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Celui qui veut l’Algérie doit vouloir ses villages Par : Kamel DAOUD Écrivain


Celui qui veut l’Algérie doit vouloir ses villages Par : Kamel DAOUD Écrivain
Pourquoi ceux qui veulent faire de la politique, en jouer, se faire passer pour elle ou en rêvent ne vont presque jamais dans les villages algériens pour parler, prêcher ou écouter ? Trop loin peut-être : Alger est située dans un pays et le pays, c’est le dos d’Alger. Trop salissant ? Ne soyons pas de mauvaise foi ou trop franc. Ou peut-être trop coûteux : prendre un taxi pour aller vers nulle part, alors qu’Alger c’est toute l’Algérie ? Pourquoi parler à des gens qui ne vivent pas le même pays que nous et nos convictions ? On peut parler en leur nom, ça coûte moins et ça fatigue moins. On peut aussi dire que “le régime nous l’interdit”. C’est à moitié vrai : quand on veut changer un pays, on doit au moins commencer par changer de quartiers et d’habitudes, même avec risque. Sinon, on se fait boulanger.

De presque tous les politiciens qui ont agité l’histoire immédiate du pays, peu ont fait le trajet pieds nus, à la Ghandi, village par village, café par café. On préfère le communiqué à la poussière, l’analyse à l’effort, Twitter à la rencontre ou se prendre en selfie à Alger pour s’accouder à toute l’Algérie. Le reste du pays ? Ce sont les restes d’un pays. On se scandalise, bien sûr, quand on se fait rappeler à cette obligation de rencontrer les Algériens pour pouvoir changer l’Algérie. Tout ne se passe-t-il pas sur Facebook et à Alger et entre les membres de sa secte médiatique ou politique ? Pourquoi alors prendre le bus ? De tous, il n’y a que Rachid Nekkaz qui en a saisi l’importance et a vécu la houle formidable : sans idées réelles, populiste, moqueur et moqué, il sut cependant montrer une voie et incarner une menace pour l’“ordre” : celui qui veut l’Algérie doit vouloir ses villages, y aller, y partager le vide et le plein.
S’agiter à Alger, c’est agiter les médias et les ambassades, pas la terre.Mais cette paralysie du corps opposant, cette immobilité du leadership politique trop urbain touche presque à tout et au journalisme aussi. Reportage ? Enquête ? Vérification d’informations ? Remontée aux sources ? Pourquoi le faire ? C’est le travail de Facebook. Pourquoi aller en Algérie quand Alger est sous sa fenêtre ? Les villages sont faits pour qu’on s’en revendique, pas pour qu’on y habite, non ? Et c’est tout le malheur opposant en Algérie et sa petitesse narcissique : tant qu’on laisse les villages aux conservateurs et aux petits Allah islamistes, le pays ne changera pas, votera FLN et croira que la pluie est une prière et que le temps est un cerceau.
Le régime de Bouteflika est tombé parce que “les restes du pays” ont manifesté, pas sa capitale. La capitale est une zone autonome qui ne menace que par le scandale médiatique, pas par le rapport de force. Rien ne changera tant que “le reste du pays” ne sera pas vu comme le pays véritable et rien ne pourra convaincre “le reste du pays” de vous suivre si on ne mise pas son corps, son dos, ses mains et qu’on ne partage pas le froid et la prudence.
Rien ne changera tant qu’on aura deux pays : celui du selfie urbain, opposants victimaires, et celui de ceux qui ne prennent pas de selfies pour se croire vivants. C’est un brillant jeune acteur algérien qui a trouvé la plus belle image : “Dans les villes algériennes, on a affaire au béton ; dans les villages, on touche à la terre, ce ne sont pas les mêmes matières.” Et donc pas les mêmes convictions. En “ville” – la ville abstraite, concept, le Alger absolu de l’hypercentre d’Alger, selon un autre ami –, la certitude est mode, la conviction non négociable, la croyance que l’on tient quelque chose dans la main que les autres n’ont pas, la certitude qu’on a raison, la froideur, la dureté, la hâte (comme la pierre qui tombe sans délai d’entre les mains), les visages qui imitent les façades, les odeurs de renfermé, le manque d’indications sur les lieux, la parenté réduite à des numéros de téléphone et des jalousies et la peur de glisser car la pierre n’attache pas. Dans le reste du pays ? La terre est meuble, négocie sa forme avec votre main, se creuse, abrite ou protège, enrichit car elle vous appartient et vous lui appartenez avant la naissance. La terre relativise car elle est en proie aux cycles et aux saisons, contrairement à la pierre. On ne croit pas à la vérité unique, mais à la généalogie ; pour la posséder, il suffit de se lever tôt ou de s’y allonger.
Contrairement au béton. La terre reste humble et les siens aussi : la vie y est dure, mais ce n’est pas la dureté du béton. On y reconnaît chacun car chaque visage est une poigné de terre différente, alors qu’en ville, le béton est le même : en chair, en os ou en piliers. On sait aussi mesurer dans les villages les grandes colères, le pouvoir, la puissance et ce qu’on peut faire ou pas.
Du coup, on y a le souci de la stabilité, du pain réel, et la méfiance envers la démolition et la hâte. On se méfie des grands mouvements d’eau, de foules ou d’opposition. Bien sûr, la religion en mange une bonne partie, mais la terre du village reste quand même large pour tous. Prudente. Si on veut changer le pays, il faut faire comme Nekkaz – mais en moins idiot, en plus intelligent, en proposant à la terre des récoltes et pas seulement des révoltes.
Voilà. Sinon, on peut rester à Alger et continuer à rêver du pouvoir à la place du Pouvoir en faisant croire qu’on rêve d’un pays et de démocratie.




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