
L’Institut français d’Algérie à Tlemcen a accueilli, le 14 mai 2025, une rencontre littéraire mémorable avec l’écrivain tunisien Yamen Manai, lauréat de prestigieux prix littéraires tels que le Prix Orange du Livre en Afrique 2022, le Prix de la Littérature Arabe 2022 et le Prix des Cinq Continents 2017.
Cette soirée a été l’occasion d’explorer son dernier roman, Bel Abîme, un récit poignant qui donne voix à un adolescent en révolte contre une société en crise, mêlant douleur, résistance et une profonde réflexion sur les relations humaines et animales.
Dans Bel Abîme, Yamen Manai tisse une histoire universelle et intime, où la violence, l’amour et la quête de liberté s’entrelacent à travers le regard d’un jeune narrateur. Ce roman, salué pour sa puissance narrative et sa richesse stylistique, a captivé le public et suscité des échanges passionnants lors de cette rencontre.

Lors de la rencontre, Yamen Manai a partagé avec le public les origines de sa vocation d’écrivain. Enfant dans la Tunisie des années 80, une époque marquée par l’absence de loisirs modernes comme la télévision ou Internet, il a découvert la lecture pour échapper à l’ennui des longues siestes imposées l’été.
Les livres de la bibliothèque familiale, allant des classiques arabes aux œuvres francophones, ont ouvert pour lui un monde d’aventures et de liberté.
Des lectures marquantes comme Sindbad le Marin et Robinson Crusoé de Daniel Defoe ont nourri son imaginaire, lui révélant la richesse des récits d’aventure et la valeur de l’altérité.
Ce sont les œuvres contemporaines qui l’ont incité à prendre la plume. En explorant la littérature contemporaine française, il a découvert un espace où sa voix pouvait s’exprimer.
« La littérature contemporaine m’a montré qu’il était possible d’écrire sans viser la perfection des classiques »,
a-t-il confié, expliquant comment ces lectures l’ont encouragé à partager ses propres histoires.
Interrogé sur le choix d’un narrateur adolescent dans Bel Abîme, Yamen Manai a souligné l’importance de donner la parole à une jeunesse souvent ignorée.
« On n’écoute pas assez les enfants et les adolescents »,
a-t-il déclaré, regrettant que les médias et la société privilégient les voix adultes.
À travers son protagoniste, un adolescent en révolte, il explore les thèmes de la violence, tant intime que sociale, et de l’amour comme force de transformation.
Cet amour, parfois contrarié, devient un moteur de confiance en soi et de résistance face à l’adversité.
Pour Yamen Manai, écrire est avant tout un acte d’amour envers la langue. Il a partagé sa démarche d’intégrer des expressions et proverbes tunisiens dans son écriture, enrichissant le français d’une touche maghrébine.
« L’engagement premier d’un auteur, c’est de ne pas maltraiter la langue »,
a-t-il affirmé, insistant sur l’importance de la lecture pour nourrir un style soigné et authentique.
Il a également évoqué les défis de l’édition, où un manuscrit mal écrit peut être rejeté dès la première phrase, soulignant l’exigence des éditeurs face à l’abondance de propositions.
Questionné sur le pouvoir de la littérature à transformer les sociétés, Manai s’est montré prudent. Si, à l’échelle individuelle, un livre peut bouleverser un lecteur et changer son regard sur le monde, son impact à l’échelle sociétale est plus limité, surtout dans des contextes où la lecture reste marginale.
En Tunisie, par exemple, il a déploré le faible taux de lecture et les obstacles politiques à la diffusion des livres, notamment dans des sociétés où l’autocensure et la censure freinent la création.
Cependant, il a exprimé sa joie de voir Bel Abîme susciter des discussions en Tunisie, notamment sur la violence subie par les enfants, un sujet grave qu’il aborde avec courage dans son roman.
Les échanges avec le public ont été vibrants, révélant la profondeur de l’engagement littéraire de Manai. Il a rendu hommage à son éditeur tunisien, Elyzad, qui célèbre 20 ans d’existence.
Fondée sous l’ère de Ben Ali, cette maison d’édition a su contourner la censure pour publier des textes subversifs, témoignant d’un militantisme culturel.
Manai a également salué l’Alliance des éditeurs indépendants, qui regroupe des maisons comme Crème de la Pensée au Sénégal, Proximité au Cameroun et Apic en Algérie.
Ces éditeurs, souvent confrontés à des défis comme l’absence de librairies ou la difficulté d’accès au marché européen, jouent un rôle crucial dans la diffusion de la littérature africaine.
Il a encouragé le public à soutenir ces initiatives, soulignant l’importance de publications de qualité à des prix accessibles.

Interrogé sur la langue de Bel Abîme, Manai a expliqué comment il intègre des expressions et proverbes tunisiens, créant une langue française enrichie d’une saveur maghrébine.
Cette approche, à la fois poétique et contemporaine, a séduit un metteur en scène belge qui a adapté le roman en un seul-en-scène théâtral, accompagné d’une bande-son originale et d’une scénographie symbolique.
Cette adaptation illustre la puissance visuelle et émotionnelle du texte, capable de transcender les frontières culturelles.
Une question du public a porté sur l’utilisation de la première personne dans Bel Abîme. Manai a révélé que ce choix n’était pas conscient mais instinctif, porté par une urgence créative.
Écrit en une semaine d’intense immersion, le roman lui est apparu comme dicté par la voix de l’adolescent protagoniste.
« J’avais l’impression qu’il était à mes côtés, me disant : Écris mon histoire, ne me lâche pas »,
a-t-il confié.
Cette narration en « je » confère une intimité brute au récit, renforçant l’authenticité de la révolte et des émotions du personnage.
Un spectateur a interrogé la symbolique de la main dans le roman, en lien avec les gestes de violence ou de création.
Manai a expliqué que, pour son protagoniste, la main incarne l’humanité : elle peut construire, comme une bibliothèque ou un geste d’offrande, ou détruire par la violence.
Citant des anthropologues, il a souligné la singularité de la main humaine, notamment grâce au pouce, qui permet de manipuler des objets délicats.
Dans Bel Abîme, l’adolescent rejette les discours creux sur la jeunesse comme « richesse » d’un pays, dénonçant l’hypocrisie d’une société qui marginalise ses jeunes, poussant certains à fuir, comme en témoigne l’exode de nombreux Tunisiens.
Un autre échange a porté sur l’écart entre les lectures d’enfance de Manai, comme Sindbad le Marin ou Robinson Crusoé, et la rage qui imprègne Bel Abîme.
L’auteur a clarifié que ses lectures ne l’inspirent pas directement :
« Je n’écris pas pour imiter, mais pour exprimer mes tripes. »
Si ses premières lectures étaient marquées par l’aventure et l’optimisme, son écriture reflète les réalités d’un contexte tunisien marqué par la violence et l’exclusion.
Cependant, il a insisté sur l’universalité du roman, qui a voyagé jusqu’en Colombie, en Argentine, en Espagne, en Italie et en Croatie, touchant des lecteurs par-delà les frontières grâce à sa portée humaine.
Interrogé sur la part autobiographique de son œuvre, Manai a reconnu que Bel Abîme s’appuie sur des éléments de sa vie, mais transformés pour atteindre une dimension universelle.
Écrire, pour lui, est un acte vital :
« Je n’écris pas pour imiter ou pour être lu, mais pour aller mieux. »
Face à la violence, comme celle observée au Parlement tunisien, l’écriture lui permet de canaliser sa colère et de s’affranchir de pulsions destructrices.
Ainsi, la littérature devient un espace de liberté et d’authenticité, où il s’efforce d’être fidèle à lui-même.
La soirée s’est conclue par un appel vibrant à soutenir la littérature et les éditeurs indépendants.
Manai a déploré les difficultés d’accès aux livres, notamment en Algérie, où les librairies peinent parfois à obtenir les ouvrages à temps.
Il a encouragé le public à se procurer les exemplaires disponibles et à découvrir d’autres œuvres, comme Que sur toi se lamente le tigre d’Émilienne Malfatto, publié par Elyzad et lauréat du Goncourt du premier roman.

Cette rencontre a mis en lumière l’engagement de Yamen Manai, non seulement comme écrivain, mais aussi comme passeur de culture, défendant une littérature qui donne voix aux oubliés et qui, par sa sincérité, touche le cœur des lecteurs à travers le monde.
Les discussions ont révélé la profondeur de son engagement littéraire, son rapport à l’écriture et son regard sur les dynamiques sociales et culturelles du Maghreb.
En somme, cette soirée a été une célébration de la littérature comme espace de réflexion, de résistance et de connexion humaine, où Bel Abîme continue de marquer les esprits, invitant les lecteurs à écouter la voix d’une jeunesse en quête de sens et de justice.
Posté par : litteraturealgerie
Ecrit par : Texte et Photos : Hichem BEKHTI