Il était une fois
- car c'est par cette formule consacrée que doit commencer cette petite fable -
un fermier d'une cruauté sans égale avec ses animaux. Il les battait, les
insultait et, mille fois hélas, n'avait aucun remord à les affamer. L'homme ne
craignait que le châtelain auquel il devait les deux tiers des récoltes et des
produits du fermage. Une fois l'an, parfois deux mais jamais plus, le châtelain
lui rendait visite. Le fermier se forçait alors à paraître attentionné envers
ses bêtes non sans les avoir menacées auparavant. «Si jamais une seule plainte
s'échappe de vos gueules, je tuerai cinq d'entre vous et je jetterai leurs
carcasses dans la fosse à purin.»
Vint le jour de
la visite. Cette fois-là, le maître du château et des terres était accompagné
de son épouse. «Je trouve que tes bêtes ont l'air bien tristes. Les traites-tu
bien ?» demanda-t-il au fermier qui s'était courbé bien bas. «C'est juste la
chaleur qui les incommode, monseigneur. N'ayez crainte, elles mangent à leur
faim et je les traite aussi bien que possible». Mais le châtelain n'était pas
convaincu. «J'ai vu des bÅ“ufs aux flancs striés. Les bas-tu ?». Le fermier
protesta de son innocence.
«Je vous assure,
mon bon seigneur, qu'il n'en est rien. Il arrive aux bêtes d'être tellement
heureuses qu'elles s'amusent à se rouler sur le sol. C'est ainsi qu'elles se
blessent mais ce n'est jamais grave. Comment pourrais-je les battre alors
qu'elles sont votre propriété ? Je ne suis que votre serviteur et je n'ai pour
seule ambition que de vous rendre encore plus prospère.» Toujours sceptique, le
châtelain s'apprêta à poser une nouvelle question quand il fut interrompu par
son épouse.
«Je ne vois pas
de chats dans cette ferme. Est-ce bien normal ?» interrogea-t-elle. Le fermier
ne s'attendait pas à une telle interrogation. Il réfléchit quelques secondes
avant de répondre. «C'est que, Madame, un chat peut faire de gros dégâts dans
la basse-cour. Je ne suis pas sûr que cela soit une bonne idée d'en avoir. Et
puis, j'ai un chien qui pourrait lui briser le cou.» La châtelaine hocha la
tête d'un air contrarié. «Tu n'as qu'à apprendre à ton chien à respecter les
chats. Vois-tu, j'aime ces animaux. Trouves-en, traite-les comme il se doit et
mon époux et moi seront encore plus content de toi».
A peine le couple
parti, le fermier se mis en quête de chats et n'eut aucun mal à en voler dans
le voisinage. Quand il en compta onze, il les réunit dans la cour de la ferme
en présence du chien. Ce dernier, une bête à la peau galeuse et aux yeux
jaunes, se mit à gronder et à sortir les crocs mais un coup de bâton asséné par
le fermier l'assomma à moitié. «Je suis votre maître» dit ce dernier à
l'adresse des félins. Si vous tentez de fuir la ferme, je lâcherai ce chien à
vos trousses et il ne lui faudra guère de temps pour vous retrouver et vous
déchiqueter. Désormais, vous m'appartenez et je suis votre unique protecteur.
Mais attention, si un seul poussin disparaît du poulailler, je tuerai l'un
d'entre-vous au hasard. Est-ce bien compris ?»
Jugeant que
l'approbation craintive de la meute n'était pas venue suffisamment vite, le
fermier pris son bâton et fracassa la tête du chat le plus proche de lui.
«Maintenant, vous n'êtes plus que dix» dit-il en riant avant d'assener au chien
plusieurs coups sur l'échine. «Voilà ce qui t'arriveras et bien plus si jamais
tu oses t'attaquer à l'un de ces chats. A partir de maintenant, ils se
nourriront de ta pâtée. Si tu veux manger, tu n'as qu'à chasser les souris et
les mulots. Et, à chaque fois, tu leur donneras la moitié de tes prises.
Garde-toi d'oublier qu'ils ont tous les droits sur toi».
Plusieurs mois
passèrent. Bien nourris, les chats grossirent mais, en réalité, ils n'étaient
guère heureux. Chaque jour, ou presque, le fermier s'ingéniait à leur faire
peur. «Je vous avertis que le chien rêve de vous tuer tous. Je pourrais
l'autoriser à le faire, qu'en pensez-vous ? Il attendra la nuit et votre
sommeil pour en terminer avec vous. Cela vous apprendra à m'être si peu
reconnaissants.» Puis l'homme, bâton à la main, se mettait à la recherche du
chien. A force d'être battu, ce dernier avait appris à vite s'éloigner mais il
ne pouvait échapper aux grosses pierres que son maître lui lançait. «Touche ne
serait-ce qu'à un poil de ces chats et tu iras nourrir les corbeaux.» le
menaçait-il.
Arriva ensuite la
nouvelle visite du châtelain et de son épouse. «Ta ferme me rapporte toujours
autant d'argent mais tes voisins me disent que tu continues à maltraiter tes
bêtes. Est-ce bien utile d'être aussi cruel ?» demanda-t-il au fermier qui
s'empressa de nier. «On vous ment messire. On me jalouse. Il n'y a pas meilleur
protecteur que moi pour ces animaux. Regardez ces chats. Observez comme ils
sont bien gras et bien portants. Personne d'autre que moi ne connaît mieux
leurs besoins».
A ces mots, la
châtelaine se mit à battre des mains. «Mon bon ami, cessez d'importuner cet
homme admirable. Voyez comme il traite si bien ses chats. Accordez-lui votre
confiance une bonne fois pour toute, il la mérite.» Le châtelain accepta de
mauvaise grâce et décida qu'il était temps de rentrer au château. «Je trouve
tout de même que ce fermier est une brute» dit-il à son épouse sur le chemin du
retour. «De quoi vous plaignez-vous ? s'impatienta
cette dernière. Il rend vos affaires florissantes et traite convenablement ses
chats. Imaginez ma peine s'il en était autrement».
Il en fut ainsi
jusqu'à un matin où la foudre tomba dans un champ. Effrayés, les bÅ“ufs et les
moutons se mirent à courir dans tous les sens, piétinant le fermier qui, devenu
dur d'oreille, ne les avait pas entendu venir. Le méchant homme passa très vite
de vie à trépas mais ses bêtes ne s'en rendirent même pas compte et
poursuivirent leur course. Seul le chien comprit ce qui venait de se passer.
Craintif, il pensa d'abord s'allonger à côté du fermier pour hurler comme il ne
l'avait jamais fait. Mais une étrange sensation lui commanda de retourner vers
la ferme.
Il y trouva les
chats, paressant comme à leur habitude dans la cour. Ils le toisèrent avec
mépris et aucun d'entre eux n'esquissa le moindre geste alors qu'il
s'approchait. Quand ils comprirent, il était bien trop tard. Le carnage ne dura
que quelques minutes et aucun félin n'en réchappa. Quelques semaines plus tard,
le fermier fut remplacé par un métayer un peu moins cruel. De nouveaux chats
firent leur apparition dans la cour et les bœufs et les moutons ne furent plus
autant maltraités. Quant au chien, il s'en revint à son attitude docile,
attendant tranquillement que la foudre ne frappe de nouveau.
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Posté Le : 23/06/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Akram Belkaid: Paris
Source : www.lequotidien-oran.com