Allez donc demander à un chirurgien s'il a peur du sang !». Il n'avait pas la tête aux études.
Il repassa son BEM, puis fit deux autres tentatives d'arracher le bac, en vain. Mais il n'était pas question pour lui de rester sans rien faire. Il finit par arracher son diplôme de technicien supérieur en informatique. Il travaille et excelle même dans son domaine. Il décide de ne rien lâcher : 10 ans plus tard, en 2007, il refait encore son bac, même si entre-temps, il avait son petit commerce déjà installé.
Aujourd'hui, il détient un CAPA en droit. Mais pas question d'exercer ce métier. «Je défendrais un tueur.» Le post-drame, pas de psychologue ni de «parlottes», comme disait Amine, mais surtout entraînement sportif, kung fu, boxe, football, hand, basket ?mais aussi le silence. Autre thérapie : l'écriture. Il tenait son propre journal. En effet, depuis ce 23 septembre, il accumulait nuits blanches et insomnies. Il se confie à son journal intime chaque nuit. Depuis près de 15 ans, il le garde soigneusement dans ses affaires, mais il ne l'a jamais plus rouvert depuis qu'il a arrêté d'écrire.
Journal Fidèle
«J'ai décidé de le cacher. Je n'ai pas envie de le relire, de me remémorer ces années dramatiques.» A l'âge de 18 ans, c'est-à-dire 5 ans après le massacre, il s'installe presque à la Forem. Il s'entraîne, initie des enfants à diverses activités. Il est chargé de mission, se fait des amis? mais toujours en mode silencieux.
Sa s?ur finit par se marier, mais elle le prend avec elle. Il vit chez elle pendant une année, puis décide d'être indépendant. Il se forge seul. «Depuis cet âge, je vis seul, jusqu'à 33 ans, l'âge où je me suis marié.» Son rêve était d'entrer à l'Institut des sports de Sidi Abdellah, mais il lui fallait sacrifier son travail. Pas question, c'était son gagne-pain. Il s'est donc «contenté» de suivre des études en sciences juridiques. D'ailleurs, il interrompt durant deux ans son cursus universitaire, le temps d'acheter une voiture pour «joindre les deux bouts».
Pour Amine, même s'il était entouré de personnes qui voulaient l'aider, comme l'affirme Mostefa Khiati, il s'est pris tout seul en charge. Il fallait éviter le vide, ne plus en parler et essayer de voir vers l'avenir. Après le drame, raconte Amine, à la reprise des classes, très tôt le matin, il sort de la maison, s'installe dans un café en attendant l'heure de la classe.
Et si jamais il a des heures libres dans la journée, il intègre une autre classe. Le plus important est de ne pas rentrer à la maison. Au-delà de 17h, il est aux Scouts jusqu'à 22 h. Un mélange d'activité pour «se fatiguer» et rentrer enfin au «purgatoire», la maison. Ici, tout le monde est silencieux, tous ressentent la même douleur mais surtout évitent d'en parler. «Je ne dormais pas. Heureusement que j'étais un amoureux de la littérature.
J'inscrivais tout dans mon cahier et c'est pour cela que je ne peux pas le lire aujourd'hui. Je n'ai pas envie de replonger, même si je n'ai jamais oublié». Aujourd'hui, à Bentalha, il parle peu aux gens. Quand il est déprimé, il retourne sur les lieux du drame. Il s'est remis à jouer au foot, mais il trouve du mal à se réadapter avec cet environnement. Des personnes qui ont causé son malheur y sont encore. Il les croise même !
Pas forcément des criminels mais des «traîtres». Il se souvient de ce traître qui a suivi sa mère jusqu'à Alger. Il crut comprendre ce jour-là qu'elle travaillait au tribunal. Les terroristes l'ont donc menacée de mort. «Affolée, en sanglots, ma mère vivait dans une peur permanente alors qu'elle était obligée de travailler. Je me souviens de ce jour lorsqu'elle arriva à la maison toute pâle. Elle venait d'être arrêtée par l'émir de la région qui lui signifia qu'elle devait laisser tomber son travail.»
Traître
Cela fait toujours mal à Amine de croiser certains «traîtres». Quand il évoque la réconciliation nationale, il dit : «Les repentis ont besoin d'une convalescence. Une fois l'argent dépensé, ils sont encore une fois attirés par les armes.» A Bentalha, l'atmosphère n'est plus la même évidemment, car la vie a repris avec d'autres personnes.
De nouveaux habitants s'y sont installés depuis, venus de Bab El Oued, de Bab Ezzouar ou d'ailleurs. Des personnes n'ayant pas vécu ce massacre et qui ne trouvent aucune difficulté d'y vivre. «Pendant des années, Bentalha était seulement un hôtel pour moi. J'y vais pour dormir ou plutôt pour m'allonger en attendant le matin», raconte Amine. Lorsque j'ai eu ma 6e, on est tombé sur un faux barrage sur la route menant à Sidi Moussa. «Il a été pris en sympathie par une enseignante de son CEM.
C'est elle qui a décelé en lui les signes d'un syndrome post-trauma lorsqu'elle lui rendait visite à l'hôpital. Aussi, dès sa sortie, elle l'a emmené au Centre de soins psychologiques ouvert en 1999 à Bentalha. Le jeune garçon a depuis été adopté par les psychologues et les éducateurs du centre. Il était devenu un permanent. Il s'est bien intégré à l'équipe du centre.
Cela a beaucoup facilité sa résilience et lui a permis de s'améliorer sur le plan psychologique. Amine est un cas type d'un enfant qui a été victime d'un évènement traumatisant qui a été correctement pris en charge et qui a pu récupérer et s'intégrer socialement», dit encore le Pr Khiati. Mais Amine, qui était très calme lors de l'entretien et qui terminait difficilement ses phrases, hausse le ton lorsqu'il parle de la prise en charge psychologique.
Il en a apparemment marre des «parlottes». «Des profs ou d'autres? personne ne peut comprendre ce que nous avons vécu et ce que nous ressentons aujourd'hui. Même un psychologue ne pourrait pas faire grand-chose ' Lorsque je termine ma séance avec lui, je retourne à cette maison vide, qui me fait revivre mon cauchemar. Je retourne où je ne retrouve plus ma mère, ma s?ur et les miens, déplore-t-il.
Lorsque je sombre dans mon insomnie, ce psychologue dort confortablement chez lui», dit-il. A cette période, Amine aurait aimé trouver facilement des structures sportives pour s'entraîner. «Je me souviens que pour nous faire oublier le massacre, des soirées musicales étaient animées par des chanteuses. A cette période, l'Etat fermait les yeux vis-à-vis des jeunes qui s'adonnaient à la drogue. Je pense que c'était voulu», déplore-t-il.
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