Algérie - Raï

La saga d’un genre, Le raï s’enraye-t-il ?


Le raï s’est constitué véritablement en tant que genre musical distinct au début des années 1980. Musicalement, il est né de la fusion de plusieurs sources algériennes avec des apports extérieurs, essentiellement le bédoui, le répertoire féminin des m’samaâte ou meddahate, la chanson oranaise moderne, le flamenco, la pop...

Sociologiquement, il correspond à des phénomènes identifiés : l’urbanisation déjà massive de la population, l’exacerbation des grands problèmes urbains et surtout le malvivre d’une jeunesse. C’est dans cette couche de la société que germe la vague qui portera le raï. Ce nom est déjà un programme. Comme la plupart des musiques populaires du monde (le blues, le fado), le raï prend un nom explicite : raï ou avis ou opinion, symbolisant le désir des jeunes d’exprimer leur point de vue et leur rébellion. C’est alors le chant de la marginalité ou des m’refusi, emprunt argotique au français qui désigne à la fois celui qui est refusé et celui qui refuse. De fait, ces chanteurs sont presque tous des jeunes issus de familles rurales installées récemment en ville. Ils sont victimes de la déperdition scolaire, du chômage, de l’ennui et du brouillage de leurs références culturelles. Ce n’est donc pas un hasard si le raï est né à l’Ouest. Oran, la deuxième ville du pays, connaît alors un dynamisme appréciable. Son secteur privé est un des plus importants au plan national, son université génère autour d’elle une activité culturelle soutenue. Ces deux éléments expliquent, pour le premier, comment le raï trouva des éditeurs privés et, pour le deuxième, des intellectuels pour l’étudier. Ainsi, cheikh Djillali Aïn Tadlès donne en 1983 une conférence marquante à l’université d’Es Sénia. Mais Oran connaît en même temps une accumulation de problèmes sociaux qui ne tarderont pas à exploser à travers l’émeute de jeunes de 1984. Il est significatif de noter qu’auparavant les événements du Printemps berbère de 1980 ont été accompagnés par la naissance de la nouvelle chanson kabyle. De la même façon, Oran devient le creuset, avec ses voisines, de l’apparition du raï. Aussi symptomatiquement, l’extension nationale du raï dans l’ensemble de la jeunesse algérienne coïncide avec des émeutes similaires où débordent l’angoisse et la révolte des enfants de l’indépendance : Constantine en 1986, Alger en 1988 en passant par d’autres. De régional, le raï devient donc national. Il est encore interdit d’antenne, mais très vite, sous la pression des événements, il finira, au prix de concessions sur sa gouaille, par accéder aux espaces audiovisuels, porté par des ventes record et des phénomènes massifs de piratage encore jamais enregistrés. C’est la montée de l’underground. Une certaine respectabilité commence à poindre et le genre délaisse un peu ses tatouages symboliques. L’Office Ryadh El Feth, inauguré en 1986, joue un rôle important dans cette « normalisation-extension » du raï. Les grands concerts qu’il organise permettent aux vedettes du genre de connaître les grandes scènes. Dans ce cadre, cheb Khaled émerge et entre en contact avec le musicien Safi Boutella. Leur collaboration donne Kutche, cassette qui peut être considérée comme une pierre blanche dans la saga du raï, car elle consacre la diffusion nationale du genre et amorce son internationalisation. A Paris, le 23 janvier 1986, a lieu le concert mythique de Bobigny où se retrouvent presque tous les tenants du raï. La presse étrangère publie de nombreux articles. Khaled s’impose vite comme la tête de pont de cette percée fantastique. Son nom est associé au titre de « Roi du raï ». Vite pris en charge par les majors de la musique, ses concerts et ses enregistrements sont appuyés par une armada de spécialistes. Avec Didi, il atteint des records de diffusion mondiale. Des millions de disques vendus sur tous les continents, en Inde, aux USA, en Europe… Son talent et le marketing qui le soutient ouvrent la voie aux autres chanteurs, notamment à Mami. Le dauphin à la voix d’or, particulièrement soucieux de la maîtrise de son image, entre sur la scène internationale. Son amitié artistique et personnelle avec Sting avec lequel il enregistre Desert Rose (2000) consacrera l’enfant de Saïda. Entre-temps, le mot raï est entré dans les dictionnaires. Le cinéma s’empare aussi du genre en tant que sujet ou accompagnement. Des thèses universitaires sont soutenues et des livres sont publiés. Jamais une musique du monde arabe n’aura connu une telle influence mondiale. Aujourd’hui, on constate l’essoufflement de la vogue planétaire du raï. Une des raisons peut se trouver dans l’exil provoqué par les possibilités de promotion en Europe mais aussi par l’assassinat en 1994 de Hasni. Toute création naît dans un terreau historique, social et culturel dont elle se nourrit. Les grands ténors du raï, après avoir exprimé la perte de repères dans l’espace urbain algérien des années 1980 (cette perte devenant alors elle-même un repère) semblent vivre aujourd’hui une perte de repères par rapport à leurs sources créatives originales. Mais c’est aussi et surtout la pression du marché mondial de la musique qui entraîne ce reflux. La World Music est devenue le concept phare. Elle permet sans doute de superbes créations artistiques. Mais il s’agit aussi de booster les profits des quelques compagnies qui se partagent le marché en leur permettant de toucher une clientèle planétaire. Mais à force de fusion, ce sont aussi des genres nationaux ou locaux qui se dissolvent. Le raï a tenté de résister en produisant des souches éphémères hybrides : rap-raï, electro-raï ou raï’n’b… Mais comment faire face à un énorme phénomène de mondialisation portant la World Music comme l’art idéal. En Algérie, le raï demeure encore vivace. Il a changé certes, perdant comme son frère émigré, de son insolence pour une démarche plus festive, compréhensible après un traumatisme national. L’abus des effets électroniques est sa nouvelle marque et les puristes s’insurgent contre le primat des synthétiseurs qui les laissent nostalgiques de la trompette émouvante de Bellemou ou des instruments de Raïna Raï. Le raï s’est vu aussi rogner sur ses flancs deux de ses attraits essentiels : le verbe rebelle par le rap et la recherche du patrimoine par le gnawi. Le Festival d’Oran continue pourtant de drainer les foules. Nos voisins s’y mettent avec Les nuits du raï d’Oujda (août 2006), fer de lance d’une entreprise de tourisme culturel régional, prouvant que le genre reste porteur. Et pendant que Mami poursuit honorablement sa carrière, il n’est pas impossible que Khaled rebondisse. Il vient d’ailleurs de cosigner la musique du film Indigènes. On en a vu d’autres qu’on croyait oubliés. Le raï a encore de beaux restes mais la grande vogue mondiale du genre semble consommée. Comme le reggae, il a connu une phase ascendante, un sommet et une phase descendante soit la courbe de vie d’un produit en marketing car c’est ainsi que raisonnent les industries de la musique.




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