C'est en sélectionnant les photos pour notre dernier livre en hommage à Mohamed Bouamari, le cinéaste, photos mises à notre disposition par Khadra et Lyasid, ex-collaborateurs et toujours amis que nous avons retrouvé, dans l'une d'entre elles, Bouelem, lui aussi ex-collaborateur toujours ami et pour toujours. Bouelem, qui trônait en plein centre de cette photo, entouré de plusieurs cinéastes et artistes, n'est autre que le sourd-muet de la Cinémathèque. Notre collaborateur, intelligent et efficace durant plus de trente ans, notre ami aussi et surtout loyal et fidèle pour la vie. Nous avons reconnu le personnage dès le premier coup d il, tant il était égal à lui-même, cheveux courts et noirs coiffés soigneusement, barbe rasée de près, tee-shirt blanc immaculé qui dessinait parfaitement les muscles développés de son torse ; il nous faut préciser, ici, que Bouelem a toujours fréquenté et de façon assidue la salle de sports du quartier.
Ce que nous refuserons toujours, à propos de Bouelem, est de le considérer comme un handicapé, comme l'exigent les règles officielles, alors que pour nous, il est un être humain total et entier pourvu de très grandes qualités intellectuelles et manuelles. Nous pouvons témoigner, aujourd'hui, qu'il était le gardien protecteur de toutes les copies de films programmées au musée du cinéma, cinq par jour, et jamais l'une d'entre elles n'a manqué à l'appel. C'est d'ailleurs lui, authentique autodidacte, qui inscrivait le programme à l'entrée de la salle et jamais de faute, il n'y en avait ni sur les titres de film ni sur les noms de leurs auteurs. Il était merveilleux, compétent et efficace lorsque nous montions ensemble une exposition à l'occasion d'une rétrospective, d'un hommage à un réalisateur ou de toute autre manifestation importante qu'il fallait mettre en valeur. Il était adroit, précis et possédait un sens parfait de l'harmonie.
Pour l'appeler, lorsque il était quelque peu éloigné dans les grands halls de la Cinémathèque, il nous suffisait de marteler le sol de nos pieds et Bouelem répondait présent immédiatement. Pour lui transmettre une idée, une opinion, pour lui expliquer un point de vue, le langage des signes était fort approprié et parfois l'écrit était utilisé en complément. Nos échanges coulaient ainsi tranquillement et parfaitement. Nous n'oublierons jamais combien il nous avait été utile pour communiquer avec le cinéaste allemand, Werner Herzog, qui ne parlait que la langue de Goethe, lorsqu'il était venu pour la première fois à Alger présenter son merveilleux film, Les nains aussi ont commencé petits, pour lequel il avait étudié le langage des signes.
Boualem, qui avait un sens de l'hygiène aigu, tenait énormément à la propreté des lieux. Il surveillait tout particulièrement «les chiqueurs» qu'il réprimandait violemment lorsque ces derniers se permettaient de cracher sur le sol. C'est lui, bien sûr, qui réparait les fauteuils, changeait les lampes, ajustait les poignées des portes et effectuait beaucoup d'autres tâches importantes et utiles pour la bonne marche d'un service public, qui recevait jusqu'à 1500 spectateurs par jour. Le miracle avec lui, c'est qu'il a même appris à faire des projections, et il manipulait avec souplesse et dextérité les deux énormes appareils de projection de 35mm, totalement sophistiqués.
Enfin, Bouelem aimait beaucoup voir les films, surtout en compagnie de ses amis sourds-muets du quartier, avec lesquels il partageait ses coups de c'ur, projections fort nombreuses, mais jamais à l'occasion de la journée officielle des handicapés. C'est à la fin de certaines séances que nous l'avions vu, furieux et hors de lui, lorsque le doublage des films était mal fait, ce qui le handicapait beaucoup pour la compréhension de l'histoire et atténuait son plaisir. Sa colère était telle que les sons qu'il émettait étaient si puissants et aigus qu'il nous donnait l'impression qu'un flot de paroles allait jaillir de sa bouche et qu'il allait enfin parler. Notre bonheur, aujourd'hui, en écrivant ces derniers mots, c'est de savoir que l'ami Bouelem, le sourd-muet de la Cinémathèque, saura lire notre texte, seul et en toute autonomie.
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Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Boujemaâ Karèche
Source : www.elwatan.com