Tlemcen - Mohamed Dib

Mohammed Dib / Tlemcen : la cité de l’écriture. Tlemcen ou la source des sources



Mohammed Dib / Tlemcen : la cité de l’écriture. Tlemcen ou la source des sources
« D’abord, entre mon horizon et moi, le partage n’est pas fait. Lui et moi ne savons pas encore qui est l’autre. Puis nous le savons. Et dans le recul pris, le paysage, identique dans sa pérennité, s’érige en témoin des origines. »
M. Dib, Tlemcen ou les lieux de l’écriture, p. 43.

Mohammed Dib naît le 21 juillet 1920 à Tlemcen, « la perle du Maghreb », capitale culturelle de l’Ouest algérien. Centre économique et intellectuel de premier plan au cours de son histoire, Tlemcen fut carrefour de routes, de cultures (elle compta en son sein une communauté juive importante et reste un haut lieu de pèlerinage de cette communauté qui se recueille sur la tombe de Rabbi Ephraïm Enkaoua) et abrita de grandes mosquées ainsi que nombre de médersas, mais aussi le mausolée de Sidi Boumédiène, le maître du soufisme qui enseigna à Ibn Arabi. Cette vision du religieux irriguera nombre de romans de Dib, de Cours sur la rive sauvage à Les Terrasses d’Orsol en passant par le diptyque Dieu en barbarie et Le maître de chasse. C’est dire si l’héritage intellectuel et artistique de la cité marquera durablement le jeune Dib. Mentionnons enfin que Tlemcen fut également un centre d’artisanat exceptionnel, avec ses ateliers pour le tissage des tapis et ses manufactures de faïences.


C’est depuis les lieux mythiques, sacrifiés de Tlemcen, pourvoyeurs de rêve, que l’écriture dibienne se déploie : scènes de théâtre, propices au conte, à la parole poétique, au chant mystique, les lieux disparus de la Cité natale ouvrent sur des terrae incognitae. Bab Sidi Boumédiène, par exemple, conjuguait les modes, proposait un art total mêlant conte, théâtre, mime, chant, musique, danse. Une initiation détournée à la littérature : traditions, orale et écrite, « mélangent leurs eaux ». Et Dib d’évoquer l’influence qu’exercèrent les Mille et une nuits sur ces conteurs de Bab Sidi Boumédiène. C’est toujours échappée sur un ailleurs, un au-delà que Tlemcen convoque : des transes du dhikr aux tapis volants de la wâada, des transports du public à l’écoute des conteurs aux palabres ludiques de sa grand-mère au Médresse, Dib n’a de cesse de peaufiner le portrait d’une ville en ses échappes, en ses reflets littéraires et artistiques. La mémoire retient des lieux, de leur essence : une certaine manière d’être de la ville, dit encore l’écrivain algérien. C’est dire si la ville est envisagée par Dib comme un corps, un organisme : une entité qui comme tout corps est susceptible de disparition, de mort. Devant sa ville à portraiturer, Dib ne se préoccupe plus d’ordre dans la composition, ni de « suite dans les idées » : la mémoire déroule son propre fil. Les légendes propres à Tlemcen, la culture musicale, les chants de la région nourrissent les premières œuvres de Dib : la trilogie Algérie est en premier lieu un éloge de sa ville natale et de sa région, en même temps qu’une dénonciation du sort réservé à l’Algérie tout entière par le système colonial. Tlemcen, innommée, traverse cependant l’ensemble du corpus dibien : Qui se souvient de la mer condense par exemple les villes de Tlemcen et d’Alger en une ville mythique, divisée en une ville-d’en-haut et une ville-d’en-bas, métaphore de l’Algérie en lutte pour sa libération. Certains toponymes trahissent sans équivoque l’importance de Tlemcen dans l’élaboration de la ville symbolique de Qui se souvient de la mer : le Médresse, le Beylick. On se souvient également de la présence discrète de Tlemcen dans la nouvelle « Au café » :
« Je regardai la porte ; une étrange lourdeur m’enchaînait à mon banc. Derrière les vitres, le ciel était pesant et funèbre. Avec un hululement sourd et ininterrompu, le vent secouait les grands arbres de la place du Beylick, qui se fondaient dans l’obscurité. Je n’eus plus la force de partir. »

Ainsi la place du Beylick joue-t-elle dans la cosmogonie dibienne un rôle essentiel ; dans Tlemcen ou les lieux de l’écriture, il se remémore précisément le début de la nouvelle afin de faire un constat sans concessions :
« Je me suis remémoré le début de cette nouvelle surtout pour retrouver une expression : la place du beylick. Ainsi en effet les Européens appelaient ce qui pour nous était le Médresse, en raison de quoi le mot beylick resta pendant longtemps dans mon esprit gros de mépris. Puis je sus qu’il servait juste à désigner, sous les Turcs, le siège administratif du bey et que, deux ou trois siècles auparavant, il occupait cet emplacement.
Le Médresse, ou si l’on préfère, le beylick, détruit, c’est un des lieux de l’écriture détruit. »1
Tlemcen n’apparaîtra que voilée : Dib, d’emblée, nous avertit qu’il ne sera pas possible de faire son portrait. Il affirme même la vanité d’une telle entreprise.
« CE PAR QUOI J’AURAIS DU CONCLURE – OU COMMENCER ?– les espèces de visions, d’échos dont remue et résonne toute ma mémoire, c’eût été de le faire apparaître, comparaître, lui, et ce qu’il y a derrière lui, un visage dans l’évidence de sa plénitude et, mieux encore, dans sa complexité sous-jacente. […]
J’en suis toujours là, cette description restera toujours à faire. Et je m’interroge : si elle ne s’imposait pas ? Dans ce cas, pourquoi la faire ? »2
Ainsi ne s’agit-il pas d’un projet qui puisse trouver un terme : l’emploi du conditionnel passé qui trace les lignes d’un ouvrage hypothétique, encore à venir, qui établirait véritablement le portrait de la ville de Tlemcen. Ainsi la question est posée : quel portrait a-t-il été tracé dans Tlemcen ou les lieux de l’écriture ? Dib affirme : « […] nous sommes les habitants d’un lieu comme, à part égale, d’une mémoire. »3 Avant d’ajouter : « Un lieu n’est que de mémoire, en fait. »4 De ce fait, l’ouvrage composite Tlemcen ou les lieux de l’écriture enregistre-t-il les méandres d’une mémoire fragmentée, d’une mémoire mise à mal, cultivant l’art de la trace, laquelle fonde l’esthétique dibienne et exhausse-t-il les ruines somptueuses d’une cité qui nous propose de tisser des liens, des échos inusités. Ainsi le second roman de Dib, L’Incendie, convoque-t-il dès le prologue, l’aura des ruines de Mansourah :
« En arrivant devant la Maison de la Lumière, on commence à gravir des pentes rocailleuses battues par les vents. Le pied bute et glisse sur une végétation ligneuse de diss et de lentisques… Voici le rude chemin qu’empruntent les Beni Ournid et leurs petits ânes, le rempart méridional de Mansourah dont il ne subsiste que quelques pans de tours. »5
Ces « quelques pans de tours » traduisent un passé royal propre à Tlemcen lorsque le sultan mérinide Abou Yacoub, de Fès, fit le siège de Tlemcen durant six années, de 1299 à 1306 ; son campement devient une véritable ville qui reçut le nom de Mansourah, la victorieuse. Celle-ci, par les ruines de son immense muraille et son minaret amputé, exercera sur des générations d’artistes, de visiteurs, une fascination qui peut être raccordée au mythe de la belle ruine, laquelle, selon Mourad Yelles, constitue un « véritable topos […] dans le champ symbolique de l’Occident » qui est « destiné à symboliser le “travail de deuil” qu’entreprend nécessairement une société en crise »6. Mais c’est très certainement son ouvrage Tlemcen ou les lieux de l’écriture, co-signé avec Philippe Bordas, et paru en 1994, qui constitue l’entreprise la plus fascinante de confrontation de l’écrivain avec sa cité natale, cité qu’il aura ainsi portée en lui jusqu’à la fin de son parcours.

I A l’origine, quelle origine ?



Dib reprend dans Tlemcen ou les lieux de l’écriture la filiation étymologique de sa ville natale. La séquence « La source de l’oie » permet à l’écrivain algérien de rappeler que :
« Tlemcen est un pays de sources, son nom même l’annonce d’entrée de jeu : issu du berbère tilmas, au pluriel tilmisân, il veut dire sources. »7
Ainsi le nom même de Tlemcen confond singulier et pluriel, recèle en son sein à première vue singulier la marque du pluriel. Mais le titre possède plus d’un tour en ses sources : pourquoi un livre s’intitulant Tlemcen ou les lieux de l’écriture ? Et tout d’abord quel titre stupéfiant : quelle équivalence s’établit donc ici ? Il s’agirait d’un lieu se nommant Tlemcen — au singulier. A première vue. La conjonction de coordination ou instaure alors un double effet, une double possibilité : la conjonction peut en effet revêtir un tour disjonctif et les deux termes s’exclure l’un l’autre. Par ailleurs, ce titre peut revendiquer une équivalence entre ces deux termes par l’emploi de cette conjonction et l’équivalence est alors signifiée entre un nom propre au singulier et un pluriel commun anonyme. Davantage : la deuxième copule qui n’est autre qu’un double génitif — de — désigne un double engendrement de l’écriture. Les lieux de l’écriture apparaissent en effet comme les lieux où l’on écrit, où l’écriture vient, s’est exercée et d’autre part, comme les lieux dont on écrit, que l’écriture convoque. L’ouvrage propose alors dans sa thématique un mouvement centrifuge : le lieu où l’on écrit apparaît dès les premières pages de Tlemcen.
« LE CADRE PREMIER DE MES ECRITURES fut cette cour, et ce que nous Algériens appelons le centre de la maison […]. »8
L’écriture a donc pour lieu tout d’abord le centre de la maison, « cette cour », mais un phénomène singulier advient alors : l’écriture se scinde, se divise, se dissémine en plus d’un (« MES ECRITURES »). L’écriture cache elle-même, en son sein, la pluralité de sa pratique et sa nature bifide, entre artisanat et Art. La notion d’artisan, chère à Dib, permet de convoquer l’ouvrier, celui qui œuvre de ses mains, celui qui possède un métier, justifiant ainsi l’emploi par Dib de l’expression « mes exercices d’écriture »9, qui pointe ici le fait d’acquérir progressivement la pratique d’une discipline en se soumettant à certaines règles. Un mouvement centrifuge se dessine donc autour de cette cour de maison car les autres lieux évoqués dans Tlemcen sont les lieux précisément dont on écrit, et il se déploient géographiquement autour de la maison familiale du jeune Dib. Sabéha ben Mansour a elle-même tenté de conceptualiser ce mouvement centrifuge qui régit la dynamique interne de l’ouvrage :
« En effet, communément parlant, Dib nous fait faire un “ tour” de sa ville natale, Tlemcen. En fait il s’agit d’un tour qui, par le pouvoir de la remémoration d’une parole et de sa réactualisation par des mots évocateurs, produit un effet de spirale qui, se transformant en véritable tourbillon, nous aspire, […] part d’un centre, s’en éloigne, pour mieux y revenir ensuite : mouvement centripète et centrifuge dont les déclics successifs du texte-photos réunis, qu’accompagnent de multiples évocations de titres précédents (Au café, Qui se souvient de la mer), font de Tlemcen ou les lieux de l’écriture un véritable plongeon dans les abîmes de la mémoire, mémoire d’un homme, mémoire d’un peuple, mémoire d’une œuvre. »10

C’est dire si Dib nous joue un de ces tours dont il a le secret : la « zone centrale » que Dib questionne restera inentamée, nouée mais préservera l’enfance de l’art en même temps que l’art de l’enfance en évitant d’en présenter une image figée, fixée, statufiée, définitive. Ainsi se compose au plus fidèle le portrait d’une mémoire en ses errances. Dans la quête incessante d’elle-même et le pari du recommencement. C’est dire si les lieux sont soumis à une tension énergétique multipliant les croisées temporelles, les déplacements, les reprises de la phrase sans cesse sous correction. Ce mouvement tour à tour centrifuge puis centripète rencontre un écho dans l’initiation du jeune Dib au rituel mystique de la confrérie derkaoua. Déjà, dans la nouvelle citée ci-avant , « Au café », le narrateur confondait le repris de justice, nouveau venu dans le café, avec un membre de cette confrérie. Ainsi le partage de la transe des derkaoua permet-elle au jeune Dib d’entrevoir l’envers des choses, l’autre visage du réel :
« J’entrai mais j’eus du coup la sensation de tomber de l’autre côté du monde. Peut-être frôlons-nous ainsi constamment des univers étrangers sans que nous nous en doutions. »11
Ce n’est précisément pas à un tour, au sens touristique du terme, de Tlemcen que le lecteur a accès, mais à une hantise des lieux, un voyage entre les temps. Un tour autour de la ville, une circonvolution dont Tlemcen formerait le noyau, – intentamé.

II Entre temps : un ouvrage qui vient de loin



C’est donc un ouvrage qui d’emblée fait le lien : le texte de Mohammed Dib fait la navette entre les photographies de 1946, les siennes, et les photographies de 1993, signées Philippe Bordas. L’écriture fait le lien entre les époques, là se situe précisément le lieu de cet ouvrage : entre temps. Un entre temps aura passé : au premier dépôt le temps aura sédimenté d’autres couches, entre temps aura littéralement fait œuvre : les temps se font alors face, se con-frontent. A la lettre, l’ouvrage se déroule entre temps : il a lieu(x) au cœur, entre le cahier de photographies de 1946 en ouverture et le cahier de 1993 en clôture. S’institue passage, de passage. Il a lieu(x) entre les temps et pose de surcroît en sa composition, en sa progression formelle, la question du passage de la pratique amateuriste à la pratique professionnelle — pour son propre compte — à la pratique artistique — celle qui fait œuvre. En effet, le jeune Dib en 1946 est un photographe amateur qui entame tout juste une carrière littéraire en publiant en revue alors que Philippe Bordas en 1993 est un jeune photographe « au talent confirmé », nous indique la quatrième de couverture, un photographe professionnel. L’ouvrage revendique un parti-pris éthique en même temps qu’esthétique : le photographe Dib — infans (muet ; immature) — qui n’avait pu capter les Trois-Frères, autre lieu emblématique de Tlemcen et de ses environs, en temps de brouillard en 1946, nous y reviendrons, laisse place au photographe confirmé de 1993 afin d’appréhender une réalité algérienne spécifique — mais ceci fait office précisément de métaphore. La pratique professionnelle s’immisce au cœur de la pratique amateuriste. La rejoue, la double, la supplémente. Un parcours, en forme de chiasme, s’amorce alors : l’écrivain algérien, vivant en France, délègue son regard à un jeune photographe français, et ce faisant, (re)noue une histoire familiale : l’éditeur Jean-Loup Pivin accueille dans son catalogue un écrivain ayant côtoyé son père, José Pivin, dans l’Algérie coloniale des années 50 autour de la revue Soleil, revue où le jeune Dib publie sa première nouvelle, « Un après-midi d’été ». Manière de croiser dans la variation les parcours, c’est-à-dire de tracer un fil conducteur de par l’écriture avec le déplacement géographique de celle-ci : de l’Algérie coloniale des années 50, celle-ci aboutit à la France des années 90 et c’est ici précisément que le syntagme « les lieux de l’écriture » révèle son ambivalence. L’écriture qui avait lieu dans le patio de la maison tlemcénienne s’est donc excentrée, conférant alors au titre une nouvelle profondeur : Tlemcen porte en son sein – déjà – la France. L’ambivalence est ici conservée car la France peut trouver place dans une équivalence excluante, disjonctive, Tlemcen ou bien les lieux de l’écriture, c’est-à-dire la France, mais aussi être comprise dans un rapport d’équivalence absolue, de correspondance. Reste : l’écriture, et la permanence de son agent : la personne physique de l’écrivain algérien d’expression française Mohammed Dib autour duquel ont gravité d’abord José Pivin, puis aujourd’hui son fils Jean-Loup Pivin. Ce qui se crée ici est le déport d’un regard, une prise de contact à distance, une procuration au sens où Philippe Bordas apparaît tel le membre agissant de Dib, comme si celui-ci lui avait conféré légalement le pouvoir d’agir en son nom12. Le noir et blanc joue de la confusion entre les photographies de Dib et celles de Bordas car quatre clichés de ce dernier trouvent place au fil de l’ouvrage, échappant au cahier constitué en fin de volume. C’est donc bien à un regard de contrebande qu’il nous semble avoir affaire, un regard qui passe en contrebande, jouant un certain travestissement, « changeant de vêtements afin de n’être pas reconnu »13. C’est aussi don d’hospitalité de l’écrivain envers son partenaire français, don/contredon car Bordas le lui rend bien, lui offre à son tour Tlemcen, partage de Tlemcen, à l’image de la ville même qui fut carrefour des cultures, des communautés, des routes. Point de passage entre l’Est et l’Ouest du Maghreb. L’articulation entre texte et photographie met à jour une problématique du reste et de la trace.
« DU TLEMCEN DONT TEMOIGNENT CES PHOTOGRAPHIES prises en 1946, peut-on dire qu’il ne reste que le nom ? Ce serait sans doute aller trop loin. Il y a pourtant quelque chose de cela. »14
L’écriture s’enjoint alors de convoquer la ruine, d’évoquer ces lieux disparus : ce quelque chose qui reste. Quelque chose : l’écriture tourne autour du nom. Le nom fait lien, assure la continuité. Les majuscules exhaussent ainsi une mémoire légendaire (legenda : ce qui doit être lu), légende des photographies accompagnant le texte, mais avant tout cette ruine de l’écriture – performée – dont il ne reste que le nom, mémoire en dépôt sur la page cryptée en un signifiant emblématique, ruine érectile, érigée en son corps propre ; reste le dit du lieu-dit. Reste : ce qui se dit. Ce qui s’écrit. Précisément, l’écriture tente de se tenir à l’angle de ce qui a déjà disparu et de ce qui reste : nous dressant ainsi à la lettre son portrait en jeune ruine, donné à lire, voir, entendre. Une mémoire en souffrance joue l’interruption, la rupture entre un présent de la photographie à l’œuvre et du témoignage – tel l’effet de réel de la photographie qu’évoque Barthes dans La chambre claire –et le temps-passé-de-leur-prise, soulignant ainsi la prise en compte du passage du temps et la ruine-à-l’œuvre. Le passage des majuscules aux minuscules déploie le champ différentiel des temps, les performe en quelque sorte et permet ainsi leur mise en regard. C’est un ouvrage qui revient donc de loin, amorçant sa constitution dès 1946, un ouvrage qui procède par strates successives, qui fait œuvre après-coup mais qui est d’abord le fruit d’un certain dés-œuvrement. Il renouvelle ainsi une certaine visée de la photographie, illustrant ce que Derrida nomme une fantômaticité ou une hantologie : « tout commence avant de commencer »15. A l’origine, Dib réfute l’origine :
« AU COMMENCEMENT EST LE PAYSAGE, — s’entend comme cadre où l’être vient à la vie, puis à la conscience.
A la fin aussi.
Et de même, dans l’entre-deux. »16

Cette série d’assertions à caractère itératif annule précisément le point d’origine puisque le paysage ne possède pas de référence temporelle précise mais que, de plus, il précède l’individu – origine de la conscience – et point de départ de l’œuvre d’art même. Une seule certitude anime l’écrivain : le paysage natal est le référent premier, conditionne la création.
« Si loin que nous nous éloignions l’un de l’autre, nous ne nous quittons pas, c’est ma seule certitude dans cette vie. »17
L’ouvrage revient donc de plus loin que lui-même, dès avant sa conception. La photographie se hante elle-même, par son dispositif d’ouverture/clôture dans le recueil, se re-double, performe le mouvement de l’écriture en ruine – en jeune ruine – car quelque chose a valeur proleptique dans l’acte même d’écrire. En constatant le caractère ruiniforme de ce dont elle témoigne (perte et résistance de ce qui reste tout à la fois), l’écriture dans un même tour le réaffirme, l’érige en un monument pour la mémoire – une matérialité sans matière, dirait Derrida18. Prenant acte en quelque sorte du reste-Tlemcen dans la mémoire dibienne. Prenant acte que : du temps a passé. Tlemcen est même et tout autre. Dib dénonce dans L’Arbre à dires cette fantômaticité de l’image photographique, cette capacité de la photographie à receler des fantômes.
« Quand bien même j’y figurerais, une photographie atteste la réalité sans moi. Mais quelle réalité est-ce que cette réalité ectoplasmique, cette réalité qui vous procure l’impression bouffonne et inquiétante d’être peuplée de fantômes ? Vidant gens et choses de toute vie, les gelant pour l’éternité, qu’est-ce ? »19
Tlemcen ou les lieux de l’écriture performe donc ce que Dib théorise dans ce texte, « L’homme en proie aux images », à savoir que : la photographie ne garde pas la vie, contrairement à l’opinion commune, mais au contraire, qu’elle vous dépossède de toute trace de vie, qu’elle vous pétrifie dans une immanence réductrice.

III Rendre les lieux à eux-mêmes : de la trace photographique



En écho à la réflexion dibienne, Philippe Bordas désertifie l’image photographique ; le cahier de 1993 comporte très peu de photographies avec des individus pris de face. Des ombres, des dos tournés, un musicien absorbé par son instrument et nous ne renvoyant pas notre regard, une femme voilée – fantôme blanc pris à la marge de la photographie, à la dérobée – constituent ce cahier. Les deux seuls individus nous renvoyant notre regard sont une vieille femme, vestige de 1946, d’une époque révolue, et un jeune garçon de ferme, appartenant lui aussi à une Algérie rurale, traditionnelle. En fait, le regard nous est refusé. L’observateur-lecteur de l’image photographique est confronté à la vacuité d’un monde comme si le photographe cherchait à traduire la perte irrémédiable d’un espace-temps déterminé. D’un certain Tlemcen. Ce faisant, le lecteur-voyeur est renvoyé à sa propre vacuité et conduit à s’interroger sur la notion de ruine autour de laquelle évolue le travail photographique de Philippe Bordas. L’impression du déjà-vu — renforcée par le choix du noir et blanc par Bordas — conditionne notre lecture du cahier de 1993 et met donc en place une hantologie de l’image photographique, hantologie de l’Etre liée à une poétique de la différance travaillant l’ensemble de l’ouvrage. Le photographe a changé d’identité entre temps : le photographe algérien de 1946 a laissé place au photographe français de 1993. Peut-être s’exprime-t-il pour ce dernier le refus de reconduire un regard ethnologisant, hérité de la période coloniale. Philippe Bordas, conscient de l’héritage qu’il véhicule à son insu, et de la filiation dans laquelle il pourrait malencontreusement s’inscrire, veille à éviter toute mise en scène, toute prise de vues trop étudiée : le mouvement imprime à ses clichés, le caractère « sur le vif » de ses photographies s’écartent résolument de cet héritage colonial. Ce que Bordas réussit à nous transmettre, c’est la réserve face à la capture photographique de l’autre, la pudeur que sa propre pratique photographique manifeste. Ce qui nous est donné à voir, c’est : ce qui échappe, la trace de ce qui passe. Dib nous fait la radiographie d’une société agonique, bientôt bouleversée par des mutations socio-économiques irréversibles. Ainsi la photographie s’entend-elle désormais à capter la déliquescence des lieux, et la perte d’aura qui leur est attachée. Mais aussi à rendre les lieux à eux-mêmes. A leur propre présence. Le photographe saisit alors les fantômes et tente de les matérialiser pour l’observateur. Voici ce qu’écrit Walter Benjamin à propos du travail d’Atget :
« Ce n’est pas sans raison qu’on a comparé certaines vues d’Atget à des relevés judiciaires effectués sur les lieux d’un crime. […] Héritier des augures et des aruspices, le photographe ne doit-il pas, sur ces images, découvrir la faute et désigner le coupable ? »20
Les photographies du jeune Dib se situeraient entre les clichés d’un Hill au dix-neuvième siècle, en ce qu’il présente à la vue du spectateur une Algérie traditionnelle, coloniale et bientôt caduque, et en fait donc un portrait hic et nunc, et les clichés d’un Atget au tournant du vingtième siècle. Philippe Bordas, par la procuration dont il bénéficie, entend poursuivre, prolonger la démarche dibienne, la mener à son terme en quelque sorte. Bordas, en désertifiant l’image photographique, rend les lieux à eux-mêmes, et applique les leçons d’un Atget en soumettant à notre sagacité les lieux d’un crime. Emblématique apparaît, au regard de cette hantologie de la photographie, la section intitulée « Les Trois-Frères ». D’entrée, le paradoxe de la photographie est posé : la précision de 1993 permet de capturer par temps de brouillard les fantômes des « Trois-Frères », leur aspect brouillé, effacé. Dib pointe précisément « l’atmosphère paradoxale : car pris par un temps qui ne participe pas aux clichés habituels. »21. La technologie permet donc ici de restituer la fantômaticité des lieux, de ces témoins particuliers. Davantage : la technologie engendre ses fantômes. Vient alors au jour l’ambivalence constitutive de l’écriture et de ses lieux : l’extrait cité de L’Incendie travaille d’ailleurs le jeu de contraste entre le blanc et le noir. « Ce piton, blanc d’un côté, noir de l’autre, gardait la route. »22. Et fait écho dans ce chapitre de L’Incendie aux paroles de Ba Dedouche : « Il y aura des jours mauvais… Mais il y aura aussi des jours bons. »23. Le paysage, le site géographique trouve donc un parallèle dans les sentiments, les états d’âme dépeints par Mohammed Dib.
Les Trois-Frères ne sont pas, à proprement parler, préhensibles, identifiables, ils échappent à toute classification, mêlant influences mythiques et influences sacrales : ils convoquent les pouvoirs du muthos, de la fable, en tant qu’ils sont objets de fabula, de « on-dit » mais peuvent revendiquer une filiation divine en tant qu’ils sont « voués, comme malédiction, à une divinité » et ainsi, consacrés en poésie24. L’écrivain joue ici la polysémie de certains termes, garante du caractère ambivalent de l’écriture. Dib ne cesse de favoriser la faculté de tisser des liens, de tracer des analogies, de permettre à la langue de faire feu de tout bois, de travailler l’équivocité des syntagmes. Et cela, dans une cité qui est réputée pour ses ateliers de tisserands. En outre, l’auteur s’ingénie à pratiquer l’art de l’oxymore dans cette séquence, instaurant un art du contretemps, de la temporalité dé-jouée.
« En été, sous un soleil de fin du monde souvent, ils offrent l’apparence de mythiques et derniers voyageurs traversant un désert, mais de voyageurs arrêtés sur leur chemin, de voyageurs cloués par la malédiction qui frappe ceux que l’heure a devancés. »
Une apocalypse qui est aussi une Révélation. Les lieux sont toujours soumis à d’autres temps, le voyageur s’effectue toujours aussi immobile à grands pas25, selon la belle expression de Claude Simon. Ici s’inscrit le déni de toute perspective téléologique ; un écartèlement pèse sur ledit passage : la phrase se retrouve soumise à des tensions contraires. De leur nomination dénuée de sources rationnelles et avérées, les « Trois-Frères » subissent la malédiction, c’est-à-dire la mauvaise diction. Car toute malédiction, étymologiquement, apparaît d’essence verbale : le terme a été emprunté, en effet, « au latin chrétien maledictio, “exécration, paroles appelant la colère divine sur quelqu’un”, employé comme antonyme de benedictio, par dérivation du sens classique de “médisance”, mot composé de male (mal) et dictio (fait de dire, parole). »26. Dib précise dans le même texte : « A y regarder de près, ils restent pourtant distincts, tout soudés qu’ils semblent. »27. Ils semblent soudés mais à y regarder de près, se distinguent les uns des autres. Où les mal nommés se révèlent jouets du malentendu – mal entendu. Ayant perdu leur origine.
« En place de la route de Sebdou, à peu de distance au-dessus de Mansourah, ils s’élèvent et demeurent, témoins non pas sourds peut-être, mais muets d’une vie qui survit dans le seul cisaillement des cigales. »28
Quoiqu’il en soit de la relation temporelle que symbolisent les « Trois-Frères », de la logique disjonctive/rapprochante, l’accent y est porté d’une faculté à en entendre car le témoin est d’abord celui qui entend et s’y entend à survivre. Littéralement, ils demeurent car arrêtés, ils jouent le temps contre le Temps monumental, institutionnel, ils jouent de l’art du contretemps tout comme le volume en son entier joue la stratégie du contretemps. Comme le cliché le montre, les « Trois-Frères » dé-jouent le temps du cliché habituel, exhaussent un temps paradoxal, ils sont pris par Bordas mal à propos. Synecdochiques d’une facture, d’un art de faire caractérisant l’ensemble de l’ouvrage. Le constat se révèle alors sans appel : « Le Médresse, ou si l’on préfère, le beylick détruit, c’est un des lieux de l’écriture détruit. »29. Le « tour » de l’écrivain n’aura de cesse de parcourir les fantômes des lieux disparus, annihilés :
« QUE FAIRE A PRESENT ? Rebrousser chemin et rentrer en ville ? Elle est là, derrière les remparts, ces remparts qui n’existent plus ; il s’en faut de quelques enjambées, il suffirait de repasser par Bab Sidi Boumédiène, la porte également disparue, mais qui règne toujours sur le vide béant qu’elle a laissé. »30

Tlemcen, en sus de ses merveilles architecturales, pour qui sait y voir, garde souvenance de son passé royal, légendaire, entretient la mémoire des lieux. Mourad Yelles, dans un hommage à l’écrivain, pouvait constater :
« Il est des villes célèbres qui ont choisi la ruse et l’ironie pour échapper à la stupidité des agences touristiques et à la cupidité des publicitaires. […] Tlemcen, pour sa part, n’en finit pas de traîner sa gloire perdue entre le gouffre d’El-Ourit hanté par les rires des jeunes filles mortes et les hauteurs désenchantées de Lalla Setti où errent les fantômes des grands saints aux bures de laine. »31
En sus, ce ne sont pas les monuments somptueux, des ruines de Mansourah au palais du Mechouar , qui retiennent l’attention dibienne, mais avant tout ce qui fait l’essence d’une ville, sa « manière d’être »32 : ce qui, aux yeux des guides touristiques ou de l’élite locale, n’est pas digne d’acquérir lettres de noblesse.
« Laissons la ville apurer elle-même ses comptes. Plutôt que d’y retourner, je reprends la route qui, à l’extérieur des remparts, m’a déjà fait circuler dans sa foule, parmi ses artisans, ses conteurs et ses marchands de pain, de brochettes, de beignets, sans oublier ses diseuses de bonne aventure : cela qui n’était aux yeux des Tlemcéniens bien nés que pouillerie. »33
Tlemcen, selon Dib, c’est une ville ouverte aux quatre vents, qui déborde depuis toujours les limites qui lui sont assignées. Une ville rendue à elle-même, qui saborde par avance toute grille appliquée à sa physionomie, qui cultive son abandon.
« […] revenons sur les lieux rendus à eux-mêmes, à leur délaissement veillé par la paix des jardins de l’éternité proches, et à leur silence hanté, vibrant des seules voix de l’air. De nouveau nous nous trouvons comme dans un champ magnétique dont l’action s’étendrait aussi loin que ces parages s’étendent pour leur compte, et dont les centres épars seraient partout et, tout à la fois : le mausolée d’Essanoussi, les koubbas des princesses aux noms perdus, le minaret décapité ou, déjà au bas d’El Eubad, le tombeau d’Abou Ishak Etteyar, ruine qui conserve à peine quelques arceaux pour les profiler sur de vertes frondaisons mais dont la fontaine, à défaut d’auditeurs, s’entretient sans fin avec elle-même et avec un tel ravissement qu’on ne peut au passage s’empêcher de faire halte et de l’écouter : le saint Abou Ishak Etteyar vous parlerait-il par sa voix ? »34
La fascination qu’exercent ces lieux apparaît puissante ; Dib n’hésite pas à utiliser le terme « champ magnétique » pour désigner la zone entourant la cité, cité qui se dissémine, qui se dé-localise continûment et fonde des centres, des pivots multiples. La ville comme mobile. Mais il y a davantage : la cité, ses charmes ne peuvent être rendus que par une écriture qui ne se laisse pas photographier, standardiser. Qui s’appuie sur la métaphore vive35, supplément à la photographie. Comme en témoigne la description des faïences, du cadre de la maison natale dans la séquence « Le patio ». A l’encontre d’une photographie figeante, qui immobilise son sujet en objet, le classifie une bonne fois pour toutes, l’usage de la métaphore vive s’entend à capter le mouvement, l’energeia de la scène, sa dynamis et la coloration de la vie.

IV Du pouvoir de la métaphore : le témoin-fabula



La métaphore vive aurait à cœur de déjouer les habitus de la langue morte. Il s’agirait donc d’une représentation, d’un art de la mimesis non caricaturaux qui, à partir de la restitution d’un Réel donné, font œuvre : créent dans un écart qui témoigne de la possibilité pour la métaphore de saisir ce qui sans cesse se meut dans l’existence. La description offre précisément vue(s) : « cela vous a l’humide transparence d’un œil d’enfant »36 ; Il convient de noter que Dib écrit dans L’Arbre à dires : « Ce qui est sûr, c’est que je suis un visuel, un œil. Cela ressort dans mes écrits et quel que soit le genre d’écrit : poème, roman, nouvelle. »37. Dib fut peintre avant de devenir écrivain. L’ombre verte de la vigne, ultime, est convoquée afin de tout recouvrir de la couleur verte, dans un mouvement de verticalité « sans fin » qui donne à la description un aspect exhaussant, ascensionnel, hyperbolique, interrompu certes par la clôture de la séquence de manière littérale mais poursuivant sa progression dans l’esprit du lecteur. Ce que la littérature joue en supplément se nomme : la capacité au rêve. « De quelques couleurs. Moins pour rehausser la photographie que pour donner à rêver. »38. Au transport : par la métaphore. Gardant le mouvement directionnel n’aboutissant jamais que symbolise la préposition à. Il s’agirait de gagner ailleurs par la force d’évocation du signifiant. De décoller : quitter les cadres figés par l’écho de l’existence vive qu’inscrirait la métaphore vive. Dans la valeur mobile progressive de la préposition à, se dessine le trajet d’une écriture ; c’est-à-dire une traversée (d’après l’italien tragetto) empêchant toute immobilisation, toute catégorisation, ce que la photographie induit de par sa nature. L’écriture poursuivant son errance voit émerger son portrait : la ville y est pré-texte, assise textuelle.

V De la description : quel témoin pour la ville ?



Dib remet en cause un certain type de description qui n’échappe pas aux catégories réalistes mais la remet en cause en ménageant une marge d’incertitude : l’usage du conditionnel passé interroge la pertinence d’une description (« Ce par quoi j’aurais dû conclure – ou commencer ? – les espèces de visions, d’échos dont remue et résonne toute ma mémoire, c’eût été de dévoiler le visage de cette ville dont à chaque coin de phrase il est question […] »39) et bat en brèche toute conception d’une ekphrasis, c’est-à-dire ce procédé consistant à commenter une œuvre d’art en la redoublant d’un texte élevé au rang d’œuvre, texte s’affichant explicitement comme une construction puisque les photographies prises en 1946 par l’auteur et présentées ici revendiquent leur statut amateuriste. En outre, l’ekphrasis se révèle un doublet par le biais d’un autre support d’une œuvre d’art : or, la photographie y est ici pré-texte et non méta-texte ; en effet, la littérature joue le supplément et la capacité au rêve. « Une certaine manière d’être de la ville » : voilà ce que vise l’écrivain. En effet, le visage de la ville évoqué par Dib fait écho à l’étymon vis de l’ancien français signifiant « champ visuel ». Précisément Dib joue aux coins de la langue ; plaçant son objet au petit coin, il nous dérobe le champ visuel d’un espace nommé Tlemcen, il nous dérobe la description et nous fait comprendre que : l’écriture n’advient jamais dans le champ mais dans l’angle de la prise de vues, au nom même d’un parti pris : instituer Tlemcen comme le lieu de passages, à l’image même du livre-gigogne qui est ainsi constitué. La ville est lieu de la lettre : pré-texte, elle suscite le portrait de l’écriture sous couvert de topos. Il s’agira d’évoquer, à l’exemple d’Assia Djebar, un pays-langue : nous habitons d’abord la langue avant que d’habiter les lieux, nous habitons les lieux par la langue : l’écriture en jeune ruine nous permet d’approcher la ville Tlemcen et de la traduire, au sens de conduire au-delà, faire passer. Les noms restant du Tlemcen des années 1946 font passer ces « lieux disparus »40 que sont le Médresse, Bab Sidi Boumédiène, ou la maison du dhikr et ils nous communiquent une atmosphère. Dib institue donc Tlemcen en tant que lieu des passages, des passes et l’écriture précisément permet cette traversée. Alors le motif du livre-gigogne peut s’exhausser : Tlemcen, l’ouvrage, précisément apparaît comme lieu des passes, des passages, des passages entre temps, nous l’avons vu, passages entre œuvres dont il n’est que l’extension. Par ailleurs, la photographie enserre le texte de Dib de part et d’autre : les deux cahiers circonscrivent la partie textuelle. Le texte fait mouvement d’un bord à l’autre. Dame-Gigogne n’en finit p elever ses robes et de convoquer sur la scène de la représentation l’objet littérature ; évoquant un Tlemcen « dont témoignent ces photographies prises en 1946 » et dont il ne resterait peut-être que le nom, Dib apporte un élément de réponse quelques pages plus loin ; en effet, il écrit :
« Des scènes du Métier à tisser, et de Qui se souvient de la mer, se situent dans ce quartier. Sur les mêmes lieux, à l’angle de la place du Médresse et de la rue Bellevue qui, donnant au nord sur toute la plaine mérite bien son nom, il est possible aujourd’hui de s’attabler au café qui a servi de cadre à la nouvelle, Au café. »41
Suit alors l’incipit en italiques de la nouvelle Au café ; la question peut alors être posée. Comment évoquer le Tlemcen des années trente, quarante, cinquante ; qu’est devenue la ville de cette époque, où trouver sa mémoire ; où précisément celle-ci s’est-elle réfugiée ? Précisément : dans la lettre, au sein de l’œuvre littéraire. Un renversement s’opère alors : afin de témoigner d’un lieu déterminé qu’est le Médresse, l’écrivain a recours au texte littéraire, lequel a acquis une valeur certaine, s’est trouvé authentifié dans l’histoire littéraire et de ce fait, authentifie à son tour le lieu par un de ces mots – mots de passe – qui ont pouvoir de convocation de l’extrait de l’œuvre littéraire. Et cette traversée des œuvres que pratique l’œuvre dibienne constitue en soi une entreprise archéologique quant à la ville nommée Tlemcen. Une quête de l’arkhé interrogeant les temps. En effet, les temporalités sont multiples et aux deux extrêmes temporels que représentent 1946 et 1993, viennent se surajouter les temps de la création. Mobiles. Tour à tour, des extraits de L’Incendie, Au café, Qui se souvient de la mer, Le Désert sans détour ponctuent, scandent la méditation dibienne, donnant à ce portrait de l’écriture une profondeur archéologique singulière. Les caractères romains laissent place aux caractères italiques dans la continuité textuelle, performant à l’œil nu les strates géologiques de l’écriture.
« Ils sont là comme, aux heures d’un après-midi d’août sidéré, il y a longtemps de cela, ils ont assisté à une scène de L’Incendie, le second en date de mes livres. Les deux hommes étaient adossés à un piton de pierre. Le piton , blanc d’un côté, ,noir de l’autre, gardait la route. Le veixu fellah et le jeune fellah s’étaient réfugiés du côté noir. »42
Les italiques advenus, c’est comme si le lecteur descendait dans une histoire archéologique de l’écriture visant à abolir – sans l’abolir – la rupture entre le texte citant et le texte cité puisque la citation s’insère dans le même paragraphe, fait corps avec le texte actuel, mais avec un corps typographique certes différent, laissant le dernier mot au texte littéraire cité, couche première de l’écriture. Fondement. L’évocation de L’Incendie dans cette séquence dite « Les Trois-Frères » déplace le monument naturel évoqué aujourd’hui dans l’Algérie coloniale et lors des velléités d’indépendance commençant à travailler le pays. Ainsi l’extrait littéraire du roman L’Incendie convoqué, le lieu-dit voir sa stature rehaussée. Se fait témoin. Il propose au lecteur sa pérennité par le biais de la conjonction comme. Et pose donc un principe d’équivalence temporelle à première vue. Car il y va du comme selon Michel Deguy43, défini comme un principe approximatif. Qui est le nerf de l’inventio poétique. Figure rapprochante/disloquante, les « Trois-Frères » affichent ainsi une identité entamée de différences. Les « Trois-Frères » d’aujourd’hui, saisis sur la photographie de Philippe Bordas, ne sont pas tout à fait ceux de L’Incendie, second en date des livres de Dib, ayant donc un statut de fiction. Ce que le changement typographique met en relief – à l’œil nu. Le comme imprime ici une tension énergétique à la phrase même qui la dissocie d’elle-même et prépare le changement suivant du corps typographique. C’est à un comme oxymorique que le lecteur est confronté : une logique de l’écart préservé se fait jour au cœur du rapprochement opéré. Un parti-pris de non-maîtrise, de sésappopriation. Peut-être la meilleure relation à entretenir avec Tlemcen, la fuyante.


Pour ne pas conclure :



L’entreprise topographique, descriptive, qui souhaite rendre compte, est donc une entreprise sans cesse différée, manquée, une entreprise sous voile. A l’image des voiles de brouillard qui prêtent à la ville son visage singulier.
« Un pareil temps de brouillard n’est cependant pas exceptionnel dans la région de Tlemcen. De grands voiles de vapeur enveloppent alors celle-ci comme pour modérer la force pressante, pour ne pas dire oppressante, du paysage et en faire sourdre un infini de nostalgie. »44
Le processus archéologique même qui fait d’un lieu un site est alors reconduit : à sans cesse re-prendre, finaliser, approfondir afin de l’éclairer autrement. C’est une entreprise sans fin où le visage de cette ville est appelé à com/paraître, toujours avec, aux voiles multiples, l’un dissimulant l’autre, chaque coin cachant ses coins. Lequel visage aura conféré à l’écriture de l’un des plus grands écrivains contemporains sa force, son caractère, son nerf, son intelligence, c’est-à-dire : sa capacité à lier réel et imaginaire, fait et légende. A s’instituer légende.

Et encore : sa proximité distanciée.

Hervé SANSON, Docteur en Littérature française

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NOTES



1 . Mohammed Dib, Tlemcen ou les lieux de l’écriture, « Les lieux disparus – Le Médresse », Paris, Revue Noire, 1994, p. 86-87.
2 . Ibid., “La ville”, p. 125.
3 . Ibid., “Le médresse”, p. 83.
4 . Ibidem.
5 . Mohammed Dib, L’Incendie [1954], Paris, Points-Seuil, 1989, p. 7.
6 . Mourad Yelles, Cultures et métissages en Algérie, La racine et la trace, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 39 et 40 respectivement.
7 . Mohammed Dib, Tlemcen ou les lieux de l’écriture, op. cit., « La source de l’Oie », p. 109.
8 . Ibid., « Le patio », p. 47.
9 . Ibidem.
10 . Sabéha ben Mansour, « Voies/Voix de l’écriture dans Tlemcen ou les lieux de l’écriture, in Mohammed Dib, 50 ans d’écriture, actes du colloque tenus à Montpellier III, Paul Valéry, les 11, 12 et 13 mai 2000, sous la direction de Naget Khadda, Axe francophone et méditerranéen du XXe siècle, Presses universitaires de Montpellier III, 2003, p. 29. C’est moi qui surligne en italiques.
11 . Tlemcen ou les lieux de l’écriture, op. cit., « La maison du dhikr », p. 91.
12 . Le Robert historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, 1998, art. « procuration », p. 2953.
13 . Ibid., art. « travestir », p. 3903.
14 . Tlemcen ou les lieux de l’écriture, op. cit., « Les lieux disparus – le Médresse », p. 83.
15 . Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 222-256.
16 . Tlemcen ou les lieux de l’écriture, op. cit., « Les lieux de l’écriture », p. 43.
17 . Ibid., p. 44.
18 . Jacques Derrida ; « Le ruban de machine à écrire », in Papier machine, Paris, Galilée, 2001, et plus précisément « Le “seul monument sûr”. D’une matérialité sans matière », p. 105-147.
19 . Mohammed Dib, « L’homme en proie aux images », in L’Arbre à dires, Paris, Albin Michel, 1998, p. 108-109.
20 . Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », in Œuvres II, trad. de l’allemand par Maurice de Gandillac, Pierre Rusch et Rainer Roschlitz, Gallimard « folio-essais », 2000, p. 320.
21 . Tlemcen ou les lieux de l’écriture, op. cit., « Les Trois-Frères », p. 57.
22 . Ibid., p. 58.
23 . L’Incendie, op. cit., p. 52.
24 . Le Robert historique de la langue française, op. cit., art. « sacrer », p. 3348.
25 . Claude Simon, Orion aveugle, Paris, Skira, « Les sentiers de la création », 1970.
26 . Le Robert historique de la langue française, op. cit., art. « malédiction », p. 2108.
27 . Tlemcen ou les lieux de l’écriture, op. cit., « Les Trois-Frères », p. 58.
28 . Ibidem.
29 . Ibid., p. 87.
30 . Ibid., « Les jardins de l’éternité », p. 103.
31 . Mourad Yelles, « L’étrange métier de Monsieur Dib », in Expressions maghrébines, Mohammed Dib, poète, vol. 4, n°2, hiver 2005, p. 199.
32 . Op. cit.
33 . Tlemcen ou les lieux de l’écriture, op. cit., « Les jardins de l’éternité », p. 103.
34 . Ibid., “Abou Madyan”, p. 117.
35 . Paul Ricoeur, La métaphore vive, Paris, Le Seuil, « L’Ordre philosophique », 1975, réédité en Points-Essais. Je souscris donc à cette formule de Ricoeur : « La métaphore s’attache à présenter toutes choses “comme en acte” » et « L’expression vive est ce qui dit l’existence vive. » (p. 64).
36 . Tlemcen ou les lieux de l’écriture, « Le patio », p. 51.
37 . Mohammed Dib, L’Arbre à dires, op. cit., p. 111.
38 . Tlemcen ou les lieux de l’écriture, op. cit., « Le patio », p. 51.
39 . Op. cit.
40 . « Le médresse », op. cit., p. 83.
41 . Tlemcen ou les lieux de l’écriture, « Les lieux disparus », p. 85-86.
42 . « Les Trois-Frères », op. cit., p. 58.
43 . Je renvoie à La poésie n’est pas seule de Michel Deguy paru au Seuil, « Fiction et Cie », en 1987, et plus particulièrement à la partie « Feuillure 3 : Il y a comme et comme », p. 88-93.
44 . « Les Trois-Frères », op. cit., p. 55.
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