Les célébrations du fameux Jour J (jour du débarquement des Alliés sur
les plages de Normandie, synonyme de débâcle de l'Allemagne nazie) ont donné
lieu à un déferlement de discours appelant unanimement à préserver la mémoire
de cet événement. Les commentateurs, journalistes et personnel politique, en
profitent d'ailleurs pour disserter à l'infini sur la nécessité de maintenir la
mémoire. Ce maintien, nous expliquent-ils, est le garant de la pérennité de la
Nation, pas moins !
L'importance de la mémoire est telle, de ce côté-ci de la Méditerranée,
que l'on n'hésite pas à la torturer pour qu'elle fasse Å“uvre utile. Ainsi, en
ce jour de glorification de l'Alliance, on remercie les Etats-Unis et… les
autres pour leur contribution à la victoire sur le nazisme. Personne ne
signalera qu'il y a eu, durant la deuxième guerre mondiale, soixante fois plus
de soldats soviétiques tués que de soldats étasuniens. Personne ne rappellera
cette vérité patente que, sans le sacrifice de vingt millions de Russes, sans
la résistance de Stalingrad, le débarquement n'aurait pas été possible et
l'Europe parlerait peut-être aujourd'hui allemand… Par ailleurs, pas
grand-monde pour rappeler le sacrifice de dizaines de milliers d'Algériens, de
Sénégalais, Marocains…, embarqués malgré eux dans une équipée qui ne les
concernait en rien. Il fallait un esprit singulièrement faible, ou retors,
comme celui de l' «humoriste» Debbouze et de son acolyte Bouchareb pour
commettre ce film, Indigènes, qui nous montre de jeunes maghrébins se
bousculant pour monter dans les camions qui devaient les emmener sur les champs
de la bataille qui devait libérer leurs… maîtres ! Signalons à ce propos que
des Alsaciens ont été enrôlés, de force pour la plupart d'entre eux dans les
rangs de l'armée allemande. Personne n'a évoqué la fiction d'une adhésion
volontaire. On appelait ces recrues les «malgré nous»…
L'arme absolue des puissants de ce monde n'est pas forcément militaire ou
financière. Elle réside principalement dans le monopole de l'écriture de
l'histoire du monde dont ils se sont assurés. Tant qu'ils le détiennent, nous
serons prisonniers de l'image qu'ils nous ont assignée, de la place qu'ils nous
ont définie. Ils n'ont même plus besoin de manier le fouet. Nous nous
l'infligeons nous-mêmes. Ils n'ont plus besoin de nous insulter ni de
manifester à voix haute le très réel mépris dans lequel ils nous tiennent. Nous
nous accablons nous–mêmes d'insultes et de mépris. Ils n'ont surtout pas besoin
de s'excuser pour les massacres coloniaux ou esclavagistes. Les descendants des
massacrés leur donnent tous les jours quitus, en ressassant jusqu'à
l'écÅ“urement les bienfaits de la colonisation et le «recul» qu'a constitué la
prise du pouvoir par leurs semblables !
Pour les puissants de ce monde, seule la souffrance des leurs est digne
d'attention. Le Président Français va à Tulle commémorer l'assassinat de 99
Français par les Allemands. Le Premier Ministre va, lui, à Oradour, pour rendre
hommage aux 642 habitants du village tués par les soldats nazis, Allemands pour
la plupart mais aussi, de ces «malgré nous» dont il est question plus haut. Ces
faits se sont déroulés il y a 70 ans. Pas question de les oublier, proclament
les dirigeants français. Ces mêmes dirigeants nous enjoignent «gentiment» de
tirer un trait sur les horreurs de la colonisation et nous exhortent à oublier
tout ça et regarder vers l'avenir, un avenir paré de toutes les vertus, mais
qui sent surtout le gaz de schiste… Ils ne limitent pas l'horizon mémoriel à la
parenthèse de l'occupation allemande. En fait, ils ne lui assignent aucune
borne. Finkielkraut, bien que juif, se réfère à la France du Sacre de Reims. Le
Pen père et fille fêtent Jeanne d'Arc. Astérix le Gaulois triomphe à travers le
monde, dans sa version BD et filmique. Quant à nous, nous cédons facilement à
la tentation doucereuse de l'oubli. Nous le faisons d'autant plus facilement
que nous partageons dans une large mesure le mépris envers les nôtres que
pratiquait la puissance tutélaire. Une partie de nos intellectuels, ceux qui
sont adoubés par la France, s'acharnent à nous convaincre de notre nullité
absolue et de l'inanité de toute velléité de nous considérer comme des
citoyens. C'est sans doute à ce prix qu'ils ont investi les radios, les
plateaux de télévision et les bonnes grâces des éditeurs.
Rien d'innocent là-dessous. Borner notre passé revient à borner notre
avenir et rester dans une position d'éternels obligés de l'ancienne puissance
coloniale.
Les bonnes questions : Pourquoi sommes-nous incapables de commémorer
l'enfumade dont été victimes des Ouled Riah ? Nous en connaissons le lieu et la
date exacte. Pourquoi sommes-nous incapables de commémorer le massacre qui a
vidé le village de Mziene de sa population ? Pourquoi sommes-nous incapables de
nous recueillir au bord des gouffres de Kherrata et de Guelma ? Pourquoi
sommes-nous incapables de nous retrouver, une fois l'an, du côté de Ghriss,
pour rendre hommage aux centaines d'innocents massacrés par la soldatesque
coloniale dans les villages de Ouled Abdelwahed ou de Ouled Sidi el Habib ?
Plus près de nous, pourquoi sommes-nous incapables de faire halte à Bentalha,
Raïs, Had Chekkala, et tant d'autres villages qui ont vécu l'horreur durant la
décennie noire ?
Oublier son passé, c'est se condamner à le revivre. La connaissance de
l'Histoire est donc un impératif vital !
Il ne faut pas se cantonner à la tranche coloniale et, encore moins, à la
période du combat pour l'indépendance. Ce faisant, nous nous comporterions en
supplétifs de l'ancienne puissance coloniale en nous limitant à la période de
sa présence en Algérie. Nous justifierions le discours français qui présente
l'épisode algérien comme une «parenthèse» dans l'histoire de France.
Il nous faut aller plus loin, au-delà de ces bornes, et embrasser
l'histoire de notre pays depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours. Nous
redécouvririons ce qui fait sens. Peut-être parviendrions-nous même à trouver
que ce qui nous divise est au contraire un facteur de rassemblement. Nous
sortirions des querelles aussi stupides qu'inutiles entre arabité et berbérité
en réalisant que ces deux éléments participent, quoi qu'on en pense, à la
personnalité de l'Algérien d'aujourd'hui. A cet égard, pourquoi ne pas
généraliser l'enseignement de tamazight à l'ensemble de notre pays, puisque
cette dimension de notre identité est nationale ? Il faudrait même, selon le
vœu de Madame Benghabrit, le rendre obligatoire. Oui, il nous faut (re)faire
connaissance avec Jugurtha, Massinissa, le royaume de Makoko, et découvrir
comment l'Islam a pu s'implanter assez profondément dans notre pays pour que
l'Andalousie soit conquise par une armée algérienne dirigée par le berbère
Tarek Ibn Ziad !
Plus nous approfondirons la connaissance de l'Algérie, plus nous
élargirons l'horizon temporel vers le passé, plus nous élargirons notre horizon
temporel vers le futur. Nous aurons ainsi le sentiment de participer à une
Å“uvre séculaire qui donnera tout son sens à notre existence, une Å“uvre
intemporelle qui nous dépasse tout en nous justifiant. Peut-être pourrons-nous
sortir des calculs à courte vue qui sont notre quotidien, calculs qui
consistent à bâtir des prospérités illusoires sur le pétrole ou le gaz de
schiste. Nous nous sentirons comptables du sort de nos descendants et peut-être
que nous serons plus attentifs à leur léguer, plutôt qu'un pays aride vidé de
ses ressources, un cadre à parfaire encore et toujours, une idée, un projet, et
surtout, oui, surtout, une mémoire partagée.
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Posté Le : 10/07/2014
Posté par : sofiane
Ecrit par : Brahim Senouci
Source : www.lequotidien-oran.com