Algérie - Raï

Le Raï
Musique de la rue, évoquant les joies et les souffrances d'un peuple, le Rai est né dans la région d'Oran dans les années 30. Retour aux racines d'une musique qui aujourd'hui est le symbole d'une jeunesse souvent déracinée.

Oran la belle
" Ville somnambule et frénétique ", c’est ainsi qu’Albert Camus qualifiait en 1939 la ville d’Oran dans son essai polémique Le Minotaure ou la halte d’Oran. Il y brocardait, en bon écrivain algérois, les travers de la cité et de ses habitants, si indifférents à leur " admirable paysage ". Il faut dire que la rivalité entre les deux villes est vieille comme le monde et évoque un peu les rapports entre Parisiens et Marseillais. Dès le XVe siècle, le penseur Sidi Ahmed ben Youssef affirmait: " Constantine étudie, Alger fabrique et Oran gâte. " Qu’ils soient d’origine musulmane, chrétienne, juive, française, espagnole, marocaine, arabophones ou berbérophones sous la colonisation, les Oranais se sont toujours farouchement accrochés à leur mode de vie marqué par l’heure espagnole: déjeuner tardif, dîner tardif, promenades sur les grands boulevards et bavardages sans fin. Cette nonchalance - insouciance, diront les plus critiques - unifie et transcende les diverses origines des Oranais. Elle est en quelque sorte le blason de la cité.
Oran, Wahran, " les Lions ", en ancien berbère, cité fondée en 902 par l’alliance entre des marins andalous, heureux d’y trouver de l’eau douce, et des tribus berbères, a toujours eu une vocation maritime. Seconde ville et port d’Algérie, Oran est le coeur d’une riche région agricole et industrielle, cernée de villes créées par les colons comme Arzew, Sig, Aïn Témouchent, Sidi Bel Abbes, Maghnia, Saïda, Oued-Rihou, Chlef (ex-El Asnam, ex-Orléansville), ou de cités plus historiques comme Mascara, Mostaganem, Relizane, Nédroma, Tlemcen, Tiaret. Elle est enfin le débouché maritime de villes sahariennes comme Colomb­Béchar.
Sous la colonisation, la métropole oranaise s’impose comme la ville la plus européenne d’Afrique du Nord. Lors de la colonisation française, ce sont les Espagnols qui forment la majorité de la population européenne de la ville, estimée au début des années soixante à trois cent cinquante mille habitants, dont cent trente mille Algériens musulmans.
Mais " comment s’attendrir sur une ville où rien ne sollicite l’esprit ", se demandait Camus à propos d’une cité " où la laideur est anonyme, où le passé est réduit à rien " et dont les habitants sont connus depuis toujours pour leur prédilection pour le commerce et le sport. La réponse, on la connaît aujourd’hui. Elle claque comme un drapeau au vent: le raï, musique arabe la plus connue du siècle, vient d’Oran!
Depuis la colonisation, la ville est réputée pour son attrait touristique et plus particulièrement pour celui des plages de sa Corniche à flanc de montagne. Les paysages sont sublimes et les boîtes de nuit prospères. C’est peut-être pour cela que tous les Maghrébins connaissent la chanson de Lili Labassi, le père de l’acteur Robert Castel, Wahran el-bahyia Wahran ez-zahiya (Oran la belle Oran la joyeuse). Ahmed Wahby, l’un des premiers modernisateurs du chant oranais, chantait, lui, dès 1950, sur le mode de la nostalgie, un Oran qui n’était plus, Wahran Wahran (ou Ouahran Ouharan): " Wahran Wahran tu pars en pure perte/Les gens valeureux t’ont quitté/Mais l’exil est dur et traître. "
Chantre de l’âme de la ville, Ahmed Wahby se souvient de l’évolution de sa cité sous la colonisation: " Oran était entourée de remparts, de forts, de portes... On se connaissait tous. Ville nouvelle, c’était pratiquement une même famille. Sid el Houari était occupé par les Espagnols parce qu’ils étaient pêcheurs. Oran était une petite ville cernée de remparts avec des meurtrières, comme si c’était la guerre. à chaque coin, il y avait un fortin, des garnisons et des portes avec des soldats. Dans les années trente, on a retiré les soldats parce qu’on a commencé à construire au-delà des remparts et c’est là que sont nés les quartiers El Hamri, Medioni, Boulanger... Après la Seconde Guerre mondiale, on a détruit les remparts et les forts parce que Oran a pris de l’expansion, commençait à grandir.
Depuis l’indépendance du pays, la ville n’a cessé de se construire et surtout de s’étendre sous la pression conjuguée de la croissance démographique et de l’exode rural. Des cités sans âme, sans équipements sociaux ou culturels, à peine reliées au centre par une route et une ligne d’autobus, viennent s’ajouter à la ville dont un des grands pôles se nomme Mdina Jdida.
L’origine de Mdina Jdida remonte à 1845, lorsque le général Lamoricière fonde le village indigène, sur le plateau Kargentah, qui devient le village des djalis, des étrangers à la ville. Les Français baptiseront l’endroit Village nègre. Ses habitants l’appelleront Mdina Jdida (Ville nouvelle). Avec ses cafés maures et son marché, Mdina Jdida sera l’un des centres vitaux où se côtoient musiciens et chanteurs traditionnels ou modernes. Le café Bessahraoui, par exemple, sera le rendez-vous des chanteurs, poètes, interprètes occasionnels et maîtres de la musique bédouine citadinisée."

Les Bédouins dans la ville
Dans l’Algérie soumise, les bourgs coloniaux et les villes voient apparaître dès la fin du XIXe siècle de plus en plus de chanteurs et chanteuses itinérants. à travers l’Oranie, ils colportent le chant bédoui, bédouin, c’est-à- dire une musique à l’instrumentation rudimentaire, flûte en roseau (gasba), large tambourin (bendir) et percussion longiline (guellal). Les instruments des musiciens, leur costume (djellaba et turban), leur phrasé, tout dénote leurs fortes racines rurales. Courant les esplanades des villes et les souks des villages, ils improvisent un nouveau style de chanson incluant des thématiques, des formules, des clichés puisés dans la vie quotidienne, dans la langue de tous les jours. Ces chants sont créés et diffusés dans les milieux populaires et rompent avec le langage précieux et la pratique codifiée des musiques établies. Ils privilégient le métissage musical et la liberté de ton, cultivent l’irrévérence, voire la provocation, en évoquant des passions impossibles, des amours grivoises, ou en prenant l’allure de satires désabusées et de prophéties alarmistes. Ces chanteurs, souvent accompagnés de danseuses, interprètent aussi les fleurons de la poésie bédouine, des textes à la métrique rigoureuse, à la langue métaphorique et au vocabulaire recherché. On affuble du nom de cheikh, maître, les auteurs interprètes des élégies distinguées de l’art bédouin. Ils ont influencé des générations de chanteurs raï. Animateurs de cafés maures, ces cheikhs (ou chioukh, en arabe) se produisent souvent chez leurs compatriotes juifs, tenanciers de débits de boissons où l’on sert de l’alcool (l’administration coloniale interdfsait aux cafetiers musulmans de se procurer la licence pour en vendre). On croise souvent les créateurs bédouins dans le café du virtuose juif de la musique arabo-andalouse Saoud Médioni, dit l’Oranais, le mentor de Reinette l’Oranaise, ou dans les bistrots qu’animent Maâlem Zouzou ou Eue Moyal dit Lili Labassi, autres maîtres juifs de l’art hérité de l’Espagne arabe.
Plus ou moins citadinisés, les plus célèbres des poètes bédouins s’appellent Cheikh Hachemi Bensmir (1877-1938), dit "Taïr Labiadh" (l’Oiseau Blanc), Cheikh Benyekhlef Boutaleb (1883-1957), Cheikh Madani (1888- 1954), Cheikh Hamada (1889-1968), Cheikh Abdelkader El-Khaldi (1896-1964). El-Khaldi se singularise par des poèmes raffinés qui vantent ses multiples conquêtes. Parmi elles, la fameuse Bakhta, à qui il consacrera plus de cinquante poèmes! El-Khaldi est la référence absolue pour les chanteurs de raï ancien, mais aussi pour les nouvelles stars du genre, à l’exemple de Khaled qui a repris son ode exaltée Bakhta sur l’album N’ssi n ‘ssi. Plusieurs de ses morceaux sont aujourd’hui des standards: tous les chanteurs de raï ont repris ce qui est considéré comme un classique du genre, Yad del marsam (Ô Sanctuaire), chant composé dans les années vingt par le barbier Cheikh M’hamed dit " Er-Rouge " (le Rouge): " à” sanctuaire, redis-moi ce qui s’est passé ici/Car c’est bien ici que nous avons vécu des instants merveilleux/Ma gazelle et moi/Je te tiens un langage gracieux/Mais tu restes sourd et muet et ne me réponds pas. " C’est grâce à ce poème qu’un adolescent au seuil d’une immense carrière se fera connaître dans tout le pays dès 1982, Cheb Mami...
Respectueuses de la poésie écrite et sophistiquée, des femmes souvent déracinées, délaissées, veuves, divorcées ou répudiées, sans ressources, donnent au raï ses aspects les plus sensuels en parlant de sexe sans firoritures ni préciosité. Les anciens Oranais se souviennent de ces chanteuses sulfureuses : Zohra bent Ouda, Soubria bent Menad, Bnat (les filles de) Baghdad, Kheira Guendil, Snabbiya, Fatma el Khadem, Mama e! Abassia, Cheikha Aïchouch, Zohra el Relizania ou Aïcha e! Wahrania qui chante à la fin des années vingt: " Mama tu as le vin mauvais/Et ça te rend querelleur/Tu m’as habituée à tes visites/Puis tu as cessé de venir/Marna qui t’a poussé à me tourmenter/Tu me plonges dans l’inquiétude. " En raï ancien ou en version électrique, ce type de chant fait partie jusqu’à aujourd’hui du patrimoine féminin, surtout celui des meddahate (singulier meddaha, louangeuse, griotte). Ces orchestres traditionnels féminins se produisent exclusivement pour un public féminin lors des fêtes familiales où seuls les petits garçons accompagnant leurs mères et soeurs sont admis, comme au hammam. Plusieurs chanteuses de raï actuel ont fait leurs classes au sein des meddahate.
Ces femmes, qui vantent les embrasements charnels, les infidélités cruelles, la griserie éthylique, chantent aussi les odes mystiques musulmanes, d’où d’ailleurs leur nom de laudatrices, meddahate. Leur répertoire religieux a été largement nourri par les poèmes mystiques de Abdelkader Bentobji (1871-1948), auteur du fameux chant interprété jusqu’à nos jours par les chanteuses et chanteurs de raï, y compris ceux nés en France comme Faudel : Abdelkader ya bou el aâlem (Abdelkader l’homme à l’oriflamme). Cet éloge du saint Sidi Abdelkader El Djilani (XVe siècle), créateur de l’obédience soufie la plus populaire du Maghreb, ouvre généralement les prestations des meddahate tout comme le poème mystique de Kheïra Essabsajiya, morte en 1940, célébrant le saint patron d’Oran, Sidi El-Houari:
" El Houari seigneur des meilleurs/M’a appelée d’urgence/ Après m’avoir ravi l’esprit il s’en est allé/Me laissant anéantie (d’amour) pour lui/El Houari est trop loin de moi/ Alors que son amour dans mon coeur est si puissant. "
Parfois la poésie chantée croise la politique. En 1931, Houari Hanani écrit S’hab el baroud (Gens de la poudre), une réponse patriotique aux commémorations du centenaire (1930) de la colonisation de l’Algérie. Cette chanson exaltant les vertus et la fierté des vaincus d’hier, le courage des guerriers combattant l’armée coloniale, deviendra l’un des plus grands succès de Khaled en 1983 à cause de son refrain prophétique: " Les gens de la poudre avec leurs fusils/Portent les bouches de canon la mèche allumée/Nos chefs ont délibéré et décidé/Ils ont voulu réaliser ce jour de célébration. "

Le swing des modernistes
En 1935, le film égyptien La Rose blanche, dans lequel le chanteur Mohamed Abdelwahab est l’une des vedettes, tient l’affiche pendant plusieurs mois dans les grands centres urbains en Algérie. Du coup, la chanson nouvelle du Caire supplante l’engouement pour les répertoires locaux. Arabe et moderniste, la musique du Moyen-Orient, notamment propagée par la firme discographique libanaise Baïdaphone, fait à ce moment-là une percée spectaculaire. Très vite, elle constitue un véritable danger pour l’administration coloniale qui y voit les germes d’un nationalisme exacerbé. Lors d’une conférence en février 1937, le bachagha Smati s’insurge, considérant cette musique comme une " forme de propagande antifrançaise d’autant plus dangereuse qu’elle s’exerce sur un terrain neuf et par des moyens insidieux. Je veux parler de la propagande par le disque en faveur des idées nationalistes et panarabes d’importation orientale ".
Le scoutisme algérien est aussi l’une des principales écoles du nationalisme par lesquelles vont passer nombre de chanteurs comme les Oranais Ahmed Wahby ou Blaoui Houari, précurseurs du raï dès les années quarante. Le scoutisme fournira maints chants éducatifs destinés à la jeunesse; des chants modernes, inspirés par la musique du Caire et marqués par un fort contenu arabo-nationaliste.
Entre la promotion de l’identité arabo-musulmane et la nouvelle création musicale, les chanteurs et musiciens vont de plus en plus s’intégrer dans le réseau de la production moderne de la musique. Ainsi, Cheikh Hammada va réaliser en 1930 un disque chez Gramophone à Berlin (où il rencontra le grand compositeur égyptien Mohamed Abdelwahab) avant d’enregistrer avec Abdelkader El­Khaldi à Paris, chez Pathé-Marconi, en 1938. Cette même année, on dénombre quatre-vingt mille neuf cent un postes récepteurs radio déclarés en Algérie dont deux mille neuf cent soixante-six pour les indigènes, qui peuvent suivre, dès 1935, les concerts de musique arabe donnés en direct par Radio-Alger.
La modernisation de la musique algérienne touche essentiellement la composition orchestrale, influencée par la nouvelle chanson égyptienne. La musique occidentale, de plus en plus présente, marque aussi de son empreinte cette rénovation musicale algérienne. Maurice Chevalier, Édith Piaf, Luis Mariano, Tino Rossi ou Joséphine Baker sont loin d’être des inconnus pour les jeunes mélomanes indigènes. Le piano devient même un des instrumènts à la mode chez les musiciens de cette nouvelle génération, tandis que l’accordéon impose petit à petit ses sonorités aux oreilles des jeunes Oranais musulmans. Blaoui Houari se souvient du temps où, enfant, il traînait dans le café de son père, au coeur de l’actuelle Mdina Jedida, le quartier arabe à l’époque coloniale. Il y croisait des " navigateurs qui s’y donnaient rendez-vous en rapportant des disques de l’étranger ". Blaoui Houari trouvera son style à partir des chants d’Abdelwahab ou d’Oum Kalsoum, mais s’inspirera aussi du flamenco, du paso doble et des chansons de Tino Rossi:
" J’avais un copain juif, Sébaoun, qui avait la voix de Tino Rossi. Je l’ai accompagné une fois à la guitare pour interpréter Le Contrebandier devant les copains qui, enthousiasmés, nous ont poussés à nous présenter au radio crochet des Folies Bergère (cinéma du centre-ville d’Oran, rebaptisé un temps Pigalle et aujourd’hui appelé El Feth). Nous avions remporté le premier prix avec Le Contrebandier, on a même été bissé. C’était vers 1940-1941. " Blaoui Houari, né en 1926 à Oran, est considéré par les chanteurs de raï moderne comme un véritable précurseur. On salue sa qualité de modernisateur à l’ancrage bien oranais, ainsi que son travail d’adaptation des textes bédouins populaires de l’Oranie. L’autre grande figure de la première modernité oranaise se nomme Ahmed Wahby (né en 1921 à Marseille, mort à Oran en 1993). Descendant d’une grande famille religieuse soufie, il est considéré comme le plus important adaptateur du chant du terroir oranais aux nouveaux canons de la chanson du Caire (où il a séjourné quelques années). Wahby (de son vrai nom Derouiche Ahmed Tidjani) reste l’auteur en 1950 de Wahran Wahran (Oran Oran), chanson emblématique d’une oranité profonde et à jamais perdue. Ce grand titre sera repris par Khaled sur son album Sahra.
À Oran comme dans les petites villes et les bourgs de la région, chaque quartier possède ses orchestres occidentaux, français ou espagnols, qui animent les bals populaires. Quelle que soit l’occasion de la fête, on peut y entendre, outre les airs en vogue en France ou en Espagne, les dernières nouveautés venues d’Amérique du Nord ou du Sud, Caraïbes compris. Ces formations sont plus ou moins mixtes, mélangeant souvent les origines et les confessions. Parfois, elles sont entièrement composées de musiciens musulmans. Influencés par les disques que les GI et les Marines ont embarqués dans leurs bagages (les Américains débarquent en novembre 1942 à Oran), ces orchestres vont se mettre à proliférer à partir de cette date. Blaoui Houari, alors engagé comme pointeur au port pour les Américains, se met à l’accordéon et joue dans le café paternel, désormais installé place Saint-André, au coeur du quartier juif. Il reprend des airs américains en vogue, foxtrot, be-bop, boogie-woogie, swing: " Mon copain Maurice Medioni (pianiste juif installé alors à Marseille), m’a embarqué avec lui pour animer les apéros au café Salva. Il jouait au piano, et moi à l’accordéon, les succès américains et français. D’ail leurs, un capitaine américain m’avait pris en estime, il voulait m’adopter et m’emmener aux États-Unis. Mon père ne fut pas d’accord. "
Au début des années quarante, les salles de spectacle se multiplient, de plus en plus investies par une population musulmane qui engage davantage d’orchestres modernes pour ses fêtes de mariage. Le chant traditionnel se divise de plus en plus nettement entre des séquences religieuses et des moments bien plus profanes. La séparation des espaces musicaux féminin et masculin est troublée par l’intrusion dans le gynécée des chants diffusés par la radio. L’apparition du disque accentue encore un peu plus ce phénomène. Les cheikhate (cheikha au singulier, maîtresse de la musique traditionnelle) se produisent de plus en plus souvent devant des publics masculins, le visage dissimulé par une simple voilette.
Dix ans plus tard, le métissage musical est définitivement en route: influences espagnoles, françaises, rumba cubai ne, jazz (Louis Armstrong se produira en 1948 à Oran) et chansons égyptiennes (popularisées notamment par des chanteurs tunisiens tels que Mohamed Jamoussi), un fabuleux melting-pot est en train de se dessiner pour donner au raï quelques touches de couleur supplémentaires.

Les métisseurs
Dans les années cinquante, le Petit-Vichy d’Oran (devenu plus tard le Théâtre de Verdure) affiche les grandes vedettes de la métropole: Georges Guetary, Charles Aznavour, Ginette Leclerc, Sacha Distel, Mado Robin, Georges Jouvin et son orchestre, Gloria Lasso... A Canastel, village balnéaire à l’est de la ville, Le Casino, lieu d’animation musicale très couru, présente Dario Moreno, Carmen Sevilla, André Claveau et des dizaines d’ artistes de variétés espagnoles et de flamenco. L’orchestre Paul Morris accompagne les artistes qui se produisent au Casino. à la trompette, on trouve souvent Djelloul Bendaoud. Mohamed Belarbi, de son côté, fait ses débuts en 1952 à Oran dans l’orchestre de Jacques Vidal. Il jouera de la batterie dans différents groupes à partir de 1956 tout en intégrant les rythmes afro-cubains dans ses compositions. Kuider James, de Cité Petit, quartier périphérique d’Oran, compose en 1957 Rouhi Wahran rouhi be slama (Va Oran va en paix), chanson réactualisée en fonction de la conjoncture algérienne au début des années quatre-vingt dix par Khaled: " Va Oran va en paix/Le coeur qui t’aimait moi je le brûlerais/La malédiction des ancêtres est toujours là comme un sort. "
Petit-fils du fameux colonel de l’armée française Bendaoud, Djelloul Bendaoud, né en 1928 à Saint-Antoine, quartier situé au coeur de l’Oran multiconfessionnel, est dans son enfance un des très rares élèves musulmans du Conservatoire. En 1956, il crée son groupe, l’Orchestre Bendaoud, sur le modèle des formations américaines. Parmi les musiciens, on trouve Maurice Medioni au piano, les frères Azzouz, à la guitare et à la contrebasse, le saxophoniste Manuel Martinez, dit " Manou ", ancien condisciple de Bendaoud au Conservatoire, et enfin Boutlélis, dit " le Cubain ", transfuge de l’orchestre de Blaoui, à la batterie. Entre deux reprises d’airs occidentaux en vogue, l’orchestre accompagne quelques jeunes vedettes locales pour qui Bendaoud compose des succès: Ahmed Saïdi, Ahmed Saber et sa première femme Anissa, Mériem Abed (compagne de Bendaoud), M’hamed Benzerga, Hasni Serrour ou Mahieddine Bentir, champion de cross et rocker de variétés franco-arabes (Cha cha cha chéchia, Ya Mama chérie). De tous ces interprètes qu’accompagne l’Orchestre Bendaoud, deux chanteurs aux destins tragiques vont marquer deux générations d’Oranais: M’hamed Benzerga (1936-1959) et Ahmed Saber (1937-1971). Une trajectoire fulgurante brutalement arrêtée par un accident de moto donnera à Benzerga l’aura d’un James Dean de la chanson que les Oranais continueront à entretenir à travers son célèbre Nebghik nebghik (Je t’aime je t’aime). Ahmed Saber (de son vrai nom Benaceur Baghdadi) vulgarisera dans une interprétation moderne les textes les plus marquants de la musique bédouine citadinisée, Rani m‘hayer, Biya daq el mor, Oktia, Malheureux toujours, avant de disparaître prématurément, miné par la drogue et l’alcool.
Comme ces deux pionniers disparus trop tôt, la plupart des chanteurs modernistes qui marquent les interprètes de raï actuel font leur percée et effectuent leurs premiers enregistrements, durant les années cinquante. En 1954, la sensuelle Cheikha Rimitti sort chez Pathé Charak gataâ (" Déchire lacère et Rimitti raccommodera "). Avec ce véritable manifeste d’un raï sulfureux, Rimitti bouscule définitivement les bluettes métaphoriques en parlant sans détour de passion chamelle. Alors que la guerre d’Algérie, déclenchée le 1er novembre 1954, fait rage dans les campagnes, la décennie cinquante voit les cheikhate, les maîtresses du rai traditionnel et provocant, s’imposer sur la scène musicale: Cheikha Ouda, el Jarba (littéralement la Galeuse) el Wahrania, Habiba Essghira (la Petite), Grelo (Cafard) el Mostghanmia...

Cheikha Bachitta, de Mascara, qui se présentait en bottes, casquette et pantalon dès la fin des années quarante, vole la vedette au grand Abdelkader El-Khaldi. Cheikha el Ouachma (la Tatouée) el Tmouchentia chante en 1957 Gatlak Zizia (" Zizia te dit ce soir on couchera chez moi "). Elle reste surtout comme l’interprète de Smahni ya el cornrnandar (Excusez-moi ô commandant) et Sid el hakem (Monsieur le juge), deux chansons qui évoquent le quotidien de la guerre et le vécu du petit peuple sous la répression militaire. Le raï, fidèle à sa mission, accompagne les Algériens dans leur vie de tous les jours, y compris dans les moments les plus durs.
C’est l’époque où les " mauvais lieux ", les quartiers réservés, sont encore hantés par des musiciens et des chanteurs de fortune qui transmettent de vieux standards et des improvisations où dominent grivoiseries et chansons lestes. Les nationalistes condamnent ces chansons, considérées comme de purs produits de la colonisation dévoyant la personnalité algérienne. Plus généralement, la guerre et les pressions du FLN (Front de Libération Nationale) mettent en sourdine l’activité des chanteurs et musiciens. Beaucoup d’entre eux, comme Blaoui ou Ahmed Saber, se font même jeter en prison. D’autres, comme Ahmed Wahby, rejoignent en 1957 la troupe artistique du FLN à Tunis. Guerbi Hamida, dit " Taroune ", un des chanteurs les plus populaires du début des années cinquante à Oran et véritable " raïste " de l’époque avec son répertoire cru, se fait abattre par erreur par un fidai (partisan), après avoir été soupçonné de collaborer avec la police coloniale. Il sera réhabilité après l’indépendance.
La chanson et la musique évoluent profondément au cours de cette décennie. On assiste à la multiplication des passerelles entre les diverses musiques aux styles et aux publics bien distincts. Mais la révolution la plus importante, qui va faire faire au raï un véritable bond en avant, réside surtout dans la professionnalisation du milieu musical. Les artistes travaillent désormais avec les radios et sont recrutés pour les saisons arabes des théâtres d’Alger et d’Oran. Ils sillonnent l’Algérie et font parfois des tournées en France dans les villes à forte concentration d’immigrés maghrébins. Partout, ils familiarisent le public à de nouvelles sonorités, à de nouveaux métissages, préparant le raï de demain.

extrait de "Le Rai" par Bouziane Daoudi, Editions Librio (www.librio.net)


J'aime beaucoup le Raï et aussi vive l'Algerie!
Liane Bravo - Phisycologe - Rio de Janeiro, Brésil

03/10/2013 - 134749

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