Algérie - Divers sujets sur la littérature

Y a-t-il une poésie soufie algérienne?

 Etre affirmatif sur cette question serait tendre à revoir certaines anthologies qui passent sous silence un important dispositif poétique, personnifiant la dimension spirituelle dans la littérature algérienne. Présente depuis la pénétration soufie du Maghreb (1), cette pratique a accompagné l’ordre confrérique depuis ses débuts, et véhiculé son discours

au fil des temps. Parler de discours est bien signifier l’assise idéologique, esthétique de ce mouvement qui a pris place dans les traditions littéraires algériennes, discrètement parfois,

en vertu de sa substance et de la particularité de son expérience.

 Il s’agira, pour ce fait, de secouer une logique critique qui se veut monopolistique, au non d’un académisme mal vacciné contre l’arbitraire, qui veut faire de l’absentéisme spirituel des nouvelles époques, une marque de décalage des constantes classiques. La piste impressionniste est fidèlement suivie, mais pas toujours bien comprise, car de Jean Déjeux à Jacqueline Arnaud, notre littérature contemporaine n’est saisie que dans son sens socio-culturel, c’est-à-dire loin des inspirations de l’esprit qui ne semblent pas emballer ce genre d’études. Cela mènera à déduire que les influences méthodologiques de l’orientalisme ont été détournées à la faveur de l’esprit de disqualification, dont ont été malheureusement imprégnées les thèses critiques (2) les plus remarquées en Algérie, mettant à l’écart, dans un élan de subjectivité planifiée, tout un panorama poétique qui s’entête à repousser le discrédit.

 Le nouvel horizon, pourtant, dira très clairement que l’Algérie, culture et société, se reconnaîtra, par la force de la tradition

, dans bon nombre de pratiques littéraires se réclamant du spiritualisme. Académisée par des réflexions occidentales surtout -il y a lieu de le rappeler- ou popularisée dans un sens rétrograde par les manipulations idéologiques fortement dénoncées dans ce propos, rien ne changera à ce que le Soufisme en Algérie, confrérisme pour certains, a solidement installé la littérature dans un contexte de créativité difficile à gommer, et dans une optique de contemporanéité trop évidente pour être ignorée.

  Très peu croisée dans les dissertations critiques, l’expression «littérature» ne jouit pas dans la bibliographie algérienne de l’intérêt qu’elle mérite.

 Des bibliographes d’autres époques lui préfèrent «littérature religieuse», d’autres proposent «littérature à vocation confrérique», par opposition aux réalisations des réformistes algériens, inspirés par le Wahhabisme (3) qui a gagné la trempe d’hommes de lettres récupérés par l’association des «Ulémas musulmans algériens»(4)

 Ces choix vont dans le sens de:

 1/ Désigner, aussi bien en poésie qu’en prose, ce qui ne rejoint pas les accomplissements classiques, dans leur multitude et leur diversité.

 2/ Classifier arbitrairement une production littéraire fertile en thèmes et dont la contenance profonde peut trancher pour un autre tri que celui proposé par bien d’anthologues.

En termes clairs, il ne s’agit, dans ces bibliographies, que d’une poésie enclavée entre l’idéologie impétueuse appelée fougue patriotique, à la mode au premier tiers du 20e siècle, et un classicisme des plus contraignants.

 Une poésie, faut-il le rappeler, qui n’arrivait même pas à faire l’écho des Orientaux Chawki, Hafed, Mutrane et autres, puisqu’elle calquait très mal et sombrait, par voie de conséquence, dans une formidable métempsycose.

 Il ne s’agit pas de faire un procès, mais il ne peut échapper à l’observateur le plus distrait l’absence d’une allusion quelconque à beaucoup de poètes qui meublaient l’espace littéraire algérien dans les années qui virent ceux cités avec les honneurs de conquérants.

 Qu’il s’agisse de poésie religieuse, dans l’explication fougueuse du terme, ou d’un autre mode poétique imprégné par l’esprit et habillé de symboles et de particularités de composition, offrant donc l’occasion d’une lecture à l’envers, rien ne saurait justifier cette formidable volonté de taire toute une génération aussi poète que celle accrochée -en signe de gloire- sur les tentures du parti-pris et de l’univisionisme!

Doit-on dire que la volonté de l’étouffer met, avec plus d’acuité, l’accent sur son identité confisquée? On n’y est pas indifférent, en tout cas.

Que n’a t-elle pas de si cher aux monopolistes de la parole littéraire en Algérie, au nom de je ne sais quelle tutelle sur tout ce qui s’y appelle vie:

l La source d’inspiration?

 On ne s’aventurera jamais à dire que le Soufisme algérien n’a pas inspiré à ses poètes la conscience réaliste d’une oeuvre, ou qu’il a fait de ses auteurs des déserteurs sociaux peu soucieux de ce qui se passait autour d’eux! Outre ses thèmes essentiellement centraux, transformés par la force de l’invention langagière en mythes personnels, il a bien été à l’origine d’une éthique, d’un réalisme, d’un patriotisme, habillés de spécificité de discours élaborée par sa propre vision du monde. Rien que cela!

l Les appartenances?

 Rien ne saura convaincre que le chant soufi, ses voix intérieures, la cadence de ses tenants, ont revendiqué une autre identité que celle qui fait des autres ce qu’ils font croire qu’ils sont?

l La langue, parce qu’adaptée un peu au populaire?

 Pourquoi alors avoir observé un silence religieux quand leurs maîtres à penser, en Orient, oeuvraient à alterner le dialecte à l’arabe classique, dans une opération appelée alors «l’égyptiennerie de l’Arabe», longtemps menée par Salama Moussa et tant d’autres. Plus encore, n’ont-ils pas eux-mêmes leurs poètes populaires (5)?

 L’entacher donc, de «courant fuyard», rien qu’à le voir insister sur la portée méditée de l’expérience soufie et poétique et choisir pour ses visions l’imagerie conséquente et le verbe porteur, serait verser dans la subjectivité la plus invraisemblable, malheureusement c’est le cas de beaucoup d’anthologues.

 Mieux encore, parlant de ce qui peut être retenu comme archétype du renouveau poétique algérien, certains efforts s’étendent généreusement jusqu’à donner droit de cité aux Ad-Dissi (1850/1919), Bou Abdelli (1867/1952), Umar Ben Kaddour (1886/1930), tout en taisant leurs affiliations spirituelles, et insistant sur la neutralité de certaines de leurs oeuvres, quand il n’est pas possible de l’étouffer.

 Pourtant la mouvance réformiste n’a jamais eu le monopole de l’industrie littéraire, encore moins la prétention de la théoriser. Beaucoup de ses poètes -comme les politiques- ne doivent leur réputation qu’aux événements, et rien de leur patrimoine, édité pour beaucoup d’entre eux, ne démentira cela. En voulant imposer ses choix, la littérature réformiste a longtemps voulu poser le problème du contenu, mais est demeurée sans repère esthétique. A-t-il jamais suffi d’avoir un sujet pour faire une littérature?

 De là, prêcher le patriotisme, appeler au réveil des consciences, se rapprocher d’un courant ou d’un autre, peut ne pas répondre aux exigences esthétiques!

 C’est le cas de la conception réformiste des années 20, où beaucoup d’encre coulait mais peu composait, se suffisant -pour beaucoup d’auteurs-comme écho d’un ordre d’idées à la mode d’ailleurs.  

 En proie à un manque de projet culturel, et d’une sérieuse perspective d’ouverture sur les idées et les hommes, le réformisme ne donnait pas l’impression d’être concerné par le renouveau littéraire auquel il appelait, à sa manière, en matière de religion!

Victime aussi d’un explicite problème de réception, il n’a jamais manifesté la capacité de recevoir de son époque, discours et manifestes, encore moins la disposition à écouter les propositions intellectuelles et idéologiques opposées. A part quelques rares exceptions, les textes de l’époque n’encouragent pas à penser le contraire.

Reste à méditer la réaction culturelle et psychologique à ce genre de pratiques. A chaque chose contrariété est bonne. Nous y reviendrons plus tard!

 Du réformisme, aussi, on ne tient aucun semblant de création originale, et à défaut de tout esprit d’initiative, on n’y croise que l’ombre de poètes d’autres recoins ou d’autres époques.

 C’est pour autant que Ben- Badis disait d’un poète voué au confrérisme Achour Al ‘Khengui (1854/1929) qu’il était plus digne que Mohammed Laïd Khalifa de la distinction de Prince des poètes d’Algérie, le considérant comme l’un des plus éminents poètes s’illustrant par la parfaite connaissance du «Livre des chansons».

 Pourtant aussi, bien des poètes, et non des moindres, gagnés par les idées réformistes pour la conjoncture, ne récusaient pas leurs appartenances confrériques notoires, et les preuves qu’ils ont un jour changé d’avis ne semblent pas exister. Mohammed Laïd Khalifa, encore lui, en est bien l’exemple.

 Certes, on retiendra de lui l’attachement aux valeurs morales, et à une spiritualité empreinte de mysticisme. C’est pourquoi, tout en prenant figure de poète officiel du mouvement réformiste, il ne dédaignait pas de se montrer comme le véritable moraliste de ce mouvement. (6)

 Exemple vivant puisque, malgré l’investissement dans le réformisme avec ce que cela veut dire comme hostilité ouverte au confrérisme, on ne lui connaît aucune condamnation patente et digne d’intérêt. Saâdallah dira:

 «Il (Mohammed Laïd) ne s’en est jamais pris aux confréries durant sa phase réformiste et patriotique. Malgré l’amitié et l’influence qu’exerçait sur lui Al ‘Okbi qui en était l’un des plus virulents détracteurs, il ne le rejoignait pas dans ses attaques contre le confrérisme». Au contraire, il revendiqua clairement sa précoce appartenance à la confrérie Tidjania, à laquelle il était affilié déjà enfant. Son père l’y initia sûrement, puisqu’il en assurait l’enseignement, en tant que délégué à Aïn Beïda, sa ville natale, puis à Biskra.

 Mohammed Laïd en fit l’éloge et celle de ses maîtres dont Al ‘Hadj ‘Ali Tmassin au cours d’un pèlerinage en 1956, dans un poème de (42 vers):

 1/ Salut! Héritier du sceau Tidjani. Béni et glorieux de sens!

 2/ Je te le présente, malade de mes péchés, mon coeur triste et ma langue nouée! (7)

 Il en fit de même avec un maître du centre théologique Tidjani de Aïn Madhi, ‘Hadj Ben Omar (8), dans une poésie qui serait archivée à la zaouia de Tmassin (9):

 1/ à” fils de Tidjani exaltant de lumière, et lui ressemblant dans sa bravoure et sa vaillance!

 2/ Sois garant pour moi chez ton grand-père, car j’ai un peu dévié de son chemin.

 3/ Dans un moment d’égarement de coeur, et d’envahissement de chimères!

 Concluons cet arrêt par la remarque frappante que cette poésie, dont l’imputation à Mohammed Laïd n’est, en aucune façon, mise en doute, n’existe pas dans son recueil, trois fois édité en Algérie, et soumis à chaque fois au paternalisme réformiste qui se trompe d’époque.

 Il en résulte que ce propos n’est pas concerné par le patriarcat du réformisme sur les nouvelles lettres algériennes, la poésie surtout, car il est temps de dire qu’il y a un décalage très profond, en horizontal et en vertical, entre le dessein critique qui manipule à volonté certains efforts et la réalité de ce qui est, aujourd’hui, patrimoine poétique algérien, soufi de thème et d’expression, quoique marginalisé mais algérien quand même.

C’est dire que «poésie soufie» est une nouvelle terminologie en Algérie, puisque le discours critique, apparemment à l’écoute des transformations socio-culturelles des toutes dernières années, diffère clairement de celui du premier tiers du siècle. Trois choses ont clairement accompagné ces permutations:

 1/ l’absence de discours conflictuel entre opposés doctrinaux d’hier, ce qui a permis la naissance d’un slogan à faible circulation jusque-là, en l’occurrence la littérature islamique, parue notamment à partir des années quatre-vingts, et consommée avec la génération d’après, par opposition à la poésie à penchant socialiste qui a monopolisé ou presque l’espace littéraire durant les années soixante-dix.

 2/ L’effort collectif qui gère ce qui ressemblerait plutôt à une littérature de masse, incarnée -dans un cadre associatif- par la Ligue nationale de la création, présidée par le journaliste et critique Tahar Yahiaoui, dont la dimension intellectuelle influença beaucoup de jeunes adhérents, mais ne suffit pas pour en faire des poètes statuaires.

Ce qui nous intéresse directement, c’est le démarquage des passions vis-à-vis de ce qui déclenchait, dans les années passées, de réelles guerres doctrinales, livrées à sens unique par les réformistes, où la première victime était leur littérature et la crédibilité de leurs auteurs.

Certains jeunes talents, connus aujourd’hui, s’y sont frayé un chemin vers le statut de poète, d’autres, moins doués, non. En tout cas, il est à mettre à l’actif de cette ligue, le mérite de taire certaines des passions qui envenimaient le débat -dans toute son ampleur- entre réformisme et soufisme. La conviction personnelle n’y est pas tout à fait optimiste, par ce que le débat a toujours été passionné entre deux écoles inconciliables à plus d’un titre, et plus vieux en Algérie qu’on le pense.

Il est cependant intéressant de dire que le climat de liberté encourage toujours les grandes oeuvres à naître, comme il voue les fausses grandeurs à mourir. C’est-à-dire que, finalement, la littérature n’est jamais engendrée que par elle-même, par ses facteurs particularistes.

 Rien de ce qui ne relève pas de son autonomie ne peut la faire admettre comme telle. C’est le cas de la poésie soufie, en Algérie et ailleurs. A suivre...

 (1) Voir: Déjeux. Jean, L’Islam du Maghreb, dans : Encyclopédie des religions, sous la direction de Frédéric Lenoir et Ysé Tardan-Masquier, Bayard Editions, 1997, T.1, P.789

(2) Ibrahim Roummani (né en 1951) en est un des jeunes critiques les plus en vue.

(3) Voir: Laoust. Henri, Les schismes dans l’Islam. Introduction à une étude de la religion musulmane, S.N.E.D Alger, p 321.

 Voir aussi: Les grandes dates de l’Islam. Sous la direction de Robert Mantran, Librairie Larousse, Paris 1990, p 157

(4) Voir: Carret.J, «L’association des Oulémas d’Algérie», L’Afrique et L’Asie,

n° 43, 3e trim.,1958

 Voir aussi: Merad. Ali, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940,

Essai d’histoire religieuse et sociale, Mouton et CO, 1967.

(5) Voir: Souhel. Dib, Anthologie de la poésie populaire algérienne d’expression

arabe, Editions L’Haramattan, Paris.

(6) Merad. Ali, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940 Déjà cité, P.107

(7) Rime: nûn. Mètre: wâfir

(8) Ibid. Tome 8. p 239

(9) Rime : mîm. Mètre: Kâmil

 

l’encadrement idéologique.

 La littérature soufie, très caractéristique de l’Islam, célèbre spirituellement certains thèmes de nature extra-religieuse, tels le vin, auquel le plus grand poète soufi de la littérature arabe, ‘Umar Ibn al Farîd , a consacré la majorité de son oeuvre (1), Shushtari (m.668/1269), ‘Attar (m.627/1230), Rûmi ( m.672/1273), Hafez al-Shirazi (m.792/1390) (2) -parmi tant d’autres- ont aussi associé leur littérature à cette conception théosophique qui se dégage de leurs expériences spirituelles, unies dans leurs doctrines, différentes souvent dans les particularités rituelles.

De là, la poésie a de tout temps été une note caractéristique du soufisme, présentant une singularité manifeste dans la manière des soufis de la concevoir et de la produire.

Autant dire qu’elle ne répond pas forcément aux critères classiques des autres exercices poétiques, en fond surtout, et en forme accessoirement, quand c’est de la pure forme les agencements rythmiques et linguistiques de la production littéraire.

Ce qui veut dire qu’il n’a pas réellement subi l’influence des courants, au contraire il en a influencé, au point où il devient impossible de faire la distinction entre la poésie soufie et celle qui ne l’est pas.

Il a surtout contribué à la naissance de modes poétiques tels que les Zouhdiyyat (poésie ascétique), gagnant à ses rangs bon nombre d’hommes de lettres d’envergure, même ceux qui n’étaient pas soufis, tels Abu al-’Atahya et Ibn al-Mouquaffa’, mais dont les attitudes étaient révélatrices d’un climat général en marge des écoles théologiques (3). Tout en paraissant pour beaucoup d’autres grands poètes comme thème majeur, confortablement assis, en dehors de l’Arabe, dans d’autres langues, notamment le Persan, dont il a conquis l’âme et révélé un champ nouveau à l’imagination magnifique de la poésie persane (4), le Turc, l’Urdu, le Malais. (5)

De toute façon, il a été très tôt signalé, dans les encyclopédies littéraires d’époque classique, comme une curiosité dont on relève les traits frappants (6), et à son crédit, on retiendra, à coup sûr, la participation à l’édification des normes et décors littéraires en poésie et en critique, à l’époque de sa naissance.

C’est dire l’uniformité du cadre idéologique dans lequel le Soufisme s’est étendu dans le monde musulman dès les VIIe-XIe siècles, usant de l’imagerie amoureuse et bachique à des fins spirituelles, et créant par-là un lexique qui emprunte à l’usage ordinaire, certaines tournures dont l’élan métaphysique décale clairement des dimensions conventionnelles.

Le lyrisme surtout a eu son rôle dans la poésie soufie, se servant d’un répertoire fixe de thèmes pour établir une entité idéologique unicentrique à savoir l’Amour divin .

Introduit dans la poésie par Rabi’a (m.185.h) et Riah’ al Kaisi (m.180-796), l’amour divin demeura à continuité l’idée centrale du texte soufi, dans toutes ses langues.

Nouvellement défini en fait, il prend le sens de prédominant sur les sens, la volonté, et les choix terrestres. La moindre de ses explications et la plus simple aussi, peut signifier l’Amour de Dieu pour les grâces qu’Il accorde, lesquelles provoquent le raffinement et la douceur de la méditation. Dans son plus haut degré, il signifie la pénétration des attributs de l’Aimé dans l’âme de l’aimant (7).

Décalée du contexte religieux, la critique moderne donne une explication platonicienne, reprise par les Ikhwan as Safa’ (8) et récupérée plus récemment par le néo-mu’tazilisme, à savoir qu’il s’agit d’un amour rationnel qui suscite le penchant vers le bien -dans le sens éthique du terme- et qui le propage. De quoi résulte la gradation de l’amour physique réduit aux sens, à l’amour abstrait et métaphysique.

Du point de vue qui nous intéresse, c’est-à-dire la version arabe du Soufisme littéraire, on se doit de remarquer les mutilations auxquelles s’est exposé le fait qu’il soit un contenu fluide, techniquement subjectivisé par des façons de dire, spécifiquement mises sur le compte du dictionnaire soufi.

Il a suffi que s’introduise la notion d’amour, même dans l’aspect le plus chaste et la portée la plus éthique qui soient, pour que commence la polémique sur l’origine de ces interprétations poétiques de l’amour.

Rien pourtant ne peut démentir l’origine symbolique de cette pratique, ancienne de ce point de vue et conforme à l’acception musulmane de la poésie. Le prophôte a bien écouté un poème du genre Banet Soua’d de Kaâb Ibn Zuheir (m.645 h), et accepté son repentir après une série d’invectives contre Sa Personne, puis sa conversion. Il chantera le geste du prophôte et les valeurs de l’Islam jusqu’à la fin de sa vie.

Il a suffi aussi que cet amour soit chanté métaphysiquement pour qu’il provoque la sensibilité réaliste prédominante dans l’espace littéraire, et la pousse à l’afficher comme zone d’influences platoniciennes, malgré son autonomie indiscutable.

Il relève de ces polémiques la prise en compte interloquante de certains propagandistes qui n’ont rien à voir avec les théories soufies, pourtant à l’origine de beaucoup de fausses analyses, et de plusieurs campagnes contre l’ensemble de la représentativité du Soufisme, de l’incrimination d’hérésie et même d’athéisme, aux interprétations manipulées qui meublent jusqu’à nos jours la conscience polémiste.

La polémique sur le soufisme lui-même (origine, doctrine, ordres...) est ancienne, mais c’est dans un cadre technique qu’elle s’inscrit cette fois, menée par une orthodoxie exclusionniste visant à régler une question de suprématie sur l’ordre idéologique, ébranlé par la doctrine soufie et véhiculée par sa poésie.

Que la notion d’amour divin soit assise dans une langue -disons profane- ou véhiculée autrement, rien ne saurait changer à ce que l’unité de la pensée et de la poésie trouve dans une expérience de la totalité qui sert à exprimer une relation unique à l’Unique. (9)

Fallait-il que la femme (10) s’implique comme repère esthétique pour crier à la traîtrise à l’art poétique et au délit de pillage d’autres expériences ne réclamant pourtant pas de droits d’auteurs?!

Que serait-ce alors la grande partie de la poésie arabe qui s’inscrit dans cette perspective, sans cette implication qui a changé le cours de presque toutes les expériences, réalistes ou abstraites, où l’étalage public de l’amour par la poésie, avec le risque d’échec encouru par cet amour même, revient à poser la primauté de la poésie (11) et ramener les thèmes accompagnant à la servir.

En attendant que ces tendances fassent un effort sur leur conscience et un travail sur leurs intentions, on se doit de craindre -ne doit-on pas le dire?!- la perduration du ridicule qui ronge, depuis plusieurs siècles déjà, l’histoire de notre littérature et la voue dans un élan incroyable aux polémiques en question.

L’expression soufie peut en être un peu responsable, en ce sens qu’ils ont toujours divisé le sens des mots de leur terminologie en aspects divergents et quelques fois diamétralement opposés, sans qu’il ne soit facile de deviner sous quelle influence et dans quel but ils ont agi. (12)

Responsable aussi, la quasi-impossibilité de dissocier la poésie de l’expérience spirituelle en tant que telle, collectées à plus d’un titre par des éléments conséquents et interférents.

 

Le nouvel horizon et les valeurs de toujours.

 Avec l’Emir Abdelkader (1807-1883) est née la nouvelle poésie algérienne, dans un synchronisme qui n’est pas à vérifier, avec celle qu’a fait renaître de ses cendres Al Baroudi (m.1904) au Moyen-Orient.

Beaucoup d’érudits le disent, mettant en valeur surtout la dimension conventionnelle de la poésie émirienne, mais passent sous silence ses origines, puisque les appartenances spirituelles de l’Emir n’ont jamais été mises en doute.

Très peu d’entre eux soulignent clairement le rôle du Soufisme dans ce tournant de l’histoire littéraire en Algérie. Rekibi aura le mérite d’être attentif à cette question :

«Il (l’Emir Abdelkader) est le premier poète algérien moderne à produire sur le Soufisme en prose et en poésie, laissant un impressionnant patrimoine, surclassant savants et poètes de son époque, peut-être même ceux d’après, dont les oeuvres étaient disparates».

Dans un sens bibliographique, en fait, on ne connaît pas une poésie aussi féconde et continue, synthétisant une réalisation métaphysique des plus remarquées, que celle connue aujourd’hui dans l’héritage intellectuel émirien sous le nom de «Diwan al-Amir Abdelkader» , ou parsemée dans son ouvrage intitulé «Le livre des haltes». (13)

Dans l’un et l’autre, il est question d’étalage des divers aspects de la spiritualité qui en fait le fond et le thème (14), auxquels viennent s’ajouter, avec quelques variantes, d’autres sujets accessoires, comme cela est l’usage poétique classique, sans pour autant accéder à la concurrence avec le principal, qui est de teneur et d’inspiration soufies.

On ne risque pas d’y croiser une nouvelle définition de la poésie, là n’est pas l’importance de son oeuvre, et en aucun cas il n’a donné l’impression de théoriser le verbe poétique ou de s’ériger en rénovateur dans ce sens.

Ce qu’on peut souligner par contre, c’est l’amour qu’il vouait à la poésie, dans un esprit peut-être de prolonger une particularité ancienne qui faisait que tous les symboles de la civilisation musulmane: savants, guerriers, diplomates, religieux, étaient liés à la littérature, poètes pour la plupart, prosateurs de talent pour d’autres.

Le sens de l’honneur dont le fait d’être poète est porteur y est pour quelque chose aussi, on doit en tenir compte.

Hormis le fait apparent qu’elle a véhiculé sa pensée, objectivisé ses idéaux, la poésie a offert à l’Emir l’opportunité -à laquelle il ne s’attendait peut-être pas- d’inaugurer une phase nouvelle des lettres algériennes.

«Quand on a lu ses poésies -nous fait remarquer l’un de ses biographes- si artistement ciselées et si pleines d’émotion fine et de sentiments délicats, on s’étonne de le voir s’élever au sommet de la spéculation philosophique, témoignant d’une ampleur de vue et d’une générosité d’inspiration qui eussent fait de lui un penseur de la grande lignée, si les circonstances lui avaient permis d’étoffer son information et de se livrer en toute tranquillité à la méditation et à la composition». (15)

Mais restons-en là!

L’importance donc de cette oeuvre, dans le sens répertoriel sur lequel nous insistons, vient du fait qu’elle est d’un appoint majeur pour l’étude du milieu algérien du point de vue littéraire, intellectuel et social, et est à même de nous fournir une image assez fidèle des idées qui avaient cours, non seulement en Algérie, mais dans tous les pays arabes. (16)

S’en tenant à la seule question littéraire, il y a lieu de souligner la présence, sans intrusion aucune, de la poésie soufie dans un essaim de transformations morales, psychologiques et sociales qui semblaient aller plus vite que beaucoup de pays d’Orient.

Là aussi on peut tout omettre de voir, sauf l’agencement, dans la forme et dans le dessein interne de la poésie, d’expressions peu conciliables ailleurs, tels que l’ésotérisme appelé dans ses termes musulmans Tassawwuf, le chant d’éloge, l’éloge funèbre, la description, la poésie de combat autrement appelée ‘Hamassa, thèmes fortement présents dans la poésie émirienne, pas dans une aisance égale, à vrai dire, mais d’un certain écho qui justifie, même en Idehors de l’histoire, son brandissement de l’étendard de la contemporanéité.

C’est donc une expérience qui représente à coup sûr un questionnement historique de deux époques profondément différentes, en ce sens que le contenu social et intellectuel n’est pas le même, et c’est donc un nouveau cycle qui s’ouvre sur un verbe poétique conséquent avec la conjoncture, et rompant logiquement avec beaucoup de traditions littéraires versant dans d’autres choix.

Signalons prudemment que cela ne contrarie nullement l’esprit de prolongement sur lequel nous voudrions axer cette réflexion, puisque c’est dans un schéma de continuité lexicographique et de voisinage thématique que se dessine la poésie soufie dans toutes les littératures, arabe, persane, turque, ourdue et j’en passe.

Donc l’activité littéraire d’Abdelkader -ou celle qu’il a influencée- qui se situe dans ce croisement de l’histoire politico-culturelle de l’Algérie, revêt des traits caractéristiques qui subissent certainement l’influence de l’époque, mais qui se démarque des accomplissements qui l’ont précédée, nourrie de plus d’attrait et de vogue.

D’aucuns diront que cela affiche clairement une sentence déphasant cette pensée poétisée de certaines de ses sources d’inspiration dont le poète lui-même se faisait la fierté de s’en remettre, et de signifier sa dette envers son Maître- auteur, en l’occurrence Ibn al ‘Arabi. Là n’est pas le véritable problème de consécution entre deux hommes ou deux époques, mais puisqu’il faut faire la part des choses entre deux bouts -dans les apparences peu conciliables- je crois qu’il faut prendre en compte la notion d’influence qui a toujours accompagné l’activité intellectuelle, et qui n’a jamais impliqué la survie d’un texte ou d’une idée au dépens d’autres.

Même la littérature universelle, dans son sens quantitatif qui veut dire la totalité des écrits de tout contenu, d’une époque précise, lieu ou langue (17), est susceptible de puiser dans d’autres sources d’inspiration et d’illumination et reprendre en miniature beaucoup d’oeuvres, connues, peu connues, ou inconnues, sans pour autant s’exposer aux maîtres chanteurs de la critique.

Là aussi n’est pas l’intention d’accréditer une littérature et condamner implicitement une autre, le plus digne d’une recherche est d’essayer de comprendre les mécanismes de l’esthétique où qu’elle se situe, et de savourer l’enchantement et la sensibilité au beau qu’elle peut proposer.

 

 

Notes

1- Voir : Derminghem. Emile, L’éloge Du Vin. Poème Mystique, Traduit De l’Arabe Avec La Collaboration De ‘Abdelmalek Faraj, Paris, Les Editions VEGA, 1931

2- Voir: Massignon. Louis, Article Tasawwuf. Dans: Encyclopédie De l’Islam. T IV. P. 718

3- Fouchécour (De). Ch.-H, Article Littérature Persane Classique Aux Ixe-Xixes. Dans: Dictionnaire Universel Des Littératures. V3. P. 2779

4- Arberry. Déjà Cité. P. 119

5- Massignon. Déjà Cité. P. 718

6- Chabbi. Jacqueline, Article Soufisme. Dans: Encyclopedia Universalis Déjà Cité.

7- Ibid.

8- Ikhwan Al Safa’(Frères De La Pureté), (Xe Siècle). De Doctrine Ismailienne, Ils Visent A Donner Un Fondement Rationnel Et Universel A La Légitimité Exclusive De Leurs Imams Descendants Du Prophète, Même Si, Dans Un Souci D’ésotérisme, Ils Se Gardent De Préciser Par Ecrit De Quelle Lignée D’imams Il S’agit.

Voir: Marquet. Yves, Article Ikhwan Al-Safa’. Dans: Encyclopedia Universalis 11/13

Voir Aussi: Monteil. Vincent Déjà Cité, P. 35

9- Ali. Sami, Poèmes Mystiques. Editions Sindbad,

Paris 1985, P. 11

10- Atef Djawda Pense Que An-Nouri (M.295/907) Est Le Premier A Introduire Le Symbole Féminin Dans La Poésie Soufie D’expression Arabe.

11- Miquel. André, L’amour Poème. Editions Sindbad, Paris 1984. P. 15

12- Blochet. M. E, Etudes Sur L’ésotérisme Musulman Déjà Cité. P. 3

13- Voir: Abdelkader: Emir, Ecrits Spirituels, Présentés Et Traduits De l’Arabe Par Michel Chodkiewicz. Editions Du Seuil. Paris. 1982

14- Voir: Abd-Al-Kader (l’Emir). Poèmes Métaphysiques. Traduits De l’Arabe Et Présentés Par Charles-André Gilis, Les Editions De L’oeuvre, Paris, 1983, P. 9

15- Sahli. Mohamed Cherif, Abdelkader Chevalier De La Foi, Entreprise Algérienne

De Presse-Alger 1984, P. 20

16- Benharrat. Abdelkader, Article: L’oeuvre De l’Emir Abdelkader. Dans: Europe.

Nos: 567-568. Juillet-Août 1976.P.14

17- Voir: A. Marino, Article: Littérature Universelle. Dans: Dictionnaire Universel

Des Littératures. V.2, P. 2078

 

 La critique -doit-on croire- délivrée du moule idéologique qui l’enclave, peut mettre au crédit de la poésie soufie, au moins, le mérite de préserver au panorama littéraire algérien, un attrait identitaire en mal de mémoire qu’elle a su préserver, et d’une mise en rapport aussi profonde qu’invulnérable avec les sources, si lointaines soient-elles.

Le contexte socio-culturel qui a vu naître cette poésie n’est pas plus neutre que d’autres, isomorphes ou conséquents dans l’équation de sa production et de sa propagation.

On y est venu lui chercher un rôle social et une justification presque morale du poète, sans trop s’attarder sur la réceptivité avec le potentiel intellectuel qu’elle implique, et l’impérative prédisposition à écouter son discours.

Or, ce qui est digne d’égard, ce n’est pas de savoir à quel genre d’auditoire elle était destinée, et quel niveau intellectuel elle ciblait. Mais plutôt d’accorder qu’elle s’est fait son sillage dans tout le paramètre spacio-temporel de l’Algérie contemporaine, qui suppose tout sauf une échéance intellectuelle de nature à déchiffrer le code d’une telle production.

Il y a peu d’explications à cela, en ce sens que c’est une activité spirituelle dont le verbe se limite à mettre en valeur une marge réduite de son entité, et le reste est (1) proliféré à son véritable contexte: l’esprit!

Parlant de code, de déchiffrage, de médium, et de tout ce qui en ressort, il ne s’agit pas tout à fait de langue comme outil de communication, mais de langage soumis au dictât de l’expérience, et porteur de sa symbolique et sa magie. Car la société de cette époque ne manquait pas à avoir de cette trempe jalouse de ses appartenances linguistiques, ethnologiques et idéologiques, chaque région, quand ce n’est pas chaque ville, a ses chantres religieux ou profanes, et il est délicat de faire une synthèse claire d’un ensemble à la fois vaste et varié.

S’arriment dans ce langage multiples formes d’ars dicendi (2), faisant de la distance entre classique, populaire arabe (3), et kabyle (4), un champ d’expression multicolore et incolore à la fois.

 Donc il ne s’agit pas d’user du populaire pour être près de son auditoire, et du classique pour s’en éloigner, car la poésie soufie en fait des deux son usage, sans pour autant perdre ses destinataires. Par contre, d’autres poésies s’expriment par les deux moyens et sont souvent en mal d’écoute.

 Jean Déjeux m’a inspiré cette remarque, et je dois beaucoup de respect à son analyse de la poésie algérienne de cette époque, mais l’on verrait sa lecture mieux assise dans la prudence qui aurait pu être la sienne quant à l’évacuation de la poésie soufie de toute cette époque, et la crédibilité accordée au poète populaire algérien, seul selon lui à être en parfaite cohérence avec son époque et en liaison permanente avec les racines même du peuple... parce que sortant du peuple, (il) a été comme le miroir des sociétés investies. Celles-ci se sont reconnues en lui. Son inspiration puisait au plus profond des réactions communes; il n’a jamais inventé à partir de thèmes étrangers, pas plus qu’il est allé chercher ailleurs que dans le fond commun les images et les expressions de ses chants.(5)

 Cela sous-entend un parti-pris qui en a contaminé d’autres, je pense à certains bibliographes algériens, dont la fièvre du néo-réformisme ne les dédouane guère du devoir, sinon de rendre compte à l’histoire, d’être objectifs.

 

L’aube certaine

 L’aube certaine de la poésie soufie algérienne contemporaine commence à partir des années 20, dans l’enceinte confrérique devenue la forme dominante du Soufisme jusqu’à l’époque moderne. (6)

 Autant dire la relation entre cette poésie et le confrérisme, phénomène difficile à léguer à l’oubli, vu son importance historique, sociale et intellectuelle.

 D’aucuns pensent que l’influence du Soufisme se situe selon deux lignes distinctes: le confrérisme qui est une tendance populaire, par contre, la tendance intellectuelle qui aboutit à la métaphysique (7), prend un autre essor.

 A vrai dire, l’établissement des ordres confrériques Turuq, permit au Soufisme, dans l’une de ses phases tardives, de trouver une forme d’organisation qui se révéla extrêmement efficace pour le répandre dans l’ensemble du monde musulman(8)

 Les principales confréries datent des XIIe et XIIIe siècles. leurs noms renvoient généralement aux personnages réputés les avoir fondées, entourés de disciples pratiquant les divers exercices collectifs que proposait pour leurs membres une règle commune, respectant ainsi un idéal de piété ainsi qu’un mode de vie particulier.(9)

 Le confrérisme s’étendit après, à l’ensemble de la population musulmane (10) active, avec l’adoption devenue quasi générale -pour reprendre l’expression des Sourdel- des règles de la vie soufie par les docteurs et savants en sciences religieuses traditionnelles. On pense quelque part que la frustration qui a gagné le monde arabo-musulman au lendemain de l’écroulement ottoman, phase qui croise un temps de trouble et d’insécurité en de nombreuses régions à la suite de catastrophes politiques et militaires telle que l’avalanche mongole, aurait beaucoup favorisé la naissance du confrérisme qui prenait forme de refuge religieux massif contre l’instabilité et la peur de l’inconnu auxquelles étaient livrées les couches sociales dans leur globalité.

 Cela ne semble pas tenir, car de tout temps l’option pour cet ordre de pensée et de pratique a été un choix et une conscience, non une fatalité qui maquille l’évasion et le passifisme. Si le confrérisme doit avoir une explication sociologique, ce n’est certainement pas dans cette lecture diligente qu’on la trouve. Malaise social ou repère psychologique perdu, sa littérature l’aurait dégagé de toute façon, mais ce n’est pas le cas, dans le sens thématique surtout.

 Qu’est-ce qui pouvait récupérer les masses, dans des structures qui n’offraient pas vraiment l’aise matérielle, et qui n’étaient pas en possession d’alternatives pour des dispositions mondaines meilleures?

 Qu’est-ce qui pouvait garantir à ces masses, tout éloignées socialement qu’elles étaient, une contiguïté d’idées des plus invraisemblables?

 Qu’est-ce qui pouvait surtout faire tenir des discours d’hommes d’actions sociales et militaires, à des gens faussement réputés pour être des habitants de cavernes?

 Rien ne semble proposer la réponse objective à ces questions, en dehors de ce qu’est le Soufisme, tel qu’encadré par l’option confrérique qui a tendu, dès ses premiers jours, à justifier sa raison d’être par l’extension dans les couches sociales, unies dans toutes ses ramifications par un seul idéal: chercher le salut, et instaurer un mode de vie conséquent avec la conception née de leurs choix et les prédispositions innées à les assumer!

 Choix théoriques et mises en oeuvre qui vont, contre toute apparence, dans le sens de la culture de la communication. C’est-à-dire que la notion du cénobitisme, du voyage dans la solitude, n’est pas aussi cultivée par le confrérisme qu’on le pense.

 Suffira-t-il de mentionner son rôle dans les vacillements qu’a connus le monde musulman, du pré-colonialisme au post-colonialisme, pour savoir à quel degré de vaillance il était omniprésent, en avant-garde, pour gérer les situations qu’imposaient les époques?!

 Le terme même -Tourouqia- gardait son intonation innocente et originale, tirait son précepte de l’esprit de l’Islam lui-même et exprimait la sincérité de sa foi par des attitudes héroïques dans les arènes d’honneur pour élever la parole de Dieu (11)

 Il importe donc de dire qu’une multitude de révolutionnaires

- dans le sens militaire du mot- étaient chefs de confréries, et leurs centres théologiques «Zaouïas», des écoles produisant à volonté les hommes qui faisaient aux colonisateurs la guerre sainte, armés de force spirituelle à défaut d’armes proprement dites.

 Autre rôle, non moins important, qui consistait à préserver la doctrine de l’Islam, dans une atmosphère d’étouffement, et sauvegarder la langue arabe en se consacrant à l’étude du Coran, sa première source.

 Signalons au passage que la spécificité de cette oeuvre n’a jamais eu de recul aux thèses partagées avec les autres mouvances. Au contraire, elle revendiquait beaucoup de leurs engagements!

 Sans vouloir insister sur les détails et les noms, on dira que la tendance confrérique a aussi bien géré le sujet patriotique que beaucoup d’autres, car faisant partie d’un peuple qui a ses poètes et ses chants mesurés, par la force des choses, au rythme des événements, comme l’écrit Jean Déjeux, tout peuple investi, en effet, est galvanisé dans sa lutte et sa résistance par le rappel des hauts faits des héros anciens, des vertus guerrières de la race et même par la conscience assurée de défendre un ordre et des valeurs éternelles. Clichés, slogans, idées-forces se retrouvent ainsi un peu partout, sous une forme ou sous une autre, pour soutenir le pays vaincu ou pour le tirer de sa léthargie. (12)

 Cela permet de signaler que ces valeurs étaient unanimement la devise des confréries en Algérie, dont les plus connues et les plus répandues sont: les Qadiria, Rahmania, Tidjania, Sanoussia, Aïssaouia, ‘Habria, Chadhilia, Darqaouia, ‘Alaouïa...

 Il convient aussi de dire que les fondateurs de ces organisations avaient l’étoffe nécessaire de guides spirituels. Détenteurs du pouvoir moral et intellectuel surtout, ils dispensaient l’enseignement religieux dans ses détails, et celui de la confrérie dans sa spécificité, aux adeptes.

 On leur connaît aussi le rôle de transmission de la connaissance intrinsèque (baraka) aux autres maîtres, et leur mise en correspondance avec le prophôte à travers une chaîne ininterrompue (silsila) de Cheikhs porteurs de cette connaissance.

 De là à dire que ces enseignements constituent le fond de la littérature soufie, puisqu’ils sont les moyens de ces transmissions.

 Il va sans dire que la poésie est l’élément important de cette littérature, composée d’abord par les fondateurs pour servir d’outil d’enseignement, et en parallèle, donner libre cours aux chants de l’esprit.

 Qu’elle soit un prolongement des pratiques classiques, pour la plupart des compositions qui n’intéressent notre propos qu’indirectement, n’a rien d’étonnant, ni de provocant puisque toute la culture soufie, dans son culte de l’appartenance, part du fait que l’essence est Une. C’est dans une dimension d’Unicité qu’elle fonctionne, hors de l’espace et du temps, si bien que -comme l’écrit Nicholson- la perspective mystique étant toujours et partout essentiellement la même, en dépit des modifications particulières dues au milieu dans lequel elle s’épanouit et à la forme religieuse sur laquelle elle s’appuie, on voit des systèmes éloignés et sans parenté entre eux, présenter une similitude extraordinairement étroite et coïncider même en bien des modalités d’expression... Nombre d’auteurs écrivant sur le Soufisme n’ont pas tenu compte de ce principe, d’où la confusion qui a longtemps régné. (13)

 Sans être obligés de soulever la question des influences, on est tenu, quand même, de signaler l’ombre de certaines références anciennes (thèmes/auteurs) présentes dans les textes et dans l’oralité de ces ordres.

 A son compte, donc, la maintenance de l’héritage littéraire.

Composée ensuite par les principaux disciples, dans un exercice de commentaires et d’interprétations des propos des maîtres, des valeurs et caractéristiques de la confrérie à laquelle ils appartiennent, d’incitation des gens à y adhérer, de l’éloge du prophète, de leurs chefs spirituels et de tous les saints.

 Il convient de dire que l’éloge du prophète, son invocation en intercesseur auprès de Dieu, celle des saints aussi, constitue un axe très important dans le large contexte de la poésie soufie.

 Important parce que d’abord très ancien, et quoique de tout temps revendiqué et, bien sûr, nourri par les soufis, il est né avec les poètes du prophôte lui-même ‘Hassan Ibn thabit (m.674), Kaâb Ibn Zuheir, ‘Abd-u-llah Ibn Rawa’ha (m.8 h/629), suivis dans toute la chronologie des lettres arabes par d’innombrables poètes, faisant de sa personne, sa geste, ses miracles, ses traits physiques même, un sujet central de leurs compositions.

 L’éloge de sa famille aussi en découla, très tôt, surtout après le martyr subi depuis l’époque omeyyade.

Notes

 1- Boubekeur, Cheikh Si Hamza Trois Poètes Algériens: Mohamed Belkheir, Abdellah Ben Karriou, Mohammed Baytar, Edition Maisonneuve Et Larose, Paris.1990.T.2.P10

2- Du Latin: «Art De Dire».

3- Beaucoup De Poésies De Maîtres Soufis Entrent Dans Ce Cadre Populaire, L’exemple Le Plus Proche De Nos Jours Est Celui Du Cheikh Ahmed Al ‘Alaoui (On Y Reviendra). Par Contre, Beaucoup D’autres Poètes Déclarés, Comme Mohammed Belkheir, Sans Etre Maîtres Soufis, Ont Longuement Chanté Les Valeurs Du Soufisme, Et Consacré A L’éloge D’un Chef De Confrérie Une Grande Partie De Leur Poésie.

Voir: Boubakeur. Cheikh Si Hamza, Trois Poètes Algériens Déjà Cité.

4- Voir: Nacib. Youcef, Chants Religieux Du Djurdjura, Editions Sindbad. Paris.1988, Et : Anthologie De La Poésie Kabyle, Editions Publisud, Paris.1944

5- Déjeux. Jean, La Poésie Algérienne De 1830 A Nos Jours, Editions Publisud, Paris 1982. P.38

6- Chabbi. Jacqueline, Article Soufisme. Dans: Encyclopeadia Universalis, Volume 21, P. 358

7- Monteil. Vincent, La Pensée Arabe, Déjà Cité, P.38

8- Utas. B. Soufisme. Dans: Dictionnaire Universel Des Littératures, Déjà Cité, V3, P. 3.594

9- Sourdel. Dominique Et Janine, Dictionnaire Historique De l’Islam, Presses Universitaires De France, 1ère Edition, 1996, P. 767

10- Voir: Gaborieau. Marc, Grandin. Nicole, Article Le Renouveau Confrérique, Dans Les Ordres Mystiques Dans Le Monde Musulman, Déjà Cité, P. 68

11- Voir: Kharfi. Salah, La Poésie De Résistance Algérienne,

P. 110

12- Déjeux. Jean, La Poésie Algérienne De 1830 A Nos Jours. Réédition Revue Et Corrigée. Editions Publisud-Paris-1982, P.14

13- A Literary History Of The Arabs, P.384, Cité Par Martin Lings. Voir: Un Saint Musulman Du Vingtième Siècle, Editions Traditionnelles, Paris 1978, P.145




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