Boumerdès

L'injuste prix




De l'agriculteur au grossiste, puis au détaillant, les prix des produits agricoles frais augmentent parfois de plus de 100%, en raison des pratiques spéculatives et de l'absence de mécanismes efficaces de contrôle et de régulation. Notre reporter a retracé le voyage excessivement cher d'un kilo de tomates et de "ses s?urs".Sur l'autoroute menant vers l'aéroport, un épais brouillard semble ne pas vouloir lâcher la nuit qui, pourtant, commence inexorablement à s'achever en ce 23e jour du mois de Ramadhan. Il est 5h. La matinée s'annonce, mais Alger dort encore d'un sommeil de plomb. Destination : marché de gros des fruits et légumes des Eucalyptus. En cours de route, une pénétrante en bonne et due forme, ornée d'un panneau indiquant la direction, est dédiée à cet espace commercial. Ce qui dénote de l'important trafic...routier s'entend, que génère le... souk au quotidien. Au bout de cette bretelle se trouve le marché, édifié au début des années 1990.
À l'entrée, deux files de véhicules, venus des deux sens opposés à la ruelle, se rejoignent devant le portail pour accéder à la cour. Ils arrivent de Blida, de Tipasa, de Boumerdès, de Bouira, M'sila, Chlef, Mostaganem... L'intérêt qu'accordent ces wilayas à ce marché confirme clairement sa dimension nationale ou, du moins, sa vocation régionale. Les chauffeurs de ces camions et camionnettes se bousculent au portillon... du marché. Certains transportent des caisses pleines, d'autres plutôt vides. Les uns pour écouler leurs marchandises, les autres pour s'approvisionner en produits agricoles frais.
Le bruit strident des moteurs brise à brûle- pourpoint le calme qui régnait en maître sur les lieux, il y a à peine une heure... À 4h du matin déjà, les voix retentissantes des habitués et le son assourdissant des cageots et cagettes en bois où s'amoncellent fruits et légumes frais, venus directement des champs, résonnent telle une véritable manifestation populaire dans ce vaste pavillon. Dès l'ouverture, l'ambiance des transactions commerciales est aussitôt bien animée à l'intérieur du marché. Le brouhaha s'installe et remplace le calme qui caractérisait la cité, il y a une heure de cela.
Une fragrance suave et pénétrante emplit les lieux de l'enceinte commerciale et exhale des effluves, créant des sensations olfactives fortes dans l'esprit du visiteur de cet ancien marché de gros des Eucalyptus, notamment en cette ultime semaine du mois de Ramadhan. C'est la fabuleuse senteur des fruits et légumes qui saisit dès l'entrée les narines de tout jeûneur venu ici s'approvisionner en produits agricoles frais. Les dizaines d'hectares du marché se visitent encore comme une enceinte particulière qui dispose de ses propres codes, d'une vie à l'envers, puisque ses fidèles s'y donnent rendez-vous pour une bonne partie de la nuit et l'évacuent durant la journée.
De la fourche à la... fourchette
À l'instar des autres marchés de gros de renommée nationale, "Souk Kalytous", terme usité dans leur jargon par les assidus pour nommer ce marché, est devenu le lieu des lève-tôt par excellence. Cet endroit organise le parcours qu'emprunte le produit agricole de la fourche à la... fourchette. À l'intérieur de la halle, les habitués occupent les carreaux (locaux) où sont stockées les marchandises.
Il s'agit des mandataires grossistes, des agriculteurs et des clients qui se retrouvent de nouveau sur les lieux. Ils se filent réciproquement des vannes, s'épinglent, se taquinent entre eux, histoire de passer le "temps professionnel" qui leur est imparti avant de quitter les lieux, une fois la totalité ou une bonne partie de leur marchandise écoulée. Au "23" (numéro du carreau), une quarantaine de cageots de tomates bien agencés sont exposés à la clientèle. Kamel, un mandataire chevronné, veille au grain dans son local. C'est le plus sollicité de tous. "Cette tomate est d'un gros calibrage et visiblement de bonne qualité." Ce à quoi notre interlocuteur répond : "Oui, en effet.
La marchandise vient tout juste des serres de la ferme Benfodha-Aïssa, à quelques encablures du chef-lieu de la daïra de Zéralda. L'agriculteur l'a déposée ici et il est en face de vous." En cette période précise de l'année, faut-il le souligner, c'est la plasticulture qui approvisionne les marchés. D'habitude, l'agriculteur dépose sa marchandise, la confie en toute sérénité au mandataire (qui prend ses 10% de la vente) et rebrousse chemin non sans terminer rapidement un sujet de discussion abordé avec son partenaire de toujours.
C'est le cas de Rabah, la quarantaine révolue, qui se confie à nous de manière spontanée. "Vous êtes certainement venu avec un prix en tête pour la marchandise que vous allez céder." "Pas un prix fixe, mais plutôt une simple estimation. En tous cas, je confie cette mission à notre mandataire Kamel qui a toujours su défendre nos intérêts", affirme cet agriculteur. Ici, c'est "Souk Erredjal", s'enorgueillit-il, car la confiance est totale entre les agriculteurs et les mandataires. Ici, une parole d'homme pèse mille fois plus qu'un contrat commercial.
Le mandataire interrompt ce court échange pour dire : "C'est la loi de l'offre et de la demande qui détermine généralement le prix." Le tarif se négocie également suivant la quantité commandée par le client. À vrai dire, ce dernier propose une révision à la baisse du prix en promettant d'acheter la totalité ou une bonne partie de la marchandise. Une négociation qui, généralement, aboutit à la concrétisation. En tout état de cause, la mercuriale du marché de gros affiche la tomate entre 60 et 70 DA.
Informel...
Si l'on se fie à la réglementation qui accorde une marge bénéficiaire de 25% au détaillant, le kilogramme de tomates dans les marchés de proximité ne devrait pas dépasser les 85 DA. Or, cette même marchandise est proposée à 120 DA au marché de Birkhadem. Sur les trottoirs et autres places illicites, la tomate est vendue à 140 DA. "Ce sont les revendeurs illégaux qui font monter les enchères. Ils s'approvisionnent pourtant de ce marché de gros et de celui de Hatatba et de Boufarik, et pratiquent des augmentations dépassant les 100% en toute impunité et loin de tout contrôle des services concernés !", témoigne Rabah. Ils écoulent leurs marchandises sur les "tahtahate", des cours plates situées à proximité des marchés, qui forment le marché parallèle des fruits et légumes et où la seule loi est celle de ne pas appliquer les lois régissant l'activité commerciale... "C'est injuste.
Le commerçant légal paye ses impôts, la location de son local et autres frais, vend moins cher que le revendeur qui ne s'acquitte d'aucune charge", déplore cet agriculteur. Pour l'année en cours, de nombreux agriculteurs ont refusé délibérément la production de la tomate après l'avoir liquidée l'année dernière à 20 DA. "Rien que la graine de tomate coûte 20 DA. À cela, il y a lieu d'ajouter les engrais, les divers traitements et le système d'irrigation du goutte-à-goutte qui coûte des sommes faramineuses", argue-t-il.
En outre, le fellah loue la parcelle de terrain auprès du propriétaire de la concession de l'exploitation agricole collective (EAC) à raison de 300 000 DA l'année avec une source d'eau (sonde). Ce producteur regrette aussi le fait que l'Algérie ne produise pas les semences, les médicaments phytosanitaires, les terreaux... et recourent à leur importation. Autant de frais supplémentaires qui viennent se greffer sur le prix de revient du produit agricole. "Ce sont tous ces paramètres qui font augmenter les prix des produits agricoles qui deviennent, du coup, inaccessibles aux bourses moyennes", explique-t-il. Un constat qui est également établi pour les autres produits agricoles frais, tels que la pomme de terre. "L'année dernière, j'ai produit 140 quintaux. Cette année, je n'ai pas planté la moindre pièce.
Pour ma propre consommation, je l'achète moi aussi du marché. Car, en 2020, j'ai enregistré des pertes sèches à la récolte, à l'image de la majorité des producteurs, puisque je l'ai vendue à 15 DA au marché de gros", relève Rabah. Ce n'est pas le cas en 2021, d'autant plus que le tubercule est commercialisé à 70 DA le kilogramme chez le grossiste. Cette hausse est justifiée par le manque d'agriculteurs, dont la plupart ont préféré abandonner la culture de ce produit pour se rabattre sur d'autres cultures.

Réalisé par : BADREDDINE KHRIS
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