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Malek Bensmaïl : « Le pouvoir algérien a peur de l'image »



Malek Bensmaïl, l'un des plus talentueux réalisateurs de documentaire de sa génération était de passage à Constantine où il a présenté son dernier film « La Bataille d'Alger, un film dans l'Histoire ». Dans cet entretien accordé à El Watan, il nous parle du rapport entre la politique et l'image, de censure, de ses choix cinématographiques et aussi du regard qu'il pose sur la révolution qui secoue l'Algérie.C'est la première fois que vous présentez un de vos films à Constantine, quel est votre sentiment '
Ça me fait plaisir de venir dans ma ville natale présenter mon film, j'aurais aimé le faire dans une vraie séance de cinéma, dans une salle algérienne, avec un vrai débat.J'aurais bien aimé que ça se fasse dans le cadre d'une sortie nationale algérienne. On a fait l'avant-première à Alger en avril, l'Onci a demandé à distribuer le film, mais vous avez vu, ici à Constantine par exemple, le film s'est retrouvé au zénith sans public, donc on se retrouve à essayer de trouver des solutions pour diffuser mes films autorisés (parce que celui-là est autorisé mais pas d'autres) soit dans des cinéclubs, soit dans des instituts étrangers. C'est dommage ! De toute façon, je suis très heureux de me retrouver ici à Constantine, ma ville natale, auprès du public que j'aime. Que ce soit à l'institut ou ailleurs, l'essentiel est que le film soit montré et qu'il y ait un débat. D'autant plus que l'institut a été notre berceau quand on était jeunes ; c'était notre seule bibliothèque où on pouvait récupérer les livres, aller draguer, ou aller en salle de cinéma pour voir un certain nombre de films qu'on ne pouvait pas voir ailleurs.
Le film « La bataille d'Alger, un film dans l'histoire » n'a pas eu la distribution qu'il mérite en Algérie, peut-on parler de censure, d'incompétence ou de manque de mécanismes pour la distribution ou bien les trois à la fois '
Je ne sais pas si pour celui-là on peut parler de censure, mais l'ensemble de mes films ont été globalement censurés, ceux en tout cas qui ont trait direct à la politique algérienne. La bataille d'Alger, c'est un film différent s'agissant d'un film d'Histoire. Mais en général, je pense qu'il y a un problème de censure.Le pouvoir algérien a peur de l'image beaucoup plus que de l'écrit. On écrit un roman, un essai qui peut êtretrès violent il peut être édité, il peut se retrouver au salon du livre, mais l'image, et c'est valable dans tout le monde arabe et dans beaucoup de pays d'Afrique, l'image a cette capacité de toucher un public extrêmement large, jusqu'à un public analphabète. Je pense qu'aujourd'hui le pouvoir a un rapport à l'image qui est un rapport de pouvoir où il pense devoir maitriser l'image et du coup on ne peut pas programmer des films qui peuvent porter atteinte au régime, à la question de l'histoire ou celle de la religion.On est sur un certain nombre de terrains où il y a des lignes rouges qu'on ne peut pas dépasser.
C'est le cas de vos films ?
Mes films ne se construisent pas dans une logique de provocation, mais au contraire dans une problématique de miroir. Apprendre à se regarder c'est apprendre à grandir. Notre guerre de libération s'est faite sans images, et nous avons vécu une décennie (la décennie 1990, NDLR) qui a été très peu filmée, donc nous nous ne sommes pas construit véritablement une cinématographie et une archive audiovisuelle ; même le peu d'archive dont on dispose elle est cachée secrètement.Il faut recomposer l'image parce que l'image est pour moi le baromètre de la démocratie, plus on peut montrer les films, sans langue de bois, plus cela montre la capacité du peuple et du régime de se dire que nous allons vers une phase un peu plus démocratique. Quand le festival du film engagé d'Alger prend des films vietnamiens, français?qui sont engagés politiquement, et ne montre aucun film algérien engagé politiquement, est ce qu'on peut appeler ça un festival du cinéma engagé ' Il y a juste un problème majeur. On est encore une fois dans le déni et le refus de se voir. Notre problème majeur c'est toujours le regard de l'autre. On a tellement mythifié notre guerre, notre révolution, qu'on passe toujours par le prisme du regard de l'autre. Sauf qu'il y a une évolution chez la population, la jeunesse surtout. Cette jeunesse est digitale, elle ne voit pas les films à la télé, mais sur internet,on a beau faire, mais on ne peut plus contrôler l'image.
Revenons à vos films, ils comportent une grande part de politique, s'agit-il d'un choix délibéré '
Non, ce n'est pas délibéré. Nous sommes tous nés avec ça dans cette société qui a vécu une grande guerre de libération, et où nos parents et grands-parents ont été colonisés et ont subi letrauma colonial, qui a été suivi par un autre trauma postindépendance avec l'avènement de Boumediene et les politiques autoritaires, l'avènement des islamistes, le processus électoral arrêté, une nouvelle décennie violente avec ce que j'appelle les guerres intérieures, fratricides. Tout ça me mène à dire qu'aujourd'hui on ne peut pas faire de cinéma sans faire un peu de politique. Même quand Merzak Allouache fait une comédie, ily a du politique derrière, je crois qu'on ne peut pas faire autrement. J'assume, en ce qui me concerne, le fait de faire un cinéma politique. Quand on fait un film sur Boudiaf, un film sur ladécennie ou un film sur El Watan, évidemment que c'est un geste politique.Mais ce n'est pas de la provocation politique.Nous sommes un peuple très politisé, parce que nous ne sommes pas encore libres, on est sous une chape et pour exploser cette chape il faut effectivement qu'il y ait des récits qui fassent bouger les lignes qu'on soit dans le roman, dans la presse où derrière une caméra. Moi j'ai pris une arme qui est celle du documentaire. Je trouve que nos fictions ne sont pas bonnes globalement, pas tous bien sûr.Dans la nouvelle génération il y a de la poésie je trouve et de nouvelles choses qui se créent, mais je trouve que le documentaire a été l'arme, un peu comme le journalisme, qui a permis vraiment de refléter les cris de notre population. Il y a des cris de désespoir quand je filme « Aliénation ».Quand je filme El Watan, on sent qu'il y a des cris au sein des journalistes, des dépressions, la volonté de dire les choses, d'exprimer la corruption. Je montre que le documentaire aussi bâti une chose très importante, l'imaginaire pour pouvoir créer la fiction.Les grandes nations de ce monde se sont créés d'abord une grande base documentaire sur leurs guerres de libérations, sur la résistance, sur la société d'aujourd'hui, leurs maladies? et après, ça a permis de créer des films de fiction extraordinaires, même si ce n'est pas politique, parce qu'ils se sont donnés une base d'archives, ils se sont donnés de la matière première, de l'imaginaire.Nous, on n'arrive pas à se regarder en face. C'est le cas de mes films, aucun public ne peut les regarder à la télé. Pourtant, quand je fais des débats, ce sont des débats incroyables, avec les pour et les contre, on grandi, on réfléchit. Pourquoi débattre autour de films étrangers et ne pas débattre autour de nos propres films, nos propres difficultés et nos propres défaillances 'Jepréfère filmer moi-même mes défaillances, plutôt que ce soit un étranger qui le fasse.
Malek Bensmail artiste et observateur de la société, en 2014 vous avez réalisé un film sur El Watan au c?ur de l'élection présidentielle, aujourd'hui cinq ans après, il y a des similitudes entre ces deux moments, quel regard portez-vous sur la situation actuelle '
J'avais réalisé en 2004 un film qui s'appelait « Le grand jeu », qui essayait à l'intérieur d'un QG de campagne d'un « opposant », ancien du régime(Ali Benflis), de montrer comment fonctionnait une campagne, comment un homme politique se construit, avec quelle partie de l'armée, comment il va évoluer dans les meetings, etc. C'était passionnant. Ce film a été interdit à la fois en France et en Algérie. Quand il y a eu en 2014 le 4e mandat, la population n'a pas beaucoup bougé, c'était peut-êtretrop tôt à ce moment-là et je me suis dit que c'était peut-êtreintéressant de montrer le seul acquis qu'on a gardé de 1988 et des années 1990, la presse. La presse a perdu 120 journalistes, tués pendant la décennie, je me suis dit qu'il faut rendre hommage à ces journalistes en exercice qui se battent tous les jours malgré la répétition. Je me suis demandé comment un journalistepeut-il couvrir un quatrième mandat ' C'est-à-dire comment peut-il répéter quatre fois les mêmes articles ' Quand on est psychologue on se pose la question comment il ne déprime pas ' C'est de la répétition, de la maladie mentale. J'ai été donc voir deux journaux El Khabar et El Watan. Avec El Khabar ça s'est bien passé au début, mais après, j'ai commencé à être contrôlé, alors j'ai décidé de privilégier El Watan, qui peut être représentant de l'ensemble des journaux.Parce que d'après moi, ce n'est pas uniquement l'édito d'El Watan qui m'intéresse, à l'intérieur il y a une multitude de points de vue journalistiques et c'est d'ailleurs pour ça que dans le titre Contre-pouvoirs, il y a un « S » au pluriel. Je considère que tous les journalistes à l'intérieur sont des petits contre-pouvoirs à des réflexions différentes, il y a des conservateurs dedans, des gauchistes, des modernistes des capitalistes, ça m'a beaucoup intéressé parce que je me suis dit voilà une bulle démocratique entre quatre murs qui finalement représente assez bien ce qui se passe dans la rue mais qui est repoussé par le régime. Ailleurs, on nous objecte parfois que nous sommes en démocratie parce qu'il y a des journaux qui s'expriment librement. Je réponds que non, ce ne sont pas les journaux qui font la démocratie, c'est la liberté d'un peuple de choisir la personne qui dirige le pays, la démocratie c'est le multiculturalisme, c'est la liberté de parler la langue qu'on veut, l'ouverture sur la modernité, etc. Et c'est pour ça que je suis très heureux aujourd'hui que la population puisse bouger comme elle le fait. Au final c'est peut-être l'aboutissement de ces films-là aussi, c'est peut-être quelque chose que j'ai filmé au fur et à mesure de mes années qui finalement abouti à une population extrêmement vierge de toute peur et qui reprend le flambeau avec le phénomène du numérique, ça c'est formidable. Peut-être que Contre-pouvoirs était une fenêtre sur les balbutiements de ce qui arrive aujourd'hui.
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