Algérie - Mohamed Dib

Mohammed DIB : « Le Diseur de vérité »



Lorsque dans l’histoire d’une nation, la situation sociale n’exprime pas l'aspiration géné­rale, lorsque la voix de l’objectivité et de la rationalité est brimée et étouffée au nom d'une exigence faussement élevée au rang de Vérité, deux voies sont à la disposition de celui qu'on appelle " le démasqueur d'idéal " : le penseur, l'Écrivain digne de ce nom. L'une de ces voies, c’est l'expression claire et simple, la dénonciation ouverte et franche de ceux qui ne sont plus à la hauteur de ce qu'ils entreprennent. La deuxième voie est celle de l'expression déguisée, la dénonciation latente de ces mêmes individus ; Socrate a choisi la première démarche, Ibn el Mouquafâa - et plus tard Jean de la Fontaine - la seconde. Mohammed Dib a opté pour la première voie.

Mohammed Dib est universellement connu ; sa veine romanesque, son théâtre ses contes, ses recueils poétiques en font un écrivain de talent.

Son oeuvre commence par la célèbre trilogie " Algérie " ( La grande maison - L'incendie - Le métier à tisser ) "épopée de la faim et de la misère " nous révélant un homme de lettres qui allait, " grâce à son inspiration dense et sereine, s'exprimer dans tous les genres. "

La chronique algérienne continue dans les romans, recueils de nouvelles ou poèmes que nous allons citer dans cet exposé, ou bien dans les autres ouvrages ( Dieu en Barbarie , 1970, et Le Maître de chasse , 1973 , ainsi que la pièce Mille Houras pour une gueuse , 1980} ; dans la seconde partie de son itinéraire intellectuel ( Habel, Les terrasses d' Orsol, Le sommeil d'Ève, Neiges de marbre, Si Diable veut, etc.... ) comme dans ses poèmes ( Formulaires, Omnéros, Feu beau feu, etc...) ou dans sa `Louange', ( L' aube Ismael , paru aux Editions Tassili ) Mohammed Dib explore de nouvelles voies tout en menant " une réflexion profonde sur la valeur de la parole et de l' action ".

Certaines de ses productions littéraires " insérées dans un espace indéterminé , de coloration méditerranéenne , dans un temps contracté - ou en marge de lui - , puisent fréquemment dans le fantastique ou l'irréel, leur pouvoir émotionnel " Dans un " univers concret mais ensorcelé " les personnages de Dib sont livrés à la " double confrontation de la lumière et de la misère " . Ajoutons que Mohammed Dib manie " admirablement la langue française qu'il enrichit en la dotant d'une intonation nouvelle, d'un système de référence à la pensée algéro-islamique, ce qui donne à son oeuvre ce parfum singulier et ce ton qui ne s’imite pas. "

M. Dib n' est pas un simple narrateur appliqué, qui porte témoignage sur l’histoire d'un peuple aux déchirures multiples ; certes son ouvre reflète, en quelque sorte, les tragédies vécues par l'Algérie : douleurs nées d'une lutte permanente qui façonne la conscience d'une grande nation ; mais c'est surtout la quête incessante, à travers une production poétique ou romanesque riche et dense, qu' il conduit d' étape en étape : de l’éveil d' une société tradi­tionnelle au monde nouveau, puis l’émigration et l’exil, jusqu'à " l' aventure intérieure ", Mohammed Dib " interroge sans fin le miracle " d' un " monde qui se dérobe " suivant le long parcours qui mène, pourquoi pas, vers la perfection !

Nous nous limitons, pour ce qui nous concerne, à présenter ce qu' on appelle commu­nément la première période de l' oeuvre de Mohammed Dib.

Considéré par certains comme le pionnier de la littérature algérienne - plus précisément la nouvelle littérature algérienne représentée par ailleurs par Kateb Yacine , Mouloud Fe­raoun, Mouloud Maameri , Assia Debbar - il fut connu du public algérien à la parution de son premier roman " La grande maison " .

Pour ceux qui le connaissent Mohammed Dib est un homme d' allure très simple. Il appartient à la race des gens timides, très doux, d' humeur égale, de ceux qui se rendent attachant par leur grandeur d' âme et leur bonté naturelle.

Il est né le 21 Juillet 1920 à Tlemcen. Issu d' une grande famille de cette vieille cité royale , - ses parents descendaient d' une longue lignée de propriétaires terriens dépossédés de tous leurs biens par l' occupant étranger -il vécut conformément aux traditions de sa ville : sa jeunesse fut, en tous points, celle de tous les jeunes tiemcéniens, c' est à dire soumis à des règles bien précises, à un idéal qui semblait - et qui semble encore - répondre à des lois rigoureuses. Il a hérité de ses parents ( son grand père Ghouti Dib et son grand oncle Mo­hammed Dib furent parmi les plus grands musiciens de leur époque en même temps que des hommes de culture, gardiens vigilants de notre patrimoine commun ) une admiration au ­dessus de l' ordinaire pour la musique classique algérienne.

C'est à Tlemcen toujours qu'il fit ses études secondaires, puis à Oujda. Malgré le comportement détestable de l’administration coloniale - cela est notoire - il arriva tant bien que mal à l'école normale ; il fut instituteur à Zoudj-Routes, un petit bourg frontalier où il enseigna pendant près d' un an avant de démissionner. En 1941 il devint comptable. Sa parfaite connaissance de l' anglais - il publiera plus tard quelques nouvelles dans cette langue - lui permet alors d' obtenir un poste d' interprète en 1942 . Viendra ensuite une longue période d' inactivité qui lui fit sentir plus amèrement encore sa condition sociale . Ii essaya plusieurs métiers, entre autres: peintre, dessinateur ... En 1950 il commença une brève carrière de journaliste à " Alger Républicain " jusqu' en 1952, date de son retour dans sa ville natale .

Entre temps, il collabora à différentes revues : " Les lettres " , " Les cahiers du sud " , puis aux premières revues proprement algériennes " Forge ", "Soleil " et l' éphémère " Terrasse " dont ne parut qu' un seul numéro.

Sa collaboration à ces revues fut essentiellement à caractère littéraire, du reste, de son propre aveu, il garde un désagréable souvenir de son expérience de journaliste, tant il est vrai qu’à l’époque la politique n’était en fait qu’une trame de jeux hypocrites, de mensonges et de trahisons.

Dans ses trois premiers romans ( " la Grande Maison ", " l’Incendie " et " le Métier à tisser " ) Dib a écrit pour un public algérien. Quand on sait que le régime colonial a tout fait pour nous maintenir au plus bas degré, étouffant notre culture pourchassant nos intellectuels, falsifiant sans vergogne notre passé plusieurs fois millénaire, tentant de détruire en nous ces qualités qui font notre algérianité : l' amour de la liberté et de la justice, la fierté d' être ce que nous sommes, notre légendaire solidarité, la tentative de Mohammed Dib semblait, à priori une gageure !

Quel algérien, en lisant " La grande maison " par exemple, ne se sentait pas concer­né par les problèmes quotidiens qui se posaient à chacun de ses personnages ! Aïni était certes la mère du jeune Omar, mais dans ses expressions, ses manières d'agir et de penser, ses attitudes devant les difficultés répétées et inextricables son combat permanent pour la vie de chaque jour - que dis-je, de chaque instant - elle était notre Yemma commune ! Lequel d'entre nous ne retrouvait pas, dans une certaine mesure, en Aïni le portrait de sa mère algérienne ?

Les co-locataires de " Dar Sbitar " , même si - pour certains d' entre eux - aucun lien de parenté directe ne les liaient, formaient néanmoins une petite famille - et même plus - une société réduite à la plus grande misère, une société déchue au plan matériel mais luttant en­core et toujours pour rester elle-même, pour ne pas se disloquer puis fondre dans le mal­heur... " Notre malheur est si grand, dit l' écrivain dans la " Grande Maison ", qu' on le prend pour la condition naturelle de notre peuple ! "

En 1954 paraît le second roman de Mohammed Dib " L'incendie " ; la date de parution et le titre de cet ouvrage sont terriblement prophétiques. L'histoire est réelle, elle s'est pas­sée dans le constantinois vers 1950 et l'on sait que les incendiaires ont été punis de lourdes peines. Ce roman est un témoignage sur la détresse de nos paysans ; leurs conditions misérables, sur la tyrannie coloniale que le vieux Benyoub exprime en ces termes. " Ah ! Tous les jours ils nous enlèvent un lambeau de notre propre chair ! A la place, il ne demeure qu' une profonde plaie d' où coule notre vie. Ils nous font mourir à petits feux, veine par veine ! Mes voisins, tuez-vous à la tâche plutôt que de céder vos terres, de les abandonner ; mourez plu­tôt que d'en lâcher un seul pouce, si vous abandonnez votre terre elle vous abandonnera, vous resterez vous et vos enfants misérables toute votre vie " .

Mais c'est aussi le témoignage d' une révolte contre un système d' existence : " Un jour viendra où nos enfants nous demanderons des comptes terribles. lls se lèveront pour nous maudire ... J' entrevois l' avenir... je vois mes petits enfants justement irrités charger d' anathèmes la mémoire de leur aïeul ..." . Nous retrouvons ici aussi le jeune Omar, le héros de la " Grande maison ", influencé par Commandar, un vieil homme infirme qui, tout en per­sonnifiant la continuité du temps, dénonce ce qui avait l' air d' être le vrai visage de l' Algérie mais qui n' était que simple surface, qu'une sorte d' image reflétée par un miroir déformant , " ce visage façonné par la colonisation ".

En 1957 " Le métier à tisser " vient clôturer la trilogie " Algérie " ; dans ce roman Mohammed Dib nous fait pénétrer dans les ténèbres oppressants d' une cave où Omar, devenu maintenant un adolescent, travaille chez des tisserands aux discussions interminables ..." Écrasés par la faim et la misère ...des hommes faméliques que gêne la lumière du jour ...des hommes qui deviennent brutes parfois, des hommes qui ne se sentent à l'aise que dans leur malheur , que dans l'obscurité de cette cave où même l’ air se fait rare... Mais néanmoins des hommes qui tendent la main non pour mendier leur pain ou un peu de pitié , mais pour saisir une autre main fraternelle " . ( On se souvient qu’ un extrait du " Métier à tisser " a paru dans la revue progressiste de P. Cot sous le titre de " Frères humains ".)

Ces trois premiers romans sont loin de former un ensemble bien équilibré et achevé dans la mesure où l'écrivain " se garde de tout préméditer quant à l’ élaboration de ses œuvres " ; il préfère, quand il entreprend la création d' un poème ou d' un roman, aller vers l' inconnu, à la découverte de quelque chose qu' il ignore mais qui finalement porte témoi­gnage et donne voix à tout un peuple, c' est une sorte de plongée dans le passé de l' Algérie et de ses héros. En vérité M . Dib a eu le projet de nous offrir une " vaste tranche de durée vécue ", faire apparaître toute une époque à travers l'épopée d' une famille.

Dans l' intervalle de la parution des deux derniers romans, un recueil de nouvelles " Au café " sort chez Gallimard . Dans les sept cours récits qui composent ce livre, l'écrivain cède souvent sa place au poète pour nous peindre des paysages inondés de lumières, cet ouvrage, bien accueilli par de nombreux critiques, confirme le talent de notre homme de lettres.

En 1961, " Ombres gardiennes " , un recueil de poèmes, fait attribuer le " Prix René Laporte " à M . Dib ; il y chante l' amertume de l'exil, la tristesse de la nostalgie, les douleurs d' une Algérie enceinte qui va enfanter l' avenir ; et dans les soirs amers de Paris, il a des visions d'horreur, l'obsession d'une Algérie toujours debout, toujours présente..." Il chante l'Algérie avec ce parler de soldat dans la nuit, écrit Aragon dans la préface " d'Ombres gardiennes ", le vocabulaire du ratissage, le commentaire de la torture et de la faim ".

Cette poésie est " d'une haute tenue , sans effets faciles ni éloquence , toute en filigra­nes, en allusions, en reflets secrets ". Avec le regret du pays : Port est un poème qu'on de­vrait lire dans les lycées, au même titre que Les Regrets de Du Bellay. ( Le livre d' or de la Poésie française, P. Seghers )

Auparavant en 1959, au plus fort de la guerre, ta répression française se faisant de plus en plus féroce, apparaît " Un été africain ". M. Dib nous fait entrer dans des milieux sociaux bien différenciés ; cependant les personnages pris dans le commun sont, en quelque sorte, représentatifs de la moyenne générale de la société algérienne.

Bien évidemment, le héros du roman demeure toujours la guerre et ses personnages, placés face aux événements sanglants, n'arrivent pas à en saisir la signification : ce sont, ou bien des témoins ou bien des victimes ... Zakiya est une jeune bachelière qui ressent, avec un malaise croissant, le vide et l'absurdité de la vie de son entourage : " Mes parents, dit-elle, seraient-ils mes propres ennemis ... Je n'éprouve que rancune et haine pour l'existence qu'on m'a donnée...". C'est une jeune fille née pour la liberté, qui prend conscience de sa condition de femme libre ; elle risque facilement de devenir une sauvage ou une nihiliste ! Une seule issue s'offre à elle : l'engagement et l'action qui donneront à sa vie l'ordre et la signification qui lui manquent .

En opposition à Zakiya l' autre personnage, Djamel, nous est présenté comme un rêveur sans volonté, un velléitaire un être brisé dans ses espérances vidé et sans âme, qui n'est plus capable de réaction. Devenu amorphe, il compense ses faiblesses, les laideurs et les mesquineries de sa pauvre existence par des fantasmes, des rêves de gran­deur et de puissance .

Les Zakiya ont été nombreuses en Algérie : elles s'appelaient Djamila Bouhired ou Ma­liha Hamidou ; mais les Djamel ont été plus nombreux encore : ce sont les mécaniques brisées d' un régime d' oppression, les victimes malheureuses qui ont peuplé nos hôpitaux psychiatriques ou déambulé sans fin errant sur le pavé de nos rues .

Dans " Un été africain " M. Dib nous présente la désagrégation de certaines âmes face à la mort quotidienne et aussi la réaction saine et le sursaut de vitalité de ceux par qui l'Algérie devait survivre.

"La Danse du roi " (Publié aux Editions du Seuil en 1968), livre que M. Dib acheva en 1967, est d' une brûlante actualité : c' est l' histoire d' une femme et d' un homme, d' une ren­contre de deux êtres façonnés par la guerre ; leurs destins bien que différents - ou plus exactement dissemblables - se complètent. La femme, Arfia , " n'arrive pas à oublier l'existence qu'elle a menée dans les djebels. Un espoir y était né qui ne lui paraît pas être parvenu à terme... La paix pour elle est une paix inachevée ".

L'homme, Rodwan, ancien fidaï, a connu la violence de la ville, une violence telle que " une fois la paix revenue, la vie, à commencer par la sienne, lui semble manquer de réalité ", c'est un être éparpillé qui se cherche, faisant appel " à tout événement antérieur susceptible de l'aider à se réincarner ".

L' homme et la femme se parlent, " leur double expérience les incite à se recréer, et à recréer ce qui leur manque , par la parole ". Ce livre admirable " se veut la geste non du héros , mais de ce roi que le dernier des humains demeure en dépit de tout ". Nous y retrouvons l' univers étouffant de la guerre avec " du soleil comme s'il n'aurait dû faire plus jamais nuit ", (p.18 ) et la faim torturante à hurler !

Arfia, après son retour au village natal, n' a trouvé personne pour la reconnaî­tre : "...même les chiens qui m'aboyaient après ne s'approchaient pas de moi ... J' étais toute seule °. ( p.176)... Elle parle sans cesse de ses compagnons morts au combat, là-bas " près du Pic des Corbeaux ° mais toujours présents, vivants dans sa mémoire, avec leurs phrases simples que répète l'écho de ses cauchemars.

II y a Babanag, cet être difforme " sorti de rien. D'une nuit "... pour qui " manger c' est une chose qui compte " (p.152 ), parce qu' il n' a pas appris à supporter la faim.. Et Slim vou­lait " savoir si la vie allait changer ". Et Arfia qui répondait : " Tout change, Slim … tout ce qui peut vivre ! Tout çe qui mérite qu’on se batte pour ! Rien ne peut rester comme avant ! " ( p.99 ). Mais maintenant elle se pose la question : " Les Babanag changeront-ils jamais ? " (p.158)

Ce sera le père de Rodwan qui, mourant, donnera la réponse : " Non, aucun changement n' est à espérer, aucun, tant que le cœur de l' homme continue à vivre dans la crasse. " (p.84)

Arfia fulmine contre ceux qui disent que la résistance " c'est du passé " ( p.193 j, les satisfaits de leur sort ... Et parmi eux beaucoup " aiguisaient leur couteau " pendant !a guerre, " pour égorger la révolution " ( p.195 ) . Aujourd'hui Arfia leur dit : " Vous qui prononcez les beaux discours , vous qui exigez les sacrifices du peuple, vous ne voudriez pas nous montrer comment on doit s'y prendre ? Votre exemple sera utile aux peuple ! Rien qu'avec les miettes qui tombent de votre table y aurait assez pour nous nourrir tous tant que nous sommes. Vous ne voudriez pas commencer ? " (p.172)

Arfia et Rodwan se sentent comme une " pierre lancée par une fronde et tant qu' ils ne sont pas arrivés au but rien n'est satisfait " en eux . Toutes les nuits, pendant des heures, ils parcourent les rues avec, dans leurs propos, les rafales saccadées de leurs souvenirs. Sur­vivants d' un cataclysme, ils reviennent hanter notre monde de " mécaniques brisées " où l'on enseigne " qu'il est possible de vivre commodément dans le mensonge " où l' on apprend " à sourire quand le cœur n'y est pas, à travailler sans y croire " ( p.92) , et nos villes léthar­giques où " chercheriez-vous dans la foule de nos rues une seule personne capable de vous entraîner à la découverte de quoi que ce soit, vous en serez pour vos frais. En revanche, nulle part au monde vous ne rencontrerez humanité plus satisfaite de son sort, ni indifférence plus tranquille ". ( p. 90 )

Après le succès croissant de ses premiers livres, M. Dib définissait ainsi l' art du roman­cier à notre époque : " Une oeuvre ne peut avoir de valeur que dans la mesure où elle est en­racinée , où elle puise sa sève dans le pays auquel on appartient , où elle nous introduit dans un monde qui est le nôtre avec ses complexités et ses déchirements ".

Mohammed Dib, parce qu' il a été banni de son pays par le pouvoir colonial, est aujourd'hui un travailleur émigré ailleurs ; il n'est pas en Algérie, pour certains esprits étroits cela suffit pour jeter sur l' homme de lettres le discrédit de l' ignorance, de l' ignorance de cette réalité sociale - de la faim et de la misère - que M. Dib dénonce et sur laquelle lui-même jette le dis­crédit !

Pourtant c' est après être sorti de la torpeur que l' on prend conscience de cette torpeur ! C' est bien après avoir pris le recul nécessaire que l' on peut juger d' une réalité . " Il faut sortir de l' Allemagne pour comprendre dans quelle crasse était enfoncée l' Allemagne, disait un philosophe allemand " . II faut sortir, partir, prendre ses chaussures et aller ailleurs, n' importe où, pour prendre le recul nécessaire pour embrasser d'un coup d' œil, évaluer, juger : " ô adversité , prends-moi tout ce qui me sert à écrire, écorche-moi la main, emporte mes livres, mais laisse-moi mes chaussures ! Sans elles , toute mon érudition et toute ma science me deviennent inutiles ! " ( " La danse du roi ", p. 141 ).

Erudition et science ? Où vais-je les trouver sinon ailleurs qu'en moi, ou bien chez celui qui me les enseigne ? : " Si tu diffères de moi, loin de me léser, tu m' enrichis " disait l'écrivain A. de Saint-Exupéry.

Comme celle des penseurs qui ont jalonné l' histoire de l' humanité, la voix de Moham­med Dib s'élève pour dénoncer ceux qui, au milieu de " mesquineries, … de luttes vaines, ... de misères " ... ne voient pas " plus loin que le bout " de leur nez, ( p.86 ) et qui, stupides ou obs­tinés, considèrent leur opinion comme la vérité apodictique, absolue et immuable. Ceux qui n' ont pas de " chaussures " - pardonnez la simplicité de l'exemple, le discours pompeux n' a pas cours chez Mohammed Dib car il a choisi la voie de l’expression claire et franche. Contre ceux qui, pieds nus, n' osent pas - ou ne peuvent pas - hasarder un pas hors d' eux-­mêmes. Contre ceux-là l’érudition et la science sont-elles que discours inutile ?

II s'agit de se faire violence : la vérité est toujours difficile à admettre ; mais le propre du penseur, de l'écrivain est de la révéler même s' il faut pour cela tomber dans le discrédit. " Quand bien même j’apparaîtrais comme un empoisonneur public, je dirais la Vérité, et vous, il faudra bien que vous l’avaliez " ( p 90 ). Une vérité dure à avaler car elle remet tout en question, parce que " la vérité est malséante " (p. 90) , parce qu' elle va révéler le men­songe et l' imposture, réfuter et contrecarrer la sclérose, la léthargie, la paresse, mais surtout - et c' est cela qui est dur à avaler - parce qu' elle va à l'encontre de votre opinion : " il serait excusable de dire leur vérité aux autres, mais non de vous dire la vôtre. " (p. 90 )

M. Dib empoisonneur public ? II n'a pas été le seul ; d'autres penseurs le furent avant lui : le grand Socrate voyant la cité athénienne sombrer dans la facilité, dans le sophisme, se noyer dans le discours pompeux, s' éleva contre ceux qui cherchaient les bonnes grâces du peuple facile à abuser par une phrase bien tournée, contre ceux qui parlent au nom de la dé­mocratie - qui n' a de vérité que le nom -, contre les démagogues, les menteurs et les tri­cheurs, les " maîtres de l'art de la flatterie " ; tel Socrate, celui qui " commet le péché de montrer la vérité qu'il avait reçu en dépôt ", ce " troubleur de l' ordre établi ", ce "corrupteur de la jeunesse "- et je ne sais de quelle autre étiquette on le taxait - " tel un assassin, il dut fuir la ville "( p.13 ) .

La crasse, la boue, il faut leur échapper ; voici le puits , il faut y plonger " pour sortir quelque part de l' autre côté " ( p.14 ). Et Slim, le pauvre Slim, ne dit-il pas , sur un ton dés­abusé : " Y a peut-être une Algérie à tuer. A tuer pour qu'une autre plus propre puisse venir au monde " . ( p. 80 )

Nous avons pris la liberté de présenter " La danse du roi " qui bien que paru en 1968 - c'est nous qui soulignons - ne fait pas moins partie de cette première période de l'œuvre qui reste le sujet de notre exposé ; cela nous permet en outre d' introduire la période suivante avec le roman édité en 1962 : " Qui se souvient de la mer " .

II s' agit là, à notre sens, d' un ouvrage charnière qui nous fait pénétrer plus profondé­ment dans les tourments de la guerre d' Algérie " ressassée ; et inoubliable " laquelle est pré­sentée comme une allégorie ; l' auteur a tenu à s'en expliquer, la forme étant par trop inhabituelle. A ce propos, il invoque un art de sensibilité proche du tableau " Guernica " de Picasso.

Il ne s' agit plus de signifier, il faut faire sentir, toucher du doigt et rien ne convenait plus que de présenter la guerre comme un cauchemar tel que l'a ressentie Mohammed Dib dans sa chair et ses affections .

" Il abandonne le réalisme, même poétique, pour l'aventure littéraire et la recherche d' une écriture qui puisse être, par son symbolisme onirique et apocalyptique " l' expression d' un art appelé à bouleverser - telle une oeuvre picturale universelle - les sentiments et les consciences.

Plus fort que " L' Etranger " ou " La Chute " d' A. Camus , " Qui se souvient de la mer " est le monde de l'absurde par excellence, où toutes les valeurs sont inversées, où tout est sens dessus - dessous, où rien ne va plus ! II faut convenir que l' univers étouffant de ce ro­man pourrait, de prime abord, paraître sans issue, sans la moindre chance de salut pour l' être qui s' y trouve pris : " Nuit maléfique, dit en substance le héros ; nuit blanche et noire, espoir sans cesse renaissant, retombant, harassant, sur lesquels jamais aube ne descend, auxquels on n'échappe qu'abattu."

Dans tout cela rien d' inconcevable quand la mort est rendue monnaie courante. Au cœur de cet enfer où l’horreur devient une banalité, les personnages du roman ne sont que la projection visible et tangible de personnages fabuleux qui les dépassent infiniment. Ici se découvre la vraie nature du roman de M. Dib. C’est une sorte de témoignage pour les âges futurs, le désir d’établir à jamais la vérité de plusieurs faits terribles –que l’on ne saurait voir discuter- qui ont marqué une période tourmentée de la société algérienne ?

Ce que nous y trouvons, ce n' est pas une peinture de caractère, mais la description de structures éternelles, fonds commun de maintes légendes. Au fond , il n y a qu' un seul problème : le combat perpétuel du bien et du mal -et comme le bien et le mal sont en chacun de nous, ainsi la haine et l'amour .

Toutefois il ne semble pas que l'univers de " Qui se souvient de la mer " soit fermé à l'espérance car, comme le souligne le critique Fondeville, " l'œuvre de M. Dib reste profon­dément le message de l' espoir indéfectible en la victoire humaine et spirituelle du bien, transcendant toute vilenie d' où qu' elle vienne ! "

Il y a peut-être un jeu de mots, dans le titre du roman, qui en fournit la clé : l'homonymie entre la mer et la mère ; le roman, en effet, met aux prises la dureté et la solidité des mâles aux abois - on ne saurait les désigner autrement - qui , à la moindre alerte, devant des engins de mort, se fourrent dans leurs tanières et n'osent affronter de face un destin qui les dépasse ; et d'autre part les femmes, et surtout la " Mère " - représentant ici la limpidité et la fluidité de la tendresse, douce et tranquille - qui , lorsqu'elle a donné une fois la vie, s' efforce d' assurer la survie. Et là nous touchons au fin mot de la vision horrifiée que M. Dib a eu les yeux grands ouverts sur la guerre qui fut, pour chacun de nous, une épreuve de survie !

" Tandis qu' en Occident les cieux restent bouchés aux signaux d' alarme dans un monde en détresse, notait un critique européen, il est heureux et consolant qu'un écrivain d'Afrique en soit venu à de toutes autres conclusions : tant que les hommes resteront les en­fants nés de femmes, il subsistera un peu de tendresse sur terre, un peu d' amour et de fra­ternité ".

Tous les personnages de cette partie de l' oeuvre de Mohammed Dib peuvent être si­tués comme étant, suivant le titre d'une de ses nouvelles, tous " des hommes sans vocation ". Saisis dans leur bonhomie, ce sont des prototypes de la société algérienne; ils sont enlisés dans la matérialité, à la recherche du gagne-pain quotidien, dans un univers de souffrance et de violence. Ce pays, l'Algérie, est une immense demeure qui semble une image élevée jusqu'à la valeur de la légende : c'est la grande maison que Mohammed Dib connaît si bien ! Cette " Dar Sbitar " grouillante de vie et de couleurs, où règne parfois la faim, où se succè­dent les jours sans pain, Mohammed Dib y a passé sa jeunesse goûtant le bonheur malgré tout - ne faisait-il pas ses devoirs d'écolier sur la vieille meïda familiale tout en fredonnant les douces comptines de nos grand' mères ? - oui , le bonheur simple , celui de la famille, de la générosité, de la gentillesse, de l' amour et de l'espoir enfin !




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