Alger - Revue de Presse

La grève dans le service public ou la quête éperdue d’un équilibre improbable



Publié par Rachid Boudina
le 05.05.2018 , dans le Quotidien le Soir d’Algérie (rubrique Contribution).

«Pour croire avec certitude, il faut commencer par douter.»
(Proverbe polonais)

C’est par excès de langage qu’il est fait mention dans le titre de la présente contribution de la notion de service public. Ce concept n’est pas vraiment de mise ici du fait qu’il transcende largement les personnes publiques classiques de type organique que sont l’Etat, la wilaya et la commune. C’est que cette représentation, malaisément saisissable, désigne communément aussi bien l’activité destinée à satisfaire un besoin d’intérêt général que l’organisme administratif chargé, soit directement, soit indirectement par un service placé sous son contrôle, de la gestion de cette activité. Aussi, ne poursuivons pas plus loin cette définition sinon ça sera plus compliqué s’il nous faut encore préciser que l’activité de service public peut tout aussi bien être exercée par le biais d’un service concédé ou d’une délégation de service public susceptible même d’être octroyée à des organismes de droit privé. En conséquence et plus modestement, ma réflexion portera sur la grève dans l’administration publique déclinée dans ses représentants du premier degré tel que rappelé ci-dessus.
Mon propos s’étale à discourir de la pratique de la grève dans l’administration publique à l’aune de la loi n°90-02 du 6 février 1990, modifiée et complétée, relative à la prévention et au règlement des conflits collectifs de travail et à l’exercice du droit de grève. C’est d’abord une profonde frustration que de relever que cette thématique n’intéresse pas ou si peu les universitaires qui disposent pourtant d’une matière première abondante qui devrait inspirer la cohorte des thésards qui s’échinent, bon an mal an, à disséquer des sujets de l’ordre du mystique, délaissant ce faisant les préoccupations brûlantes qui rongent la société. Ce ne sont pas les rodomontades cycliques de quelques universitaires omnicompétents, contempteurs sous statut, qui font montre d’un oppositionisme instinctivement victimaire qui les pousse derechef à éreinter dans l’outrance tout ce qui émane de l’autorité publique, fut-il d’une ardente nécessité, qui peuvent suppléer à ce manque d’attractivité à l’endroit de cette monumentale problématique.
Pour n’évoquer que la dernière grève du Cnapeste, ces gens-là, si prompts à la détente, auraient pu, si seulement ils savaient, flétrir par exemple à bon droit l’initiative prise par le ministère de l’Education nationale, mal conseillé c’est évident, d’avoir fait une inexacte application des dispositions du décret exécutif 17-321 du 2 novembre 2017 relatif à l’abandon de poste dans la Fonction publique et donc du statut général lui-même en procédant à la révocation des grévistes (avant qu’il ne fasse marche arrière).
C’est pourtant de notoriété publique, notoriété qui va plus loin en tout cas que la coterie des spécialistes du droit administratif, que la possibilité de révoquer un gréviste, lorsque même la grève à laquelle il a participé est déclarée illégale par le juge, n’a pas été accréditée par l’article 184 du statut général de la Fonction publique ni même par le décret d’application cité ci-dessus qui s’est borné à qualifier l’abandon de poste comme étant l’absence spontanée prolongée et non justifiée du fonctionnaire, qui en est l’aspect le plus commun, et par relation de cause à effet, les autres situations convergentes à l’issue desquelles le fonctionnaire refuse de reprendre son service après certaines périodes autorisées (congés, disponibilité, mutation ou nomination). Pour bien se convaincre de cette affirmation, il faudrait consulter l’article 33 bis de la loi n°90-02 du 6 février 1990, modifiée et complétée, relative à la prévention et au règlement des conflits collectifs de travail et à l’exercice du droit de grève, qui qualifie la participation à une grève non conforme à la loi de faute professionnelle. Il en est d’ailleurs explicitement témoigné par les termes mêmes de cet article qui énoncent que «l’employeur prend à l’encontre des travailleurs concernés, les mesures disciplinaires prévues dans le règlement intérieur, et ce, conformément aux dispositions de la législation et de la règlementation en vigueur». S’agissant dans le cas d’espèce de personnels enseignants, donc de fonctionnaires, il aurait été donc cohérent et logique de faire application de l’ordonnance n°06-03 du 15 juillet 2006 portant statut général de la Fonction publique (titre VII). Ceci prêtant par suite à reconnaître que les personnels grévistes sont en droit de bénéficier des garanties disciplinaires du statut général. La circonstance qu’il s’agit d’un fait sans précédent dans l’histoire de l’administration algérienne ne remet pas en cause la licéité du procédé. Il est vrai qu’à vue de nez, il y a comme à peine l’épaisseur d’un cheveu entre le concept de révocation et celui de licenciement, c’est ce qui fait précisément toute la spécificité et le raffinement du droit. Ceci pour marquer que la différence est éminemment prononcée entre les deux locutions : la révocation, appelée précédemment radiation, entraîne le limogeage pur et simple lorsque l’abandon de poste est juridiquement constitué, quant au licenciement, il s’attache à la faute professionnelle, ce qui emporte ipso facto la mise en œuvre de tout le cérémonial propre à la procédure disciplinaire. Celle-ci pouvant soit aboutir à une procédure expéditive lorsque la sanction encourue est d’une moindre gravité, soit à l’intégralité de la procédure disciplinaire avec communication du dossier surtout lorsque la sanction envisagée relève du quatrième degré institué par l’article 163 du statut général. Il s’ensuit de là que la sanction peut parfaitement différer d’un gréviste à l’autre quand bien même ils sont poursuivis à l’origine pour le même motif qui est d’avoir participé à une grève non autorisée. En vérité et au-delà de ce grief principal, ce sont leurs antécédents professionnels, leur manière de servir et leur comportement général qui vont commander la nature et la sévérité de la sanction qui leur sera appliquée. Par contre, il est bon de savoir que ce sont les personnels exerçant les activités qui sont interdits de grève en vertu de l’article 43 de la loi 90-02 du 6 février 1990, précitée, qui sont quant à eux passibles de radiation, ou mieux de révocation, si on doit nous conformer à la terminologie qui fait foi dans le droit national de la fonction publique, en tant qu’ils seront considérés comme étant en abandon de poste. J’ai un peu de peine à le dire : oui je confesse qu’en le proclamant je me suis inspiré de l’article 6 de la loi française 47-2384 du 27 décembre 1947 portant réorganisation des compagnies républicaines de sécurité. Je n’en suis pas très fier et je fais amende honorable de m’être laissé aller à cette intolérable transgression. Quoi qu’il en soit, je reste toutefois dubitatif, voire modérément rassuré sur l’aptitude du juge administratif de chez nous à faire le distinguo entre les deux notions, eu égard au silence de la législation sur la question.
Tout ceci pour dire que le droit de grève est aussi peu consensuel et qu’il perpétue à entretenir une vive polémique entre juristes, praticiens du droit et la doctrine, au point qu’il ne saurait être contenu ou confiné dans une loi décisive ou définitive qui aurait l’outrecuidance d’englober d’un seul tenant les multiples aspects aussi déroutants les uns que les autres. Le simple rappel de ses traits les plus saillants et des plus sensibles comme la question du préavis, les interdictions et restrictions au droit grève, ou encore le service minimum et la réquisition, suffit déjà à montrer combien ces notions peuvent charrier de redoutables controverses. Ces mêmes spécialistes du droit admettront facilement qu’aussi parfaite que puisse être une loi, seule une jurisprudence vigilante et réactive peut censément aplanir la multitude des difficultés qui naissent de son application, si même ces solution jurisprudentielle qu’ils auront à engendrer ne sont jamais irréversibles, pouvant facilement faire l’objet d’amples revirements qui amènent le juge à se dédire pour faire face à des situations complètement imprévues et imprévisibles.
Il est donc compréhensible et naturel que la loi n°90-02 du 06 février 1990, susvisée, soit incomplète et lacunaire, si même elle s’est clairement inspirée d’exemples étrangers, et qui, sur ce registre n’est pas plus répréhensible qu’une flopée d’autres productions normatives qui seraient bonnes à être incriminées d’ignobles et indélicats pastiches. Il n’empêche que notre législateur est l’un des rares au monde à avoir légiféré sur le droit de grève, allant jusqu’à incorporer dans le même texte de loi la grève dans les institutions et administrations publiques, ce qui est pourtant très sévèrement règlementé et même très souvent rigoureusement prohibé dans nombre de pays bien installés dans la démocratie depuis des lustres.
Que la loi n’ait pas expressément mentionné l’interdiction de la grève illimitée, ou de la grève du zèle ou encore la grève perlée, ainsi que de la grève cyclique ou même d’autres formes de grèves qui concourent au même degré de nocivité à mettre en péril le fonctionnement du service public ou la paix sociale est acceptable en soi. En effet, il y a nécessairement un temps pour que la loi soit expérimentée et le cas échéant redressée pour faire face aux défis nouveaux qui viennent à prendre forme au fur et à mesure des litiges qui surviennent au quotidien.
Ce qui serait moins admissible, et qui serait donc blâmable, c’est que le législateur se complait à rester scotché à l’ordre présent, ne réagit pas, omet d’apporter les amendements à la loi qui lui sont nécessaires et ne se montre pas attentif pour anticiper les difficultés à venir. Ce n’est pas jeter la pierre au législateur que de rappeler que la loi ne saurait constituer un cadre intangible. S’il n’est pas contestable qu’elle a surtout vocation pour fixer les principes fondamentaux et les règles générales dans les domaines qui lui sont réservés par la Constitution, elle se doit néanmoins de s’adapter en permanence à la mutation des circonstances de droit et de fait qui ont motivé originellement son adoption.
Après quoi et s’agissant d’un domaine aussi diffus et cafouilleux que le droit de grève qui incite à la querelle facile et à la surenchère enflammée, il faut forcément interpeller le juge administratif qui est seul qualifié pour dire le droit dans la situation où la loi demeure silencieuse, ou lorsque ses dispositions sont passablement incertaines ou dont la formulation reste manifestement déficiente.
Le juge peut et doit entreprendre de promouvoir une production jurisprudentielle qui dépasse la simple interprétation de la loi.
Il doit oser édicter par lui-même des décisions pouvant prendre valeur de normes jurisprudentielles.
Aussi difficile que puisse paraître la besogne, il lui est quand même loisible de s’appuyer sur les principes généraux du droit ou ceux du droit administratif, sinon, il doit faire œuvre d’esprit critique, même se remettant en cause ou doutant, en vue de se déterminer à partir du principe d’équité mentionné à l’article 1er du code civil.
A décharge du juge administratif, ce qui est fort réprouvable, c’est de constater qu’une grande majorité de nos gestionnaires publics montrent une frilosité inexplicable et inexpliquée qui les empêche de solliciter le juge, sachant pourtant qu’il n’est pas en position de s’autosaisir dans les matières où l’initiative appartient au plaignant.
Bien évidemment, on pense ici au conseil d’Etat, qui lui, serait en mesure, en tout cas il en a la destinée et les moyens, d’entreprendre de démêler l’écheveau de cette foule d’interrogations suscitées par l’exercice du droit de grève, pour distinguer entre les grèves qui lui paraissent conformes au droit et à l’esprit du droit de celles qui contreviennent aux buts d’une grève licite tenue de concilier entre la défense des intérêts professionnels et la sauvegarde de l’intérêt général.
L’attente est grande à l’endroit de la haute juridiction afin qu’elle participe vigoureusement à consolider et à stabiliser l’exercice du droit de grève dans l’administration publique, quitte à ce qu’elle se sublime, on ne cessera jamais de le répéter, pour fixer par elle-même les règles qui lui semblent appropriées en vue d’encadrer crescendo les modalités et les limites du droit de grève.
Mais pour revenir un peu à la loi, il nous faut rappeler que tout ce qui est prévu dans la loi n’est pas automatiquement effectif du jour au lendemain : concernant loi 90-02 du 6 février 1990 susmentionnée on remarque ainsi que ses dispositions citées aux sections 1 et 2 du chapitre II du titre III de ladite loi relatives au service minimum et la réquisition demeurent à peine de simples notions usuellement galvaudées sans vrai contenu et dont les modalités d’application restent à inventer. C’est dire, que si même le législateur a voulu embrasser la totalité de la problématique du droit de grève, il reste encore redevable de plus d’efforts normatifs pour mieux calibrer l’usage et la pratique de la grève. Ne soyons pas naïfs toutefois pour croire que la responsabilité du parlement est sans partage. Le moins averti des observateurs sait que l’exécutif reste en fait plus redevable dans ce domaine comme dans d’autres du fait que c’est lui qui dispose réellement du monopole de l’initiative des lois.
Il n’est pas toutefois contestable, qu’en ne censurant aucune des modalités de la grève, ce qui est pourtant d’une brûlante nécessité, la loi reste étrangement négligente, voire dangereusement incomplète pour avoir laissé libre cours aux interprétations les plus absurdes. Cette position qui confine à l’expectative est de mauvais conseil. Pourtant, il y a juste de faire l’effort d’emprunter les nombreux exemples qui nous viennent d’un peu partout qui attestent assez distinctement de toutes ces formes de grèves qui ont vocation à être vouées à l’interdiction, tant elles peuvent fragiliser les équilibres d’une formation sociale non encore définitivement stabilisée. Il en va de la «grève perlée», de la «grève tournante ou par roulement», de la «grève du zèle», de la «grève politique» que certains, qui se rappellent de juin 1991 nomment «grève insurrectionnelle» ou encore de la grève de «solidarité» ainsi que d’autres modalités comme la «grève sur le tas», qui présentent toutes l’inconvénient d’être gravement incompatibles avec le fonctionnement normal du service public et tendent à précariser la cohésion sociale.
Dans tout cela, ma contribution serait dérisoire si je devais passer sous silence tous ces autres malfonctionnements et ces anomalies qui grèvent immodérément l’exercice du droit de grève dans notre pays. En voici donc un échantillon :
- la notion «d’illégalité de la grève». Cette sentence est presque itérativement utilisée par le juge des référés pour faire avorter un mouvement de grève à peine déclaré au motif du non-respect des règles formelles qui conditionnent sa mise en œuvre.
L’observation importe de dire que le temps est venu de distinguer entre l’essentiel et l’accessoire : il est fondamental de se remettre à l’esprit que le droit de grève est inscrit dans la constitution et qu’il fait l’objet d’une loi en bonne et due forme. Il est donc conséquent de bannir jusqu’à l’emploi même de l’expression «grève illégale».
La grève ne peut qu’être licite ou illicite, selon qu’elle poursuit, ou pas, des buts qui tendent à satisfaire des intérêts professionnels des grévistes et, selon que ceux-ci usent, ou pas, de modalités disproportionnées par rapport aux buts affichés. C’est bien vrai que la loi exige un préavis, que même si elle n’a pas été précise sur son contenu, à part le délai, on est en droit d’en inférer que ce document doit déterminer le lieu, la date et l’heure du début de la grève, les motifs et la nature de la grève envisagée et dire si elle est limitée ou illimitée dans le temps. Du reste, il est soutenable de déduire, par simple raisonnement symétrique, que l’employeur public doit faire connaître à son tour à la partie concernée si le préavis est ou non recevable, compte tenu des conditions de validité fixées par la loi.
En tout cas, il ne doit pas s’embarrasser de refuser systématiquement de reconnaître le préavis, lorsque la revendication porte principalement sur les revalorisations salariales et plus généralement sur l’amélioration du pouvoir d’achat pour répliquer que la compétence en la matière relève de la seule administration centrale, voire du gouvernement, à qui il faut donc notifier le préavis de grève.
- Est-ce légitime pour autant de responsabiliser exagérément le juge des référés pour lui demander de statuer sur la régularité d’une grève qui n’aurait même pas démarré. N’est-ce pas brouiller les fondements mêmes du droit de grève en allant l’affliger et lui infliger une responsabilité qui ne doit pas être la sienne. Ce n’est ni courageux, ni sincère de lui faire jouer un rôle, à l’orée du processus, alors même qu’il n’a aucune prise sur les enjeux et les tenants de la grève envisagée. N’est-ce pas plus indiqué et plus conforme à l’esprit de la loi de ne pas trop s’attarder sur le quitus initial du juge. Cela ne pourrait être d’ailleurs que partie remise puisque le syndicat imprévoyant sur les formalités qui encadrent le déclenchement à la grève, peut, à tout moment et sans délai, renouveler le dépôt du préavis, en respectant strictement la prochaine fois la procédure. Il n’y a aucun gain à escompter du motif tiré du non respect de ces exigences liminaires, certes substantielles, dont réparation pourra être apportée encore une fois à tout moment par un syndicat déterminé à aller vers la grève. En revanche, il sera toujours temps pour l'employeur de solliciter le juge pour lui demander de constater que la grève déjà engagée entraîne un trouble formellement illicite et/ou que les revendications des grévistes sont manifestement déraisonnables pour en suspendre de ce fait le préavis. Le constat du juge sur la réalité des faits pourrait déjà fonder l’employeur à envisager prématurément des mesures disciplinaires pouvant aller jusqu’au licenciement de ces personnels qui persisteraient à faire grève. Si par contre, le trouble n’est ni manifeste, ni flagrant, le juge ne doit pas se donner le droit de substituer son appréciation à celle des grévistes sur la légitimité ou le bien-fondé de leurs revendications, même si la grève s’annonce longue et difficile. Il devra en conséquence laisser se dérouler la grève jusqu’à sa résolution par la négociation et par toutes les autres voies prévues par la loi. Néanmoins, et sans que cela soit lu comme un jugement de valeur, on ne peut pas passer sous silence la regrettable propension du juge des référés à s’autoriser à censurer quasi invariablement le préavis de grève, au lieu de laisser l’affaire prospérer devant le juge du fond, qui se donnera au moins le temps de la réflexion. Ceci ne représente pas automatiquement d’ailleurs un gage d’assurance du fait que le juge du fond se montre souvent très suiviste et s’en va censurer à son tour le préavis de grève.
On ne doit pas conclure pour autant que les magistrats sont par principe contre l’exercice du droit de grève. Tant s’en faut, on peut être certain qu’ils sont plutôt victimes d’une prédisposition, louable en soi, qui leur fait privilégier les impératifs de l’ordre et de la sécurité publics qu’ils estiment être prioritaires en vue du maintien de la cohésion de la vie en société. On peut espérer que tout est affaire de temps.
- Concernant l’initiative de la grève : les rédacteurs de l’article 27 de la loi 90-02 du 6 février 1990, susvisée, semblent avoir manqué d’inspiration, au point que si dans la dernière grève des enseignants du secondaire on avait agi dans les conditions prescrites par cet article, il eu fallu réunir en assemblée générale, constituée d’au moins la moitié des enseignants composant le collectif de tous les lycées d’Algérie, les faire voter à bulletins secrets, faire requérir autant d’huissiers qu’il existe de lycées : autant dire que la grève aurait été carrément infaisable. Ceci pour bien signaler que le fait que la Constitution ait reconnu en vertu de l’article 70 le droit syndical à tous les citoyens, que ce droit a fait l’objet d’une loi express, elle-même contemporaine de l’autre loi sur les conflits collectifs de travail et l’exercice du droit de grève, doit au minimum habiliter et qualifier les syndicats représentatifs, même s’ils se présentent en ordre dispersé pour déposer séparément des préavis de grève à l’occasion d’un même conflit, à pouvoir diligenter ou déclencher une grève sans en référer automatiquement à leurs mandants, a fortiori lorsque la grève a un caractère national. A la rigueur, on concédera qu’il n’est pas excessif de réserver l’activation du dispositif prévu par l’article 27 et suivants de la loi pour les seules grèves à caractère local, ou fondées sur des revendications limitées à un employeur activant dans un cadre territorial bien spécifié. Dénier cette prérogative aux syndicats représentatifs au sens de la loi reviendrait à admettre que les dispositions des articles 27 et 28 de la loi 90-02 du 6 févier 1990 ont été préméditées par malice pour prendre à revers l’exercice du droit de grève et pour déjouer ses mécanismes.
- Sur la question du service minimum. Il est bien certain que le gouvernement ne doit pas se contenter des seules dispositions de l’article 38 de la loi 90-02 du 6 février 1990, modifiée et complétée. En effet, la liste des activités mentionnées reste trop générale, trop figée, trop imprécise. C’est le type même de ces énonciations qui font le délice d’un avocat inquisiteur et opiniâtre pour les battre en brèche. Même, du reste, une définition plus circonstanciée ne saurait caractériser cette notion qui reste à l’état d’abstraction. Il serait plus fructueux, parce que plus opérant et plus opératoire, que ce soient les ministres et les gestionnaires des grands établissements publics nationaux qui inventorient eux-mêmes, un peu moins d’ailleurs les services que davantage les activités, voire les postes de travail, justifiant un service minimum. On se permettra de paraphraser ici le Conseil d’Etat français qui, statuant sur la question, dira : «Il appartient à chacun des ministres ou aux échelons inférieurs qui sont sous leur autorité ou sous leur tutelle de distinguer, sous le contrôle du juge de l’excès de pouvoir, les services précis, qui en fonction de la nature de leur activité doivent assurer le service minimum, selon une quotité appropriée qui ne saurait faire obstacle à la grève de manière indirecte.» Pour n’évoquer que le secteur hospitalier par exemple, il n’est pas défendable de s’en tenir exclusivement à la formule usitée par l’article 38, alinéa 1er de la loi 90-02 du 6 février 1990, précitée, citant le personnel de garde, des urgences ou de la distribution des médicaments comme étant en devoir de s’acquitter du service minimum. L’administration de la santé serait plus avisée d’aller bien plus loin que cette formule succincte pour veiller à chiffrer les effectifs concernés en proportion de l’offre du service, de telle sorte que la quantité des personnels retenus pour effectuer le service minimum soit la mieux ajustée et la mieux proportionnée pour faire face aux sollicitations d’un quota cible d’affluence de malades. Rien n’interdit, par ailleurs, au ministre chargé de la santé de prendre l’initiative de déterminer à l’avance les dispositions permanentes à prendre en cas de grève par les établissements de santé, chacun selon sa spécificité, pour les instruire sur l’organisation optimale à mettre en place.
- Concernant la réquisition : ici nous sommes dans la fiction la plus totale. Alors même que cela peut paraître évident, ou aller de soi pour le commun de nos concitoyens, il existe une catégorie de personnels qui ne sont pas formellement interdits de grève mais qui, dans des situations d’exception, peuvent très bien faire l’objet d’une réquisition, même si dans leur cas il est plus acceptable de parler d’astreinte, ou même d’assignation selon certains auteurs.
Il s’agit de ces personnels qui exercent des fonctions d’autorité ou, qui peuvent être désignés, non en raison de leur grade, mais en considération de leur mission et des responsabilités particulières dont ils sont investis : parmi eux on distingue les attachés de cabinet, les chargés de mission, les chargés d’études ainsi que les chefs de service et autres chefs de bureau. Quant aux titulaires de fonctions supérieures au niveau de l’administration centrale ou de la wilaya ou de ceux qui, par rapprochement, occupent des postes supérieurs assimilés qui ont droit incomplètement au régime qui régente les fonctions supérieures, ils sont en revanche explicitement interdits de grève au titre même du décret qui les régit et, pour les autres, des dispositions spéciales qui les concernent. En réalité, cette assignation oblige beaucoup plus ces personnels d’être à disposition et de demeurer sur place ou du moins accessibles pendant toute la durée qui leur est commandée, pas particulièrement d’ailleurs lors d’une grève, mais plus généralement lors de circonstances particulières, voire exceptionnelles touchant à l’ordre public et ou à la sécurité et à la sauvegarde des personnes et des biens ou lors de catastrophes naturelles par exemple.
Hormis la situation ci-dessus qui est si peu archétypale de la réquisition du fait que ces personnels sont déjà régis par des dispositions statutaires très contraignantes exigeant d’eux une disponibilité continue et comportant des obligations qui vont au-delà du droit commun, excepté aussi les quelques régimes particuliers de la réquisition institués par la législation douanière ou plus ponctuellement par la loi organique relative au régime électoral qui met en place un régime de réquisition pour les personnels de vote assorti d’une peine pénale spécifique, on doit admettre pour le reste qu’il n’existe chez nous aucun droit général de la réquisition civile en temps de paix.
A l’exclusion donc des cas cités ci-dessus, et sauf d’autres situations spéciales que nous n’avons pas pu citer ici et, même si le code pénal fait mine de menacer en son article 187 bis «que soit puni d’un emprisonnement et d’une amende celui qui n’obtempère pas à un ordre de réquisition établi et notifié dans les formes règlementaires», les modalités de la réquisition en cas de grève restent à codifier. Il est du reste fort étrange de relever que la loi n° 12-7 du 21 février 2012 relative à la wilaya qui, édictant en son article 110 que «le wali est le représentant de l'Etat dans la wilaya, il est le délégué du gouvernement», ait omis de lui reconnaître expressément le droit général de réquisition au niveau de sa wilaya. Que l’article 116 de cette même loi sur la wilaya dispose que «le wali peut, lorsque des circonstances exceptionnelles l'exigent, faire intervenir, par voie de réquisition, les forces de police et de Gendarmerie nationale implantées sur le territoire de la wilaya (…) modalités d'application du présent article sont fixées par voie règlementaire» prête seulement à conclure que le wali use du droit de réquisition uniquement lorsque sont en cause les nécessités de l’ordre et de la sécurité publics.
A part cela, et c’est le lot de presque toute notre armature législative, l’article 41 de la loi 90-02 du 6 février 1990 renvoyant, par pur réflexe de confort, à une prétendue législation en vigueur, qui n’existe pas de notoriété publique, ne saurait prétendre à une quelconque utilité.
Pour finir avec ce concept fort controversé, on fera remarquer que la réquisition est en fait rarement mise en œuvre dans les pays qui sont près de nous. On y a exceptionnellement recours lorsqu’il apparaît que la grève est de nature à porter une atteinte suffisamment grave, soit à la continuité du service public, soit à la satisfaction des besoins vitaux de la population, au nombre desquels figurent en premier lieu les impératifs de santé publique.
- Au sujet du remplacement des grévistes : sujet qui reste complètement éclipsé par la loi. En attendant une souhaitable intervention du législateur ou d’une jurisprudence hardie qui viendrait lever le voile sur cette incommensurable préoccupation, on peut toujours se risquer à émettre quelques éléments d’un raisonnement minimal pour circonscrire au mieux le débat. Le principe de la continuité du service public postule de remplacer les grévistes, donc l’employeur public doit pouvoir recourir, soit par voie de réquisition, soit avec leur accord à des personnels non grévistes pour remplacer les salariés grévistes. L’employeur doit d’abord demander aux non-grévistes d’effectuer des heures supplémentaires. Cette occurrence ne pouvant pas suffire à satisfaire les besoins d’un employeur dont les besoins se caractérisent par une demande de masse, comme par exemple le ministère de l’Education nationale, il appartiendra au juge d’apprécier s’il existe des circonstances exceptionnelles accréditant qu’un employeur est vraiment dans le besoin de procéder au recrutement d’un personnel contractuel de substitution dans les proportions qui ne fassent pas échec à la grève.
- Au sujet du dispositif extrajurictionnel amont et aval, prévu par la loi, soit pour contenir et pacifier la grève, soit pour aller vers sa résolution : cette question renvoie ipso facto au dialogue social qui est une notion complètement refoulée dans l’imaginaire administratif national du fait que ce concept, et tous ses avatars, est considéré comme incompatible avec la forte nature très hiérarchique et statutaire de notre Fonction publique. Il a même fallu du temps pour adopter et admettre les commissions administratives paritaires, mais pas encore les comités techniques paritaires, qui pourtant interviennent presque subsidiairement au regard de l’extrême caporalisation de l’activité administrative. La participation de ces instances apparaît comme seulement protocolaire et ou pour répondre au très formel calendrier du statut, sans réellement aborder l’ensemble des questions intéressant la situation des agents.
Autant dire qu’il en va de construire toute l’ingénierie du dialogue social vrai et sans détour qui ferait déjà accepter au gouvernement d’admettre dans le jeu du dialogue social les organisations syndicales représentatives en vertu même de la loi 90-14 du 2 juin 1990 les concernant. L’enjeu doit englober cette fois-ci un champ plus large de sujets qui intéressent les fonctionnaires et autres agents publics. La cause est largement connue : il s’agit de la construction et de la reconstruction statutaire, de l’organisation de la carrière, de la promotion professionnelle, de la formation, de l’action sociale, de l’hygiène, de la sécurité et de la santé au travail, jusqu’à la revalorisation salariale, pour ne pas dire l’amélioration du pouvoir d’achat comme aiment à le définir les syndicats, qui constitue l’alpha et l’oméga des revendications professionnelles. C’est en fait un autre niveau de concertation sur des préoccupations qui dépassent les très sobres dispositions de l’article 15 de la loi n°90-02, qui méconnaissent et minimisent la problématique du dialogue social.
Un dialogue social, non contraint et non limité, pourrait mieux prévoir et mieux circonscrire les différends collectifs de travail pour qu’au bout les partenaires sociaux arrivent à désamorcer, ou au moins à amoindrir, les mouvements de grève. Pour dire plus, le dialogue social ce n’est pas de l’échange sans lendemain : c’est argument contre argument et surtout des convictions et un engagement assumé de toutes les parties de vouloir promouvoir sincèrement la négociation collective. Il faut se concerter à tous les niveaux de la hiérarchie administrative avec l’objectif de conclure et de mettre en œuvre réellement des politiques professionnelles et sociales basées sur des accords décidés soit au niveau supérieur global, soit d’un secteur spécifique ou même d’un segment de corps en particulier qui justifierait une approche plus appropriée. A l’heure présente, l’ambition serait de mettre en place les premières briques d’un dispositif appelant à être institutionnalisé par des textes dédiés, qui fixeraient les modalités et l’agenda du dialogue social dans l’administration publique, et plus encore de promouvoir des vocations en capacité d’animer le dialogue social avec imagination et constance. On est en droit d’avoir quelques doutes à ce sujet autant l’exercice exige certes de la disponibilité et de l’entregent, mais surtout parce qu’il requiert une expertise qui excède incontestablement les compétences de l’encadrement nominalement dépositaire en place qui est totalement hors service.
- Au sujet du dispositif de médiation prévu aux articles 47 et 48 de la loi 90-02 du 6 février 1990, susvisée, qui est susceptible être mis en œuvre postérieurement au déclenchement de la grève : observons pour nous en désoler de suite de ce qui s’est passé à l’occasion de la grève du Cnapeste. Cela tenait presque de la commedia dell’arte, ce qui comme l’explique Wikipédia, donne à montrer «des acteurs masqués improvisant des comédies marquées par la naïveté, la ruse et l'ingéniosité». On a vu aussi des plus saugrenus comme scénarios, tels ces chefs de parti et ou leurs missi dominici, des derviches tourneurs et toute une flopée de bonimenteurs qui se sont prêtés au jeu du médiateur, espérant en secret être gratifiés de quelques menus privilèges pour service rendu. On peut déplorer à ce propos que loi n’a pas prévu, mais une loi peut modifier une loi, d’associer les syndicats au choix du médiateur, soit sur les listes préexistantes de personnalités établies par les autorités désignées par l’article 46 de la loi 90-02 du 6 février déjà citée, soit parmi des personnalités choisies hors de ces listes, réputées pour être compétentes et impartiales. Dommage, dommage ! Il existe pourtant tant et tant d’authentiques patriotes dont le profil ne souffre d’aucune discussion, qui auraient pu et qui peuvent toujours, pour autant qu’ils soient sollicités, offrir leurs bons offices au mieux des intérêts des protagonistes de la grève. Concernant la dernière grève des enseignants par exemple, on aurait pu mettre à contribution des professeurs d’université, des avocats, des conseillers d’Etat, des magistrats de la Cour des comptes, voire des cadres de l’inspection générale des finances, mais également des cadres de l’Education nationale à la retraite, comme les inspecteurs généraux, ou à d’anciens directeurs d’éducation de wilaya notoirement connus pour être au-dessus de tout soupçon.
Cependant et en l’état des choses, il ne faut pas trop se leurrer eu égard à la défiance des syndicats qui restent réticents à adopter le procédé, soupçonnant, à tort ou à raison, que les médiateurs sont automatiquement sujets à instrumentalisation. Une expérience, une seule, présentant les meilleurs gages de sincérité et d’honnêteté pourrait vaincre la méfiance des syndicats et donnera des chances sérieuses au procédé de fleurir.
- Sur l’arbitrage prévu aux articles 48 à 51 de la loi 90-02 du 6 février 1990, instauré comme mode possible de dénouement de la grève : il est bien étrange que les responsables, d’avant et de maintenant, ne manifestent aucun enthousiasme à saisir la commission nationale d’arbitrage qui dispose pourtant du pouvoir de rendre exécutoires ses sentences par simple ordonnance du premier président de la Cour suprême. Il y a comme de la frustration à constater qu’il existe une sérieuse crispation à l’endroit de ce type de recours qui présente pourtant l’avantage d’éviter l’exequatur usité en droit commun. On peut moins comprendre l’attitude des autorités que celle des syndicats. A la décharge de ces derniers, ils pourront toujours objecter, ce qui alimente leur réticence, que l’article 50 de la loi 90-02 du 6 février 1990 a omis ou refusé de leur donner la faculté de saisir eux-mêmes la commission nationale d’arbitrage. Qu’à cela ne tienne, de toute manière, il ne semble pas donné que l’arbitrage soit un remède puissant. On peut en expliquer la difficulté comme suit : le juge arbitre ne peut statuer qu’en droit les différends collectifs de travail se présentant à lui qui auraient un caractère juridique et dont l’issue ne pourrait pas donc s’écarter des lois et des règlements qui les régissent et, seulement en équité lorsque les différends en cause sont de nature économique. Malheureusement, ce sont précisément ce genre de différends qui sont derrière la majorité des mots d’ordre qui accompagnent les mouvements de grève. Autant dire que la marge de manœuvre de l’arbitre est drastiquement restreinte. Pis, il s’en trouve même qu’une certaine doctrine en vient à soutenir, avec des arguments qui ne sont pas facilement réfutables, que l’Etat ne saurait acquiescer à l’arbitrage, du moins au plan interne : cela reviendrait pour lui d’accepter de renoncer à ses prérogatives de puissance publique.

Conclusion
Il y a juste à dire que le débat sur la grève n’a même pas vraiment commencé. Il est vrai que c’est un sujet qui passionne les foules et qui nourrit des controverses enflammées. Les positions sont le plus souvent tranchées, cependant l’Etat doit demeurer le garant de l’intérêt général, en veillant en particulier à la continuité des services publics, sans faire obstacle à la mise en œuvre du droit de grève qui tire sa légitimité directement de la Constitution. La contribution du juge reste essentielle pour affermir et canaliser un droit qui peut avoir tendance, si l’on ne prend pas garde, à excéder les buts et les formalités auxquels il doit se soumettre.
R. B.
Source :Le Quotidien le Soir d’Algérie

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