Algérie - Energie

Qui contrôle le niveau de production du pétrole algérien ?


La nouvelle loi sur les hydrocarbures a mis beaucoup de temps pour être adoptée et publiée dans le journal officiel. Entre la parution de l’avant-projet de loi et la publication de la loi, il a fallu presque cinq ans, au cours desquels le projet a été présenté et débattu dans la presse par des experts qui, tour à tour, saluaient son adoption ou le dénonçaient.

Mais ce débat s’était surtout focalisé sur une question quasi idéologique, à savoir la possibilité ou non de la privatisation de la Sonatrach, comme si la privatisation d’une activité économique passait nécessairement par la privatisation de l’entreprise publique (1). Cette entreprise, pour des raisons multiples, est toujours considérée à la fois comme le prolongement de l’Etat, le «caissier principal» de l’économie et peut-être la seule entreprise viable du pays. Dans l’imaginaire collectif, elle a donc un statut, au sens non juridique du terme, tout à fait particulier. Pour tous ceux qui assimilaient la gestion de l’économie à la gestion de la rente énergétique, il était tout à fait impensable d’envisager la cession d’une partie de la propriété des actifs de cette entreprise. Par contre, les défenseurs du projet ont développé un argumentaire spécifique et quasi exclusif sur ce champ en démontrant qu’aucun article de la nouvelle loi ne vise la privatisation de l’entreprise elle-même. L’enjeu essentiel de cette loi ne fut pas réellement mis en évidence. Elle peut être applaudie, car elle vise une séparation nécessaire entre l’Etat et une entreprise publique qui a fini par confondre la gestion de la rente nationale avec la gestion de ses ressources propres. Elle peut être appréciée également par principe, car l’exercice du monopole économique a rarement produit une gestion rationnelle de ressources importantes.

 La loi vise principalement la définition du régime juridique des activités de toute la chaîne pétrolière et gazière (de la recherche-exploration à la distribution des produits raffinés) et également les droits et obligations de toutes les personnes (au sens juridique) appelées à exercer ces activités. Ces dispositions mettent fin au monopole qu’exerçait Sonatrach sur la plupart des activités de cette chaîne. Dorénavant, toutes les activités de la chaîne relèvent de l’acte commercial susceptible d’être exercé par n’importe quel agent économique national ou étranger. Bien sûr, la loi prend le soin de préciser (article 3) que l’Etat, au nom de la collectivité nationale, reste le propriétaire unique des ressources en hydrocarbures du sol et du sous-sol, découvertes ou non.

 La question qui se pose est de savoir si le principe de la propriété de ces ressources, rares et non renouvelables pour le pays, constitue une garantie réelle contre les usages que peuvent en faire des multinationales puissantes mues par des stratégies qui correspondent rarement aux objectifs de développement d’un pays.

 L’adoption de cette loi constitue certainement une évolution importante de la fonction économique de l’entreprise Sonatrach. Mais cette évolution a-t-elle attendu la promulgation de la loi, en juillet 2005, pour s’opérer dans les faits ? D’un autre côté, quelles sont les conséquences prévisibles de cette évolution ?

 

1. Les données publiées dans le rapport d’activité de Sonatrach (2) de l’année 2004 permettent de mettre en relief cette évolution profonde qui s’est opérée depuis l’année 2000.

 En effet, depuis l’année 1995, on constate un développement important de la production algérienne d’hydrocarbures qui, en 10 ans (1995-2004), a enregistré une croissance, en volume, de 33 %. Aucun secteur n’a enregistré une pareille performance au cours de cette période. Néanmoins, cette performance ne concerne pas de manière identique les différentes composantes de cette production. Le GPL qui ne représente que 5% de la production globale en 2004 a enregistré la plus forte hausse en dix ans avec un taux de 80%. Il est suivi par le pétrole qui représente 27 % du total avec une croissance de 56,5 % en dix ans. La production du gaz naturel (60 % du total) a augmenté de 26%. Le pétrole est donc le vecteur principal de cette forte croissance. Il l’est d’autant plus qu’il représente, avec les produits pétroliers, l’essentiel des recettes d’exportation en 2004, soit 63,3%. Tout seul, le pétrole brut a représenté, au cours de cette année, 40 % de ces recettes.

 

2. Ce développement de la production globale des hydrocarbures ne résulte pas principalement de l’entreprise Sonatrach. Sa part propre dans la production globale a connu deux mouvements au cours de cette période. Entre 1995 et l’année 2000, la production globale de Sonatrach est passée de 166 à 184 millions de TEP (tonnes équivalent pétrole), soit une croissance de 11%. Mais un mouvement inverse s’est enclenché, depuis l’année 2000, pour atteindre en 2004 un volume de production de 168 millions TEP, soit le niveau de production de l’année 1996, comme le montre le graphique ci-dessous. Pourtant le niveau d’investissement de l’entreprise elle-même reste élevé, en 2004, avec 2,4 milliards $ comparativement à celui des compagnies étrangères qui ont réalisé 1,5 milliard $, soit 38,5 % des investissements réalisés dans le secteur (3).

 

3. En fait, cette baisse de la production propre de Sonatrach s’est faite au profit des entreprises étrangères qui se sont installées au cours de cette période en Algérie et travaillant en association avec Sonatrach. La part de la production des associés étrangers a connu une forte croissance puisqu’elle est passée de 1,2%, en 1995, à 25 % de la production totale en 2004. Autrement dit, le quart de la production des hydrocarbures en 2004 est dorénavant directement contrôlé par des sociétés étrangères.

 

4. Mais le processus le plus important concerne le pétrole brut. Tout d’abord, il y a lieu de remarquer que la production propre de Sonatrach n’a cessé de baisser, au cours de cette période, passant de 35 millions TEP en 1995 à 29 millions TEP en 2004. Il s’agit d’une baisse de l’ordre de 17 % en dix ans. Par contre, la production pétrolière des sociétés étrangères a marqué une très forte hausse au cours de cette période. Elle est passée de 0,7 à 30 millions TEP, soit une multiplication par 42 fois du niveau initial de leur production.

 Le développement de la production pétrolière en partenariat avec des sociétés étrangères s’est effectué au détriment de Sonatrach. Cette entreprise publique a perdu le contrôle sur la majorité de la production pétrolière algérienne. Sa part dans la production pétrolière totale du pays est passée de 98%, en 1995, à seulement 49 % en 2004. Les sociétés étrangères contrôlent dorénavant plus de la moitié du pétrole produit en Algérie depuis l’année 2004. Il y a lieu de noter que cette «contre-performance» de Sonatrach intervient au moment où elle fête son quarantième anniversaire !

 

5. Cette situation est en fait le résultat d’investissements importants réalisés par les compagnies étrangères au cours de cette période. A titre illustratif, il est important de noter que le volume des investissements dans ce qui est appelé «l’activité Amont» regroupant les opérations de recherche, d’exploitation et de production des gisements d’hydrocarbures est passé de 206 à 190 milliards de dinars entre 2003 et 2004, soit de 2,85 à 2,60 milliards de dollars. La part propre de Sonatrach dans les investissements globaux de l’activité Amont est passée de 27 % en 2003 à 39 % du total en 2004.

 Ce niveau d’investissement explique-t-il la prédominance de plus en plus grande des compagnies étrangères dans le secteur des hydrocarbures.

 Bien entendu, la contrepartie de ces investissements réalisés par des compagnies étrangères est très lourde pour l’économie nationale. Le rapport de conjoncture de la Banque d’Algérie pour l’année 2004 explique que les exportations d’hydrocarbures ont atteint 31,5 milliards de dollars en 2004 (4) en augmentation de 31,1 % par rapport à l’année 2003, mais «la part des associés de Sonatrach dans les exportations d’hydrocarbures est également haussière avec 10 % au titre de l’année 2004. Les transferts des associés de Sonatrach ont atteint 3 milliards de dollars E.U en 2004 contre 2,3 milliards de dollars E.U en 2003 et 1,6 milliard de dollars E.U pour l’année 2002».

 Ainsi, en 2004, 10 % des recettes d’hydrocarbures vont dans les caisses des compagnies étrangères. Par ailleurs, ces transferts de ressources vers l’étranger ont connu une croissance de 88% en seulement deux ans. Ce mouvement continue puisque la Banque d’Algérie note, dans son dernier rapport, que les transferts, au seul titre du premier semestre 2005, ont atteint 2,1 milliards de dollars (5).

 A titre seulement de comparaison, il est important de savoir que le volume des investissements directs étrangers (IDE), réalisés tous secteurs d’activité confondus, en Algérie, au cours des trois dernières années (2002-2004) a atteint 2,581 milliards $ dont 45 % sont américains (6). Ces données montrent que les rentrées de capitaux sont inférieures aux sorties. Il s’agit là de l’une des premières conséquences de l’ouverture de l’économie algérienne.

 

6. A l’examen du niveau des réserves de change accumulées au cours des dernières années (32,9 milliards $ en 2003 et 43,1 milliards en décembre 2004), on peut se demander pourquoi une course forcenée à l’investissement dans le domaine pétrolier notamment, puisque non seulement l’économie n’a pas une grande capacité entrepreneuriale et ne peut utiliser de manière productive toutes ses réserves de change, mais de plus, les exportations se réalisent en dollars US et cette monnaie connaît un flottement important par rapport à l’euro qui constitue la monnaie principale de nos importations. Un simple raisonnement de bon sens aurait milité en faveur de la stabilisation du niveau de production du pétrole brut sans chercher à l’accroître, d’autant que les réserves prouvées de pétrole sont limitées et la consommation nationale devient de plus en plus importante. D’ailleurs, même le dernier rapport du FMI recommande, entre autres, deux choses essentielles «•assurer une utilisation transparente des recettes-hydrocarbures afin de limiter les problèmes de gouvernance et le gaspillage; • conserver une partie des richesses en hydrocarbures pour les générations futures».(7)

 Mais ce raisonnement pouvait se tenir quand notre pays avait un seul opérateur public dans le domaine pétrolier, à savoir la Sonatrach. En fait, notre pays n’a plus de maîtrise totale sur le niveau de la production pétrolière. Le volume de la production pétrolière du pays est passé de 41 à 59 millions de TEP entre 2000 et 2004. Sur ce volume, la part contrôlée par les compagnies étrangères est passée de 9 à 30 millions de TEP. Comment dans ces conditions peut-on réduire la production pétrolière quand la décision appartient aux compagnies étrangères ? Les compagnies étrangères investissent, quand il y a une forte rentabilité, et maximisent la production quand elles sentent que la demande est insatisfaite et surtout dans une situation où l’augmentation de l’offre n’empêche pas les prix de galoper comme c’est le cas depuis deux ans.

 Finalement, ce processus de dépossession de l’Algérie de sa décision pétrolière s’est opéré depuis quelques années déjà sans attendre la promulgation de la nouvelle loi sur les hydrocarbures qui étend la possibilité d’intervention des sociétés étrangères, en tant que telles, et leur donne une assise juridique et une garantie encore plus fortes.

 

Notes

 

1- L’économiste hongrois, J. Kornai, connu pour ses travaux sur l’économie de pénurie, a été l’un des spécialistes des pays de l’Est à souligner la supériorité de la privatisation des activités sur celle des entreprises publiques notamment dans les ex-pays socialistes, in Kornai J., Le passage à la propriété privée, Finances et Développement, FMI, septembre 2000.

2- Sonatrach (2005), Rapport Annuel 2004, Direction Générale, 93 p, juillet 2005

3- Sonatrach (2005), Rapport Financier 2004, Direction Générale, 26 p. juillet 2005.

4- Banque d’Algérie (2005) Tendances monétaires et financières du second semestre 2004, juillet 2005.

5- Banque d’Algérie (2005) Tendances monétaires et financières du premier semestre 2005, novembre 2005

6- United Nations Conference on Trade and Development (2005), World Investment Report 2005 , Nations Unies, Genève 2005, Pour le Maroc, le stock d’IDE, entrés en trois années a atteint 3,648 milliards $, et, en Tunisie, 2,044 milliards $.

7- Fonds monétaire international (2005), Rapport du FMI No.05/50, Rapport des services du FMI pour les consultations de 2004 au titre de l’article IV avec l’Algérie, Février 2005, 62 pages.

 

 

 


 




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