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Histoire de Zeralda, mon village natal "La tente verte"


Histoire de Zeralda, mon village natal
L’été s’affirme en maître des lieux. Pour nos vacances scolaires, méritées ou pas, pour les jeunes appelés en permission ou en désertion, la vieille tente verte ternie par l’usure et l’embrun marin, peine de plus en plus à s’ériger sous le poste des maîtres-nageurs de la plage familiale, plus connue chez les nostalgiques du coin sous le nom de «L’abattoir» ou plus exactement «El Battoir».
Chacun de nous devait amener son couchage. C’était bien le moment aussi de bousculer les quelques sous qui dormaient au fond d’une tirelire improvisée d’un coup de couteau formant une balafre de la taille d’une pièce de monnaie, au milieu du couvert d’une boite de Guigoz vidée par le tout nouveau frère.
Il fallait bien se cotiser pour acheter les vivres essentiels qui devaient remplir, peu ou prou, la grande caisse en bois qui s’imposait au fond de la guitoune. Le camping-gaz, en dépit de sa corrosion avancée qui le rendait encore plus beau dans son contexte, retrouvait sa flamme de vie après une autre année d’hibernation dans cette vieille cave qui, depuis la mort du dernier sommelier, s’est convertie en un débarras qui aurait certainement fait le bonheur de monsieur l’antiquaire.
J’empruntais, sans réellement le demander, quelques ustensiles de cuisine à Yemma. Elle savait bien fermer les yeux, quand elle ne voulait pas mettre son rejeton dans l’embarras. Elle me laissait faire, me concédant cette impression de l’avoir roulée. Elle savait aussi, par habitude, que la vaisselle «empruntée» ne reprendrait plus place, en fin de saison, dans ce bahut témoin de mon premier cri de naissance. Il faut dire, qu’en ces temps-là, on délivrait la parturiente dans son lit nuptial. C’était la «Kabla», nom donné à la sage-femme traditionnelle, qui se déplaçait à domicile pour assister la future maman pendant son accouchement.
Ma «Kabla» à moi, s’appelait «El Khencha» ou du moins ce je croyais. Plus tard, j’ai compris qu’elle devait son surnom à son nez amputé pour des raisons que j’ignore à ce jour. Elle portait toujours un foulard rouge enroulé. Il entourait son visage en cachant dans sa trajectoire les deux fosses nasales, sans cartilage et complètement décapuchonnées. Je ne comprenais pas aussi pourquoi je devais, à chaque fête de l’Aïd El Fitr, traverser toute la ville, de l’école des garçons, au nord, où j’habitais, jusqu’à la cité au sud, pour donner la fitra*, à la vieille dame au foulard rouge.
Du 1er juin au 31 août, la plage était à nous toute entière. Tout ce qui a précédé cet instant de bonheur n’importait plus. Même les vagues semblaient, dans leur épanchement, venir de loin s’aplatir au rivage devant nos pieds nus, comme ce chien fidèle qui vient se coucher, en remuant sa queue, devant son maître pour exprimer sa joie et son dévouement.
La tente est fixée tôt le matin, avant même que le soleil commence à nous postillonner avec ses crachats de feu. Chacun de nous y plaçait son couchage à son endroit accoutumé.
Des gestes silencieux qui se succédaient machinalement comme dans un rituel de bouddhistes. Ils se répètent chaque année, au détail près, dans l'espace et dans le même temps. L’air marin traçait la 3ème dimension pour achever cette équation qui n’avait rien de mathématique. Elle était tout simplement extase conjuguée au temps d’un carpe diem.
Les tâches ménagères étaient distribuées à tour de rôle. Pour la plonge, on se servait du sable humide comme détergent et d’eau de mer pour le rinçage.
Chaque matin, il fallait aérer la tente, sortir les couvertures pour les secouer avant de les plier au pied de sa literie. Pour finir, un petit coup de balai à l’intérieur de la toile et ses abords immédiats, pour se débarrasser du superflu et d’une nuée de mégots, bruns et blonds, de la veille. Seul le chef de la bande était dispensé de cette corvée. Etant le seul popotier potable de l’escadron, il devait bien jouir de ce droit de préséance.
Nous passions la journée sous le parasol, planté dans le sable à quelques mètres plus bas de la tente verte, et à deux mètres du bord de l’eau. L’endroit était stratégique pour ces jeunes félins à l’affût d’un usufruit qui nous paraissait «difficilement» consentant.
La bande de sable humide, qui longeait le rivage sinueux, était l’unique chemin des estivants qui défilaient, pendant cette période d’affluence, en d’interminables allers-retours, entre la rivière noire «Oued Lakhal» à l’ouest,
et le complexe touristique à quelques trois kilomètres à l’est. Notre lieu d’affût à l’ombre du parasol constituait, au grand dam des mortels, le passage obligé des baigneurs.
Pendant cette longue épreuve de qui-vive, guettant la moindre touche, toute amitié, complicité ou consanguinité liant deux membres du groupe est mise au congélateur. L’heure est à la concentration alors que le soleil torride du mois de juillet semble s’accrocher à bras le corps à son zénith.
Dans la journée, il y avait à la plage, en plus des campeurs, les estivants journaliers qui défilaient en pèlerins, chaque matin, à partir de notre village ou des villes voisines.
Babi était un campeur de chez-moi, mais il créchait dans une tente voisine. Entre nos deux toiles, une famille boufarikoise, je crois, avait élu son campement. Babi notre cadet, n’avait rien d’un garçon sentimental. S’il devait s’exprimer, c’était à coups de tête ou de genoux à couper le souffle en plein entrejambe. Babi ne sait pas prononcer un mot gentil ou tendre. Il a vécu dans la violence sans trop connaitre son père. Il ne comprenait pas ce qu’il lui arriva, pour la première fois, touché en plein dans le mille par une imparable flèche de cet indésirable cupidon.
Epris de la bambine du voisin, Babi était perdu. Lui qui n’a jamais dit un mot tendre, comment va-t-il exprimer cet étrange sentiment qui lui procure déjà de la honte ?
Lui qui a toujours affronté, dans des bagarres viriles et musclées, de redoutables adversaires, était incapable de se livrer à une bataille où il devait ranger ses biceps pour faire parler son cœur.
Babi ne pouvait plus attendre. Il opta pour un subterfuge qui devait l’héroïser devant sa dulcinée de rêve.
La famille, Boufarikoise semble-t-il, possédait une petite barque en plastique qui dormait, la nuit, au bord du rivage. Vers deux heures du matin, Babi sort de son gite après avoir inspecté scrupuleusement les alentours. S’assurant d’abord qu’il n’y a pas âme qui vive, il accourt, le dos vouté, vers l’embarcation et la pousse délicatement dans la mer, puis il retourne à pas feutrés à l’abri.
Depuis son campement, Babi pouvait observer la barque qui, le courant aidant, dérivait, en dandinant, vers le large. Lorsqu’elle atteignit une distance appréciable digne d’une prouesse qui le rendra héros, Babi ressort de sa tanière pour réveiller les voisins et les informer de «ce qu’il venait de découvrir». Toute la famille est dehors maintenant. Elle était là aussi, toute décoiffée dans son pyjama, tirée de son sommeil à la hâte, les yeux à moitié ouverts, sans bien comprendre ce qui se passe dehors. Babi, la voix presque éteinte, expliquait, d’une voix étranglée, au père de famille qu’il se portait volontaire pour ramener la barque à bon port. Dans le noir, les yeux de marlou, scintillants, de Babi ne regardaient pas n’importe où.
Sans attendre une quelconque réaction d’un chef de famille timoré, Babi se débarrasse, dans un soubresaut presque burlesque, de son maillot de corps et s’élance le buste gonflé à la limite de l’éclatement pour un plongeon à la Mouriska.
Dans un crawl cadencé, Babi se dirige vers la barque «fugueuse». Il finit par la rattraper et la ramener à son point de mouillage. Fier de son exploit, et après avoir apprécié les remerciements du patriarche, Babi retournait dans sa tente tout en lançant quelques derniers regards furtifs en direction de son impossible rêve.
Ce rêve qui vola en éclats lorsque, deux nuits après, Babi tenta de rééditer l’exploit. Il s’est fait prendre, cette fois-ci la main dans le sac, et ne dut son salut qu’à l’intervention de quelques sages du voisinage. Babi devait quitter le territoire et revenir au village, le temps de faire oublier son affront. A son retour, tout avait changé. Celle qu’il croyait dulcinée nageait ailleurs. Faut dire que, comme le disait Feu Brel, La «Fanette» s’en est allée bien si loin pour qu’elle puisse y revenir un jour !
Nous privilégiions la baignade au coucher du soleil. Les journaliers ont déjà plié leurs parasols et la mer a retrouvé sa quiétude. C’était l’heure de débobiner la palangre qu’on devait transporter à tour de rôle à la nage. Il fallait au préalable amorcer les cent hameçons avec quelques cocktails à base de vers mains, de clovisses, quelques crabes et des précieux mille-pattes des algues de Bou-Ismail qui raffolent la dorade.
Le soir, tous les campeurs se regroupaient autour d’un feu de camp. Des chants accompagnaient le mandole, alors que la Derbouka marquait dans sa percussion le temps fort. Le Banjo, dans ses répliques en octave, complétait la partition.
La soirée s’achève enfin. Epicure peut se permettre, maintenant, un long sommeil après avoir concilié Bacchus et Poséidon dans les bras de Morphée.
* La fitra : Une somme d'argent, fixée par par le ministère des affaires religieuses, que chaque responsable d'une famille musulmane doit sortir entre le 27e jour du Ramadan et la veille de l'Aïd El fitr pour la donner aux nécessiteux.



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