Algérie - Costumes traditionnels

La discrète éclipse de la m’laya, ou l’ultime adieu à Salah Bey. L’histoire du voile noir des femmes de l’Est



La m’laya exhale aussi les fragrances du corps de sa propriétaire, que les initiés devinent au détour d’une rencontre furtive, imprévue et inattendue. Pour ceux qui ne sont pas avertis, la beauté, le charme, la grâce et l’attrait fuyants d’une telle rencontre demeurent énigmes et mystères. Ces effluves évanescentes ont pour origine la combinaison experte et habile d’aromes, d’essences, de pigments, donnant au final un bouquet paisible, suave et exaltant. Ces mixtures odoriférantes de graines, de plantes, de feuilles, de racines et de minéraux font aussi des cosmétiques, des médications et des bijoux. Le k’hol, ce cosmétique qui cerne, rehausse les yeux et en fait un point de fixation au-dessus du adjar, est fait à base de sulfates de cuivre - toutia -, d’alun, de carbonates de cuivre, de clous de girofle et de sulfates naturels d’antimoine savamment dosés.

Le skhab, ce bijou qui ceint le cou et pend sur la poitrine des femmes, est un collier de grains ouvrés en forme pyramidale faits à base de pâte grasse de clous de girofle, ou tib: c’est le bouton floral séché du giroflier, un arbre originaire de l’Insulinde et surtout de l’île de Zanzibar, dont les propriétés de l’essence sont aromatiques, antiseptiques et particulièrement antalgiques dentaires. Toute cette préparation est mélangée à de l’ambre. Cette autre substance merveilleuse et singulière parce que provenant de la concrétion intestinale du cachalot, mais aussi fameuse car elle peut provenir de résines fossilisées d’origine végétale. Et enfin, et c’est dommage pour le mystère, la légende et le romanesque, puisqu’elle peut être produite en parfums synthétiques.

Mélangées à d’autres épices selon les goûts et à de l’alun qui sert de liant et de durcisseur, les graines sont alors montées en rangées de trois ou quatre tresses sur un fil en coton cordonné et durci à la cire d’abeille, avant que le fil de nylon fin de pêche ne soit utilisé. Après le montage de chaque graine, un noeud simple est pratiqué pour la fixer et rendre souple le bijou. Des broches en or, finement ciselées en filigrane, de forme oblongue, sont placées pour l’élégance et la richesse, en alternance régulière, sur les tresses de graines, appelées haska, par comparaison au fruit séché du chardon chausse-trape - bounaggar -, qui s’attaque à la laine des moutons et aux habits.

Le skhab est une parure de cérémonie agrémentée d’un pendentif en forme de poire, «l’anzassa», fait d’or fin et d’ivoire, dont s’ornent et s’embellissent les femmes lors des fêtes, des mariages surtout. L’odeur du bijou se répand, s’étale et déteint alors sur les habits et sur la m’laya d’une façon quasi indélébile. Plusieurs femmes reconnaissent leur m’laya à l’odeur laissée par leur skhab. La manifestation de l’appartenance se fait par l’olfaction.

Au fil du temps, plusieurs événements ont interféré dans l’histoire du port de la mlaya. Particulièrement deux :

1- On attribue le recours au port de la mlaya par les femmes de l’Est à l’occupation du Beylik de l’Est par l’armée coloniale française, et la défaite de Hadj Ahmed Bey, dernier bey de Constantine - 1826-1837 - mais aussi le plus connu. Il combattit les armées colonialistes françaises jusqu’à 1837, à partir de Constantine et de Annaba. Et jusqu’à 1849, il leur mena la vie dure, des Aurès aux portes du Sud. C’était un kouroughli, sa mère, El-Hadj Raqia, était une Bengana de Biskra. Il se proclama pacha et se considéra dey après la capitulation de Hussein Dey le 3 juillet 1830. Il se choisit un drapeau et frappa une monnaie. Son aura de dernier chef de guerre, résistant dans l’Est à l’occupation française, le fit se confondre dans l’imaginaire populaire collectif avec Salah Bey. Au-delà des vérités historiques immuables, cela donne plus de saveur à l’histoire de la mlaya.

2- Le deuxième événement auquel le port de la mlaya est rattaché a trait au deuil des assassinats et tueries perpétrés par les colons, l’armée et la police françaises à partir du 8 mai 1945, sur des civils algériens à Sétif, Kherrata, Guelma et ailleurs dans l’Est. Néanmoins si, pour ce dernier événement, l’anachronisme historique entre les faits de 1945 et le port de la mlaya est caractérisé, ces massacres renforcèrent le recours au port de cet habit de sortie. D’ailleurs à toutes les époques, il y a eu dans l’Est du pays des événements beaucoup plus à tort qu’à raison, qui ont entretenu le retour à la mode du port de la mlaya.

Mais ces événements historiques, intervenus bien après la mort de Salah Bey et n’ayant aucun rapport avec le personnage, ont-ils vraiment un lien direct avec le port de cet habit de sortie ? Ou bien ont-ils été prétextés par les hommes comme support d’exacerbation du deuil et de ses prétendus signes, pour maintenir les femmes voilées, couvertes et soustraites aux regards des autres hommes ? Si au départ, la mlaya fut un choix de femmes qui se sont assumées, le temps et des préjugés firent que les hommes décident depuis pour elles. Dans l’absolu, l’être humain cache ce dont il a honte, par rapport aux canons du comportement établis par d’autres hommes. En couvrant les femmes, tout en prétextant les protéger, les hommes extériorisent et montrent en réalité leur impuissance, leur vulnérabilité et leur peur d’être frustrés. D’ailleurs, une pudeur non justifiée mais manifeste jusqu’à nos jours empêche certains d’entre eux de prononcer le nom de leur mère ou celui de leur femme, notamment en public.

Fortes de leur féminité et opiniâtres comme elles savent l’être, les femmes de l’Est laissèrent à un moment tomber la mlaya lors de leurs sorties. Comment cela est-il arrivé ?

L’urbanisation des villes de l’Est a nécessairement imposé l’urbanité de la vie qui s’y déroule. Par ailleurs, des apports de modes de vie externes, et des sujétions à des impératifs dictés par la conjoncture d’après colonisation avaient interféré. La colonisation en concours avec certains commandements des «temps modernes» avaient également restructuré l’organisation sociale des Algériens.

Jusqu’au début du 20e siècle, la ville n’occupait pas une place importante dans la vie des Algériens. Le travail, l’activité et la force de travail se concentraient dans les campagnes. C’était la société agricole anté-industrielle: la campagne était le centre d’intérêt des populations. Après 1900 et malgré l’appauvrissement quasi général de la population algérienne, il y a eu dans les villes l’apparition d’une relative bourgeoisie autochtone et d’une élite locale. Et selon Charles Robert Ageron, «les H’dar, ou Beldyia, étaient les fidèles dépositaires des traditions de la vieille civilisation andalouse, ce sont les mainteneurs de l’Algérie du passé. Les laudateurs des temps révolus, profondément religieux, ils défendaient l’Islam et imposaient les strictes prescriptions coraniques, comme ils les comprenaient. Ils s’opposaient aux innovations modernes et à l’égalitarisme niveleur français à la politique d’assimilation et à l’instruction française».

Paradoxalement, c’est de cette matrice conservatrice que va naître une nouvelle génération peu regardante sur la pratique religieuse, s’instruisant et s’informant sur des supports en français, livres, journaux et périodiques. Cette génération va discrètement européaniser sa façon de vivre et particulièrement ses idées. Ce qui constituait au regard des membres de leurs propres familles, demeurées rigoristes, des innovations blâmables: des Bida’a. De cette bourgeoisie et de cette élite, vont émaner aghas, bachaghas, caïds, délégués financiers, officiers de l’armée française, interprètes, conseillers généraux, médecins, avocats, cadis ou muftis qui auront bon gré, mal gré, accepté de franciser leurs familles individualisées. Ce sont alors les premières filles allant à l’école française, au primaire, au lycée et jusqu’à la faculté. Ce seront les premières institutrices, les premières infirmières, et les premières secrétaires. A la moitié du 20e siècle, la plupart des familles citadines et certaines familles rurales avaient accepté, parfois sans avoir le choix, d’envoyer leurs filles à l’école française. Cette dernière institution étant considérée comme le cadre d’une éducation adaptée au temps; un lieu de savoir, de formation, d’instruction, d’enseignement, de savoir-vivre, d’éducation physique et sportive et de discipline. L’école moderne, par opposition à l’école coranique qui n’avait pas beaucoup à offrir en matière d’échanges pour affronter la modernité et ses impératifs, était surtout regardée comme le passage obligé pour la promotion sociale de tous, et des filles en particulier. Et on n’allait pas à l’école moderne voilée. D’ailleurs les filles qui fréquentaient à partir des années 40 les medersas du Cheikh Abdelhamid Benbadis y allaient aussi non voilées.

D’un autre côté, la timide industrialisation de l’Algérie et la création d’activités de services allaient appeler l’emploi d’une main-d’oeuvre féminine. Les travailleuses étaient issues des milieux sociaux pauvres, ou appauvris par la colonisation. L’emploi de la main-d’oeuvre féminine débuta également avec le 20e siècle. Les femmes algériennes étaient 1.520 en 1902, 7.533 en 1905, 21.397 en 1911 et 25.811 en 1924 à sortir travailler, sur une population autochtone estimée en ces périodes à entre 4 et 6 millions d’habitants. Elles étaient chiffonnières, travaillant dans des ateliers de triage de chiffons, elles étaient aussi femmes de ménage ou domestiques sinon ouvrières d’industries. Même si les ouvrières allaient, au début, au travail voilées, elles n’allaient pas tarder à ôter la mlaya à l’Est, du moins, cet habit de sortie ne véhiculait plus les valeurs dont les hommes l’avaient chargé.

A partir des années 1930, les Algériennes des villes découvrent les films, les journaux et les revues des pays arabes du Moyen-Orient, notamment égyptiens. Elles y voient des femmes arabes, et toutes considérées peut-être à tort comme musulmanes, habillées à l’européenne, et les cheveux libres. Oum Kaltoum - Fatima Ibrahim de son vrai nom - pour ne prendre que la plus célèbre d’entre elles, apparaît habillée à l’occidentale, cheveux libres et bien coiffés, dans Widad, l’esclave chanteuse, film de 1936, également en 1937 dans Nachid Al Amal. Comme se présentera devant le public l’autre star en 1938, Leïla Mourad, dans le film Yahia El-Hob. Et pour les Maghrébins en général et les Algériens en particulier, tout ce qui vient de l’Orient arabe est indûment sacralisé, et est censé être plus proche de la source et de l’originel. Ceci est valable pour tous les domaines. Les Algériennes firent aussi comme les femmes arabes orientales, elles occidentalisèrent leurs tenues de sortie, et abandonnèrent mlaya, haïk, etc. Durant la guerre de libération, les femmes combattantes de la liberté qui se sont battues à l’Est, comme toutes les héroïnes de la révolution, se sont habillées en treillis de combat, les cheveux soigneusement coupés sinon proprement noués en queue de cheval. Elles étaient fières, ces femmes. Dès 1970, la politique économique adoptée offrit beaucoup de postes de travail aux femmes, dans tous les secteurs, et celles-ci travaillaient dévoilées, elles étaient parfois plus efficaces, au même poste de travail, que leurs collègues masculins. Les années 1990 allaient voir l’importation, également d’Orient, d’autres façons de s’habiller pour les femmes, lors de leurs sorties. Et la gamme de choix de cette introduction est très variée. Les rues de nos villes grouillent, depuis, d’habits de sortie divers et hétéroclites: afghans, pakistanais, séoudiens, syriens, égyptiens, turcs, rarement algériens, et presque plus d’habits considérés comme universels.

Les facteurs de nuisance et de dangerosité à la cohésion d’une société, ainsi qu’à l’intelligence du vivre ensemble, sont la propagation d’idées qui altèrent la vérité et l’entretien volontaire d’amalgames fallacieux entre par exemple le domaine du confessionnel, d’une part, et d’une autre les acquis, les héritages, les traditions et les usages vestimentaires autochtones ou introduits, qui perturbent, désemparent et culpabilisent injustement des hommes et des femmes. Car depuis quand l’habit tout court, et l’habit de sortie en l’occurrence, décide-t-il de la volonté, de l’éthique, de la vertu et de la piété d’un être humain ?

Hommage est ici rendu à toutes les femmes qui l’avaient compris pour ne pas s’être encombrées, ni de vêtements de sortie prétendument normatifs, ni des préjugés qui leur servent de socle, dans leur combat de conquête de la liberté pour l’Algérie: de Fatma N’soumer à Hassiba Ben Bouali et toutes les héroïnes, célèbres ou inconnues. A Baggar Hadda, Ouarda El-Djazaïria, pour avoir dit et chanté l’espoir, et toutes les autres. A Hassiba Boulmerka et Nouria Benida Merrah et toutes les autres, pour avoir donné de la fierté aux Algériens. Et enfin à toutes les femmes algériennes anonymes qui ont défait le terrorisme. Et avec la nostalgie des senteurs d’antan qui ont déserté nos rues. Je cite, la traduction du 26e verset de la soura El A’araf, par Cheikh Hamza Boubakeur, ainsi faite: «O fils d’Adam ! nous vous avons dotés de vêtements pour couvrir votre sexe et de parures. (Mais) la piété est le meilleur vêtement. C’est là un des signes de Dieu. Peut-être s’en souviendront-ils».

Je terminai par dire que si toutes les confessions se veulent universelles, l’habit, lui, est géographiquement et historiquement communautaire. Comme la culture est, elle, locale. La mlaya est culturellement née dans l’Est de l’Algérie. C’est un habit de sortie lié à un événement historique précis et fixé par les usages pareillement au haïk, au sefsari ou à la melehfa, etc. Et comme tous les usages, ils sont évolutifs.

Avec le temps, ils se perdent et sont supplantés par d’autres. Mais alors pourquoi est-il infligé à nos femmes, sans questionnement aucun, d’adopter des vêtements de sortie nés culturellement ailleurs ?


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