Le théâtre Algérie semble servir de scène à une lutte politique qui
opposerait un courant dit nationaliste à un courant dit islamiste et à côté
desquels gigoterait un courant dit démocratique à la recherche de ses
marques. Les trois courants (le troisième dans une mesure moindre) ont
cependant un point en commun : leurs discours semblent, à quelques nuances
près, interchangeables.
Or dans la mesure
où leurs discours sont quasiment interchangeables, leurs
intérêts ne peuvent en aucun cas être antagoniques. En effet si les
nationalistes ne sont pas moins musulmans que les islamistes lesquels ne sont
pas moins nationalistes que les premiers, et si ces deux courants sont aussi
démocrates que les démocrates qui sont autant nationalistes et musulmans que
les deux premiers, alors la
lutte politique que se livrent (du moins au niveau des
apparences) ces différents courants est inintelligible. Et cette lutte
politique est inintelligible parce qu'elle se présente sur un terrain virtuel
et propose des arguments qui sont étrangers à son essence. Et la compréhension de
cette lutte politique (si lutte il y a) entre les différents courants requiert
le dépassement des discours pour appréhender le non-dit de ces derniers.
La lutte
politique dans une société moderne
(capitaliste) suppose en fait l'existence de forces sociales aux intérêts
contradictoires, lesquelles forces s'affrontent sur l'arène politique en vue
d'une gestion non-violente de leurs conflits. En particulier chacune des forces
en présence tente de présenter ses intérêts différenciés et particuliers comme
les intérêts de la
société dans son ensemble et active en vue de hisser son
idéologie au rang d'idéologie hégémonique(1). Or dans
le cas algérien, l'« individu moyen » ne peut que s'interroger sur le pourquoi
de la foultitude de
partis politiques, lesquels développent des discours quasi-similaires. Il
(l'individu moyen) ne peut, a priori, pas différencier les noyaux des différents
discours qu'il entend. Et il ne peut opérer la différenciation parce
que, dans les faits, il n'y a pas de différence essentielle.
LE NATIONALISME OU LE DISCOURS DE LA RENTE
Ainsi le discours nationaliste constitue, a
priori, un discours déphasé par rapport aux conditions de l'heure. Car ce
discours présente une image figée de l'Algérie (le mouvement historique y est
absent) et l'appréhende comme unité non-contradictoire située en dehors de
l'histoire et agressée en tant qu'entité. Or, les conditions de l'heure ne sont
ni identiques ni semblables aux conditions de l'Algérie colonisée.
Car la
contradiction principale du moment ne lie pas et n'oppose pas
l'Algérie en tant qu'entité à un autre pôle (le colonialisme français) mais lie
et oppose les rentiers du système (le pôle dominant) à toutes les couches
sociales marginalisées (le pôle dominé). Elle se situe donc à
l'intérieur de la
formation sociale algérienne. En ce sens la contradiction formation
sociale algérienne-colonialisme français (ou impérialisme en général) ne peut
être appréhendée qu'en tant que contradiction secondaire. Et celle-là demeure
pertinente parce que les conditions internes le lui permettent, et en
particulier parce qu'un pôle de la contradiction principale
du moment sert de relais au pôle externe de la contradiction secondaire.
Et le discours nationaliste émerge dés lors en tant qu'idéologie
dont l'objectif premier est de voiler la contradiction principale
du moment. Ce discours permet alors, par la pratique de la diversion, au pôle
dominant de la
contradiction principale d'échapper au jugement de
l'histoire. En effet derrière le discours nationaliste dont les tenants sont
apparemment au pouvoir depuis l'indépendance se profile une réalité qui mérite
une attention particulière.
Au niveau économique, la gestion rentière de l'appareil économique a
abouti à la crise. Ni les industries industrialisantes, ni la construction du
socialisme spécifique n'ont résisté à la baisse de la rente pétrolière
dans les années 80 (contrairement à ce qu'avance le discours officiel, la soi-disant « décennie
noire » n'est pas le produit d'une génération spontanée). La baisse de la rente au niveau de cette
décennie a mis à nu les slogans creux des décennies précédentes et a montré la faillite d'un processus
dont la logique était
essentiellement pré-capitaliste.
Des usines qui ne tournent qu'à 15 ou 20% de leur capacité théorique
et une agriculture déficitaire qui distribue des bénéfices aux fellahs n'ont pu
exister que grâce à l'isolement relatif de l'appareil économique domestique du
marché mondial d'une part et à la logistique matérialisée
par la rente
pétrolière d'autre part. L'amenuisement de la rente a montré que
l'importation de quincaillerie n'était pas synonyme d'accumulation du capital.
En ce sens la
crise de l'économie rentière aurait pu amorcer un processus
de mise en conformité de l'appareil productif domestique avec les exigences de
l'heure. L'insertion active dans l'économie- monde requiert de fait une
économie performante selon des critères capitalistes, lesquels ne sont
synonymes ni de «libéralisme débridé» ni de privatisation du secteur étatique.
Or les discours avancés par le pouvoir actuel semblent refléter une
fuite en avant (des-étatisation sans objectifs particuliers et ouverture sans conditions
du marché domestique) laquelle ne peut point constituer une réponse adéquate à la faillite d'une gestion
rentière de l'économie. Car cette réponse ne réalise pas dans les faits un
dépassement de la
logique rentière mais matérialise une réadaptation de cette
dernière aux contraintes de l'heure.
En effet Les mesures concrètes prises par le pouvoir actuel (malgré
le discours) ne peuvent en aucune manière remettre en cause la rente en tant que rapport
social dominant. Au contraire la destruction progressive
de l'appareil économique domestique résultant du désengagement de l'Etat de la sphère économique
et de l'ouverture de l'économie domestique au marché mondial ne peut que
provoquer l'émergence d'une économie de bazar alimentée par la rente pétrolière.
Et cette dernière continuera (malgré les slogans) à structurer aussi bien
l'infrastructure économique (qui tendra à se réduire à des activités de
services) que la superstructure politico-idéologique (qui tendra à
refléter un monde virtuel pour éviter de donner un sens au monde réel).
La
restructuration de l'économie
telle que proposée par le pouvoir actuel, avec la réduction des
dépenses publiques et la
privatisation de larges pans du secteur étatique, ne pourra
alors qu'engendrer un enrichissement accru des couches rentières et une
paupérisation accrue de larges couches sociales (la décennie à venir ne
risque-t-elle pas d'être plus sombre que la décennie noire ?).
Au niveau politique, la
rente en tant rapport social dominant a produit non pas le
citoyen de la société
moderne mais le client de la société archaïque
(pré-capitaliste). Et ce client, vu sa nature, est objectivement un «bras
cassé» (il attend tout de l'Etat-rentier) et subjectivement un «impuissant» (il
n'a pas les moyens de se révolter et attend donc un messie pour le sauver). Son
seul rôle se réduit alors à applaudir le patron (un quelconque représentant de
l'Etat-rentier) pour recevoir en retour des miettes de rente. Et il ne peut
envisager une quelconque promotion sociale qu'en faisant allégeance au patron
et en s'intégrant comme client dans un réseau (sa non-intégration implique sa
marginalisation).
Et cet état de fait engendre la pensée unique (celle
des couches dominant l'Etat-rentier) étant donné que la rente en tant que rapport
social dominant intègre aussi bien le patron que le client dans une relation
non-antagoniste (leurs parts de rente respectives sont quasi-indépendantes). Le
patron et le client peuvent alors fredonner ensemble les mêmes refrains : «
Vive le socialisme spécifique » lorsque les idéologues de l'Etat-rentier
racontaient des histoires de développement autocentré et de justice sociale et
«Vive l'économie de marché » lorsque l'Etat-rentier a été affaibli par la baisse de la rente pétrolière.
Cependant si le socialisme spécifique pouvait être soutenu par un
nombre important de clients (en fait la totalité sinon la majorité des couches
sociales), l'économie de marché (spécifique ?), au regard de l'amenuisement de la rente, accuse un déficit
certain en terme de supporters. Car telle qu'elle émerge, l'économie de marché
proposée ne semble servir qu'un nombre restreint de couches rentières et
marginaliser (exclure ou déclasser) la majorité des couches sociales indigènes. Ces
dernières abreuvées au discours de l'Etat-rentier au faîte de sa puissance ne
peuvent que crier à la
trahison.
Et les couches sociales infantilisées par la logique rentière
et marginalisées par la
soi-disant économie de marché perdent tout repère pour autant
que la majorité des
individus qui composent ces couches ne semble pas avoir atteint le stade de
citoyens. L'Etat-rentier finit ainsi par créer le vide (économique, social et
culturel) autour de lui. Et comme la nature a horreur du vide, ce dernier n'attend que
son remplissage. Les couches marginalisées peuvent dés lors constituer une
masse amorphe apte à servir tout discours ou projet qui leur donne au moins
l'illusion d'être des êtres humains à défaut d'être des citoyens.
L'ISLAMISME OU LE DISCOURS DE LA RENTE
Le courant islamiste (présent au sein du pouvoir depuis
l'indépendance) a alors toute la latitude pour «travailler » la société en canalisant la misère économique
(due à une paupérisation croissante), sociale (due à la destruction des
solidarités traditionnelles), et culturelle (due à la destruction de tout
repère donnant un sens au vécu quotidien) vers le mot d'ordre d'«Etat islamique»(2). L'islamisme apparaît dés lors comme l'unique moyen
apte à déconstruire un système qui se présente comme quasi-immuable.
Cependant, derrière les slogans religieux dont il use à profusion,
l'islamisme est d'abord un mouvement politique qui, à travers le mot d'ordre
fétiche d'Etat islamique, promet de concrétiser toutes les idées généreuses
(justice sociale, solidarité, éthique politique, lutte contre la corruption et la hoggra, etc.) que
l'Etat-rentier n'a cessé d'énoncer pour, en définitive, matérialiser leurs
contraires. Mais le discours islamiste (au même titre que le discours
nationaliste) occulte la contradiction principale du moment.
Et le fardage religieux d'un discours essentiellement politique ne
peut que voiler la
reproduction des couches rentières en tant que couches
dominantes. Car l'application de la
charî'a (notion à laquelle se réduit le discours islamiste)
n'empêcherait nullement les rentiers du système de se reproduire en tant que
tels et les couches marginalisées de se renouveler en tant que telles, étant
donné que les deux pôles feraient partie d'une communauté de croyants régie par
des commandements divins.
Dans cette optique la référence au discours islamiste ne peut que
faciliter la métamorphose(3)
des rentiers du socialisme spécifique en rentiers de l'économie de marché
(comprise comme économie de bazar). En outre la référence au discours
islamiste désarme les couches marginalisées par la distribution de la rente. Car ces couches
ne peuvent pas à priori se révolter contre un ordre prétendu divin. Enfin la référence à de soi
disant critères divins permet de pallier l'essoufflement du discours
nationaliste qui n'est plus porteur malgré la cacophonie officielle.
Le discours islamiste et le discours nationaliste se rejoignent
alors pour tenter de pérenniser le système rentier en accentuant la pratique de la prédation au niveau
objectif et en développant au niveau subjectif la «théorie de l'agression
externe»(4), i.e. l'ennemi principal est toujours
présenté comme un ennemi externe qui manipule des «égarés» pour porter des
coups à la nation et/ou
pour dénaturer l'«islam authentique».
Ainsi les soi-disant nationalistes et les soi-disant islamistes représentent
en fait non pas les deux pôles de la contradiction principale
du moment, mais un seul et même pôle voilé et maquillé différemment selon les
contraintes de l'heure. Et ce maquillage à un rôle primordial pour autant qu'il
matérialise la politique
de la
diversion programmée à laquelle s'attachent les couches
dominant l'Etat-rentier.
Ces dernières représentant dans les faits des couches sociales
archaïques ne peuvent se reproduire en tant que telles que dans la mesure où elles voilent
leur nature vraie, i.e. des couches prédatrices(5)
dont l'objectif ultime est de s'accaparer la plus grande part du
gâteau-rentier. Ainsi la
quasi-identité des discours de divers partis politiques prend
un sens dans la mesure où
le projet social de chacun de ces soi-disant partis se réduit à une course de
position par rapport au robinet de la
rente.
Dans cette optique l'islamisme ne constitue point un dépassement de la logique rentière
du système mais une idéologie de remplacement dont l'objectif ultime est de
pérenniser la rente en
tant que rapport social dominant. Ainsi le patron pouvait satisfaire le client
en lui offrant des miettes de rente et le cheikh pourrait proposer aussi bien
des miettes de rente que l'Eden à ses ouailles. Les contradictions de classe
continueront ainsi à être voilées et la formation sociale
algérienne continuera à tourner en rond. Le dépassement de ce «cercle vicieux»
requiert donc un nouveau discours.
SUR LA
DEMOCRATIE EN DEVENIR
Au regard des contraintes de l'heure (mondialisation des rapports de
production capitalistes) ce discours ne peut être que le discours de la démocratie pour
autant que cette dernière signifie la destruction de la rente en tant que rapport
social dominant et son remplacement par le travail d'une part et l'émergence de
tous les marginalisés sur la
scène politique d'autre part. Et le courant démocratique ne
peut s'imposer (et dépasser sa position marginale actuelle) que dans la mesure où il identifie
l'ennemi principal du moment (les couches rentières dans leur ensemble) en
synthétisant les aspirations justes des couches marginalisées6 par le système
rentier.
Ce courant est dés lors condamné à initier et à participer à la transformation objective
et subjective des clients et des ouailles en citoyens d'une part et à dénoncer
les leurres proposés par le discours rentier dans ses versions nationaliste
et/ou islamiste d'autre part. Ce processus ne peut cependant pas se réaliser à
court terme mais requiert une stratégie de long terme à travers laquelle le
courant démocratique s'impose comme alternative réelle en dévoilant et en
réalisant sa nature vraie, i.e. l'incarnation de la rupture avec l'ordre
rentier.
Notes:
1- Sur le concept Gramscien d'hégémonie, cf. Gramsci, A., 1971, Selections
from the Prison Notebooks, Lawrence and Wishart, London.
2- Cf. par exemple Ghalioun, B., 1997, Islam et Politique, la modernité trahie,
Casbah Ed., Alger.
3- Au niveau apparent, la métamorphose s'opère à travers une ‘omra (au
frais de la princesse en
général) et le remplacement de la bouteille de pinard par un chapelet scintillant.
4- Cette « théorie » permet à certains fossiles ambulants d'avancer
que la crise
algérienne résulterait d'un clash entre civilisations.
5- Dans la
jungle les prédateurs qui s'allient et coopèrent, les lycaons
par exemple, sont plus efficaces que les prédateurs solitaires.
6- Ces dernières peuvent englober aussi bien les entrepreneurs qui
ne pratiquent pas la
politique du bakchich pour pouvoir travailler que les
ouvriers en général en passant par les couches moyennes qui ne cessent d'être
laminées par la politique
de fuite en avant de l'Etat-rentier.
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Posté par : sofiane
Ecrit par : R Bendib
Source : www.lequotidien-oran.com