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'' Plaidoyer pour une stèle à la mémoire des 22 'Fatma' d'Alger et d'Oran''




‘’ PLAIDOYER POUR UNE STELE A LA MEMOIRE DES 22 'FATMAS' D'ALGER ET D'ORAN''


‘’ Les 10 et 11 Mai 1962, soit plus d’un mois et demi après la proclamation du cessez-le-feu, 22 malheureuses femmes de ménages qui se rendaient à leur travail, des ‘Fatma’ comme les appelaient leurs patrons européens, sont lâchement assassinées d’une balle dans la nuque par des tueurs de l’O.A.S du sinistre commando Delta, à Alger et à Oran. Au-delà du devoir de mémoire et de l’hommage qui leur est dû, ce récit, romancé, est un cri du cœur pour les sortir de l’anonymat et contre l’oubli qui les guette. ‘’

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Alger, 10 Mai 1962.

Une chambre à coucher pauvrement meublée qu’une lumière du jour blafarde éclaire à travers les fentes des persiennes. Une femme encore jeune, moins de la trentaine, se retourne nonchalamment dans son lit puis ouvre les yeux…Son regard fixe quelques instants un réveil sur la table de nuit, ses aiguilles fluorescentes indiquent 5 H30 au moment où la voix lointaine d‘un muezzin appelle à la prière… La jeune femme referme aussitôt les yeux et se recouvre la tête avec son oreiller’… Une autre femme, âgée, entrebâille la porte de la petite chambre et l’interpelle en abaissant un interrupteur ce qui inonda aussitôt la pièce d’une vive lumière : « Allez ma fille, il est l’heure… Réveilles-toi !... Ton café va refroidir….» Presque à regret la fille repoussa d’une main ses draps ce qui découvrit ses longs cheveux noirs, sa peau laiteuse et ses grands yeux noirs. Elle esquissa un petit sourire : « J’arrive, yemma!... Le temps de me laver la figure… »

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Dans un coin d’une grande pièce, une deuxième femme et son mari sont assis autour d’une petite table basse et ronde. Ils prennent en silence leur café. Trois enfants dorment à même le sol dans la même pièce. Au bout d’un moment la femme se lève et prend d’un évier une gamelle en aluminium dans laquelle elle met des frites et des oeufs durs avant de la poser au fond d’une musette en y ajoutant du pain. Son mari, une ‘bastos’ entre les lèvres, la suit du regard, l’air soucieux… : « J’ai de mauvais pressentiments… Tu devrais arrêter de travailler chez ces gens-là !... Leur quartier est vraiment dangereux…, fit il à voix basse entre deux bouffées de sa cigarette.»
Et avec quoi on nourrira les enfants ?... Et le loyer, l’électricité et les médicaments ? Tu y as pensé ? Ce n’est pas avec ce que tu gagnes qu’on pourra joindre les deux bouts ?... D’ailleurs aujourd’hui tous les quartiers d’Alger sont dangereux…, nous n’avons pas le choix !... répliqua la bonne femme dans un chuchotement.
A court d’arguments l’homme baisse la tête, regarde sa montre, prend une dernière gorgée de café noir avant de se lever et de mettre sa vieille veste en ‘bleu de chine’. Sa femme lui sourit en lui tendant la musette : « Ne t’inquiète pas, vas ! … Ils n’oseront quand même pas s’en prendre à une femme comme moi ? Leur irremplaçable ‘FATMA’, comme ils disent…»
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Dans une petite pièce faiblement éclairée par un quinquet, une troisième femme d’un certain âge, la tête recouverte d’un foulard, fait sa prière… Elle salue puis se lève tout doucement en prenant appui sur le rebord d’un lit, pose sur un banc son tapis de prière, allume un petit réchaud à cornières et se prépare du café… Un gros chat se faufile entre ses jambes en lâchant de plaintifs miaulements… « Minou, Minou, tu as faim ? fit-elle en se baissant, une bouteille de lait à moitié pleine dans une main et un bol en métal dans l’autre. »
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Face à la glace de son armoire de chambre, la jeune femme termine de boutonner sa robe chasuble mauve à gros boutons blancs. Une robe qui n’est pas de toute première fraîcheur, mais qui lui va bien et met en valeur sa belle silhouette. « J’aimerai bien que Mohamed me voit comme ça !... se dit-elle en pensant à son fiancé. Depuis le temps qu’on attend pour nous marier…» Avec coquetterie elle ajuste sa voilette en dentelle aux pourtours finement brodés qui souligne davantage ses grands yeux noirs, puis met son haïk blanc avant de prendre son sac à main et de quitter la chambre.
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Déjà voilée de son haïk et une main sur la poignée de la porte, la deuxième femme donne quelques recommandations à l’aîné des enfants qui prend à son tour son café : « Tu réveilles ta soeur et ton frère à sept heures. Pour votre repas de midi il reste du ragoût de pomme de terre de la veille. Achète du pain en sortant de l’école, l’argent est sur la commode. »
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Malgré les évènements et l’heure matinale les rues d’Alger sont animées. Après les kiosques à tabacs et journaux, les premiers magasins, les boutiques et les échoppes de quartier lèvent à leur tour leurs rideaux dans de grands bruits métalliques. Sur la placette qui jouxte Djamâa el-hioud, où règnent en permanence des effluves de fines herbes et des senteurs de jasmin, les premiers marchands dressent leurs étalages de fortune. A la Place du Gouvernement, des hommes sont déjà accoudés sur les tables et les comptoirs des cafés maures situés aux abords de la grande place. Le visage fermé, les hommes sont aux aguets et discutent à voix basses. Le dernier et récent attentat OAS à la voiture piégée au niveau du port, qui a fait plus d’une centaine de victimes entre morts et blessés, est encore dans tous les esprits. Parmi tous les ouvriers et les employés sur les trottoirs et les arrêts d’autobus, pressés de rejoindre leur travail, des femmes voilées…, de blanches colombes sans qui Alger ne serait pas vraiment Alger…
Où que porte le regard on est certain de voir l’une de ces mères-courage, des ‘bonnes à tout faire’, des ‘femmes de ménage’, des ‘FATMA’ comme les appellent les pieds noirs, travaillant pour la plupart chez des familles européennes où elles font toutes sortes de tâches ingrates pour une bouchée de pain… Au milieu des autres, de la foule, dans les transports, elles se sentent en famille, en sécurité parmi d’autres algériens, d’autres ‘frères et sœurs’. Mais dès qu’elles sont seules, obligées de traverser de part en part un quartier européen, la peur se lit sur le regard des plus courageuses, car elles savent qu’elles sont en danger, que la mort peut survenir à chaque instant, à chaque coin de rue...
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Un bus à demi vide s’arrête et ses portes automatiques s’ouvrent dans un chuintement de pneumatique. Il est à peine 6h30. La première femme descend, ajuste lentement son haïk, puis s’engage sous une arcade déserte. Les talons de ses chaussures résonnent sur les dalles de sol. La jeune femme presse le pas car elle sait qu’elle a encore une bonne trotte à faire avant d’arriver chez ses employeurs, une famille d’européens qui tient beaucoup à elle. Au bout d’une vingtaine de mètres, Il lui semble entendre des pas derrière elle mais elle ne fait pas trop attention et continue d’avancer d’un pas pressé…, jusqu’au moment où des mains de fer la saisissent par les épaules et l’arrêtent… Aussitôt un coup de feu claque… Elle s’écroule tête en avant lentement, sans un cri, sans bruit, juste une grosse tâche rouge sur son haïk au niveau de la nuque…
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A la vue des deux hommes qui l’approchèrent de chaque côté avant de l’encadrer étroitement, la deuxième femme comprit et sentit ses jambes se dérober sous elle. Elle n’a plus la force d’avancer ni de tenter de résister et se laisse entraîner sous le porche d’un immeuble. En une fraction de seconde elle se rappela les paroles de son mari, puis eut le temps de prononcer la ‘chahada ‘ avant d’entendre un petit ‘plou’ et de ressentir aussitôt une grosse chaleur derrière la tête…
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La bonne vieille femme trouve les longs escaliers qui mènent chez son employeur de plus en plus fatigants. Elle n’a plus la force ni l’énergie de ses vingt ans et doit s’aider de la rampe pour tirer vers l’avant son corps malade. Epuisée par ses rhumatismes elle s’offrit une petite halte pour reprendre son souffle. Deux jeunes gens, deux pieds-noirs, sortent de l’immeuble où elle travaille et descendent allègrement l’escalier. La bonne femme les regarde presque avec envie… Lorsque ces derniers, une fois à sa hauteur sortent leur gros révolver, elle comprit que c’est des tueurs de l’O.A.S et que c’était elle qu’ils attendaient…
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Les mêmes scènes, dans une ruelle déserte, sous un porche, dans un hall ou un escalier d’immeuble, de malheureuses femmes de ménages se rendant chez leurs employeurs européens et se faisant abattre froidement d’une balle dans la nuque par des tueurs de l’O.A.S, se répéteront encore quatre fois à Alger aux premières heures de la journée de ce 10 MAI 1962…

Par ailleurs, dans la matinée du 11 Mai 1962, à Oran cette fois-ci, 15 autres malheureuses femmes de ménages qui se rendaient à leur travail seront lâchement assassinées, dans des circonstances similaires, par des tueurs de l’OAS, cette organisation criminelle de triste mémoire.

Toutes les recherches pour obtenir des renseignements, des photos ou juste un nom d’une des sept victimes d’Alger, pour les sortir de l’anonymat, de l’oubli, n’ont pu aboutir…

Par Djillali Hadjebi
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