
Le 13 février 1960, à 7h04 heure de Paris, une explosion assourdissante retentit dans le désert du Sahara algérien, à une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest de la petite oasis de Reggane. C'est le premier essai nucléaire français, baptisé "Gerboise Bleue", une bombe de 70 kilotonnes – l'équivalent de quatre fois la puissance de celle larguée sur Hiroshima. Cet événement marque l'entrée de la France dans le club des puissances nucléaires, mais il inaugure aussi une ère de contamination radioactive qui hante encore aujourd'hui les populations locales et empoisonne les relations franco-algériennes. Entre 1960 et 1961, quatre explosions atmosphériques ont été réalisées à Reggane, au cœur du Tanezrouft, dans ce qui était alors le Sahara français, en pleine guerre d'Algérie (1954-1962). Ces tests, menés dans le plus grand secret, ont transformé un désert perçu comme "vide" en un terrain d'expérimentation mortel, avec des conséquences environnementales, sanitaires et humaines durables. Cet article approfondi explore l'histoire de ces essais, leur déroulement technique, leurs impacts et les débats mémoriels actuels.
La France, affaiblie par la Seconde Guerre mondiale et humiliée par la perte de l'Indochine en 1954, voit dans le programme nucléaire un moyen de restaurer sa grandeur. Dès 1954, sous Pierre Mendès France, le Comité de défense nationale autorise des recherches atomiques, mais c'est Charles de Gaulle, revenu au pouvoir en 1958, qui accélère le projet pour contrer la supériorité nucléaire des États-Unis, de l'URSS et du Royaume-Uni. Le choix du Sahara algérien s'impose pour des raisons pratiques : un vaste désert isolé, loin des regards indiscrets, et sous contrôle colonial. La construction du Centre Saharien d'Expérimentations Militaires (CSEM) à Reggane débute en octobre 1957, mobilisant environ 10 000 civils et militaires. Des milliers d'Algériens, souvent réquisitionnés comme main-d'œuvre, participent à l'édification des infrastructures : aérodromes, forages d'eau, bases-vie et tours de lancement.
Reggane, oasis historique dans la wilaya d'Adrar, n'était pas aussi désertique que prétendu. À l'époque, environ 60 000 personnes vivaient dans la région, dont des nomades Touaregs et des sédentaires dans la vallée du Touat au nord. Les autorités françaises minimisèrent ces présences pour justifier les tests comme "inoffensifs". Pourtant, en pleine guerre d'indépendance, ces explosions symbolisaient l'acharnement colonial : la France refusait de céder, utilisant le territoire algérien comme cobaye pour sa dissuasion nucléaire.
Les quatre essais atmosphériques à Reggane, tous baptisés "Gerboise" (du nom d'un rongeur du désert), furent les plus spectaculaires et les plus polluants. Ils impliquèrent le Groupe Opérationnel des Expériences Nucléaires (GOEN), une unité du Commandement Interarmées des Armes Spéciales. Les bombes étaient larguées depuis des tours (trois cas) ou au sol (un cas), à une altitude d'environ 100 mètres, orientant la boule de feu vers le sol pour maximiser les données sur les effets – une méthode hautement radioactive.
| Date | Nom de code | Puissance (kilotons) | Méthode | Notes |
|---|---|---|---|---|
| 13 février 1960 | Gerboise Bleue | 70 | Tour (105 m) | Premier essai français ; équivalent à 4 bombes d'Hiroshima. Radiation mesurée : 10 rad/h à 0,8 km du point zéro. |
| 1er avril 1960 | Gerboise Blanche | 6 à 18 | Tour | Réduit pour des raisons techniques ; retombées radioactives détectées jusqu'à 570 km. |
| 27 décembre 1960 | Gerboise Rouge | 10 à 20 | Tour | Troisième explosion ; critiques internationales croissantes sur la pollution. |
| 25 avril 1961 | Gerboise Verte | <5 | Sol | Essai précipité après le putsch d'Alger (23 avril 1961) pour empêcher les généraux rebelles de s'emparer de l'engin. Échec partiel. |
Ces tests cumulèrent une puissance d'environ 100 kilotonnes, soit 2,3 % de tous les essais atmosphériques mondiaux de l'époque. Des expériences biologiques accompagnèrent les explosions : animaux (lapins, chèvres, rats) et mannequins exposés pour mesurer les effets des radiations. Des techniciens, en combinaisons antiradiations, n'avaient que 15-20 minutes pour récupérer les instruments avant les retombées. Une rumeur persistante, alimentée par des témoignages comme celui du cinéaste René Vautier, évoque l'utilisation de 150 prisonniers algériens du FLN comme cobayes humains, ligotés à des poteaux près du point zéro – une allégation non confirmée officiellement mais qualifiée de "crime contre l'humanité" par des associations.
Après ces essais aériens, la France, sous pression internationale et anticipant le Traité d'interdiction partielle des essais nucléaires (1963), passe aux explosions souterraines à In Ekker (150 km au nord de Tamanrasset), avec 13 tirs entre 1961 et 1966. Mais Reggane reste le symbole des explosions visibles, dont les champignons atomiques étaient photographiés pour la propagande gaulliste.
Les conséquences des essais de Reggane sont à la fois immédiates et durables, touchant l'environnement, la santé et les sociétés locales.
Malgré l'indépendance algérienne en 1962 (Accords d'Évian), une clause secrète permit à la France de poursuivre les tests jusqu'en 1967 – 11 explosions post-indépendance. Alger réclame depuis les archives complètes, la localisation des déchets et des indemnisations pour 100 000 victimes potentielles. La loi française de 2010 (loi Morin) prévoit des compensations via le CIVEN, mais seulement un Algérien en a bénéficié sur 545 cas (essentiellement polynésiens).
Emmanuel Macron, en 2021, reconnaît une "dette" envers la Polynésie, mais reste muet sur l'Algérie. Le rapport Stora (2021) appelle à un "travail conjoint" sur les sites, sans suite. En 2025, à l'occasion du 65e anniversaire, des élus algériens et 30 ONG internationales (dont ICAN) exigent une enquête ONU et une reconnaissance comme "crime contre l'humanité". Un symposium algérien en février 2025 et une commission d'enquête française à l'Assemblée nationale marquent des avancées timides. Sur X (ex-Twitter), des posts récents rappellent ces crimes, comme celui de @Tissemch sur les "crimes atomiques" ou @Algeria3New exigeant des excuses.
Les essais de Reggane ne sont pas qu'une relique de la Guerre froide ; ils incarnent le colonialisme nucléaire, où des territoires "vides" masquaient des génocides lents. 65 ans après Gerboise Bleue, la France doit assumer : déclassifier les archives, décontaminer et indemniser. Pour l'Algérie, c'est une question de justice transgénérationnelle, essentielle à toute réconciliation. Comme l'écrit l'historienne Roxanne Panchasi, "le sable lui-même est occupé par l'occupation coloniale". Sans accountability, ce fallout continuera d'empoisonner plus que le désert.
Posté par : patrimoinealgerie
Ecrit par : Photo : Hichem BEKHTI