Tlemcen - Sidi Benmsaib Mohamed


Tous les Tlemcéniens connaissent cette rue qui part du centre de la ville, longe un moment la mosquée de Sidi-Brahim, se perd ensuite dans un dédale de ruelles, et finit par aboutir à la porte des Carrières. Elle porte le nom d'un grand poète tlemcénien, d'expression arabe classique : Mohammed Ibn Khamis.

Nous ne pouvons qu'applaudir à l'honneur que l'on a fait à ce chantre de talent du XIIème siècle à qui l'on doit des poé­sies mystiques, des bucoliques et des panégyriques. Mais sait-on que notre cité s'illustre aussi de bien d'autres poètes qui, pour avoir composé leurs poésies, non pas en arabe clas­sique, mais en dialectal, ne sont pas moins célèbres ? L'amour-propre tlemcénien ne peut être que flatté en apprenant qu'une bonne partie des morceaux du répertoire des orchestres orientaux tlemcéniens est due à des poètes de notre région : Ibn Amsaib, Ibn Triki, Ibn Sahla, et aussi Mustapha Bendimered qui est mort il n'y a pas bien longtemps. Nous voudrions nous occuper d'un de ces poètes, d'ibn Amsaib.

Les Tlemcéniennes dont on connaît le goût pour les pèlerinages aux mausolées - c'est pour elles une promenade et une source de bénédictions, sinon un remède pour quantité de maux - connaissent bien notre poète qu'elles appellent wali, " saint " ; elles font de fréquentes visites pieuses à son tombeau, surtout le vendredi, et demandent en particulier à ses mânes de hâter le retour d'un parent cher ou de faire venir un prétendant pour leurs filles :

" Sidi Ibn Amsaïb, disent-elles, H'addar al-ghâïb " (" Seigneur Ibn Amsaib ! Fais venir l'absent ").

Si l'opinion populaire a fini par faire d'ibn Amsaïb un ma­rabout, la vérité nous contraint d'avouer que notre poète fut, si l'on excepte les dernières années de son existence, loin d'être un saint. Né à Tlemcen, au début du XVIIIème siècle de l'ère chrétienne (XIIème de l'hégire), à l'époque où Tlemcen était occupée par les Turcs, d'une famille originaire de l'Espagne musulmane, notre cheikh eut une jeunesse bien mouvementée.

Sa famille habitait le pittoresque quartier de Bab-Zîr, au nord-est de la ville, et le père du poète, Ahmed Amsaïb, mit son jeune enfant, Mohammed, à la mosquée du même quartier. On peut voir encore aujourd'hui cet édifice, qui est d'ailleurs sans grand intérêt.

Là Ibn Amsaïb apprit par cœur une grande partie du Coran et acquit même quelques notions de grammaire et de droit musulman.

Mais le quartier Bab-Zîr est traversé par la rue des Béni­ Zeiyân où abondent les ateliers de tisserands indigènes (darrâzîn). Le père du poète, soucieux de l'avenir de son fils, ne sut résister à la tentation ; il mit son fils en apprentissage dans une de ces boutiques, et c'est alors que commença pour le jeune Mohammed Ibn Amsaib une vie agitée d'amour, de poé­sies et... de débauche. Il faut bien que jeunesse se passe. Oui, bien sûr, mais sa jeunesse se prolongea plus que de coutume. Heureusement l'art et la poésie y gagnèrent.

Le va-et-vient monotone et régulier de la navette ou le bobinage des fils de laine occupent bien les mains de l'artisan, mais laissent l'esprit vagabonder, et notre poète avait l'âme ardente. Sa pensée trouva bientôt un premier point d'attache en la personne de la propre fille de son patron, Aouicha " la svelte ", qui venait souvent voir son père. Le poète tomba vite amoureux de cette jeune fille et c'est en son honneur qu’il composa ses premiers poèmes.

Aouicha, d'ailleurs, à en croire la description qu'Ibn Amsaib lui-même en fait, était fort belle. La voici, telle que les ima­ges et les métaphores bien orientales du poète la dépei­gnent.

C'est " une femme â la taille majestueuse dont la dé­marche est belle, les gestes nobles, le pas lent, la parole douce '' ; elle a " des traits fins ", " de beaux yeux noirs, capables de saisir rapidement le moindre des signes et d'inspirer à quiconque les voit ce mal si difficile à guérir " ; " sa bouche est une petite bague bien ronde et ses petites lèvres rouges brillent d'un vif éclat " ; " ses joues semblent être des corolles qui sortent de leur calice et son front brillant apparaît au milieu de cheveux noirs ". Ajoutez à cela " des mains teintes de henné, une ceinture flottante...... et vous ne serez pas étonné lorsque le poète vous dira que " dès qu’elle appa­raît, le parfum se répand partout " et que tout s'illumine " comme si la pleine lune se dégageait d'un nuage ".

L'amour pour Aouicha fut d'abord malheureux et causa à Ibn Amsaib de terribles tourments.

" La flamme de l'amour, chante-t-il dans un poème, em­brase mes entrailles.

" Qui pourra éteindre son feu destructeur ?......

" je me lasse de faire vainement des supplications, dit-il par ailleurs ; fines larmes, telles une pluie, coulent sur mes joues.

" Est-ce que mon état ne t'inspire aucune pitié ? je me lamente et tu n'en sais rien..."

" je ne trouve pour mon mal aucun remède. Seul un regard de toi pourra éteindre le feu de cet amour qui me consume le cœur, ô fille aux traits fins.

" je crains que je ne meure avant de posséder l'unique objet de mon désir...... "

Tout a une fin. Le poète, après diverses péripéties, finit par épouser la jolie Aouicha.

« Elle est venue hier ! Elle est venue hier ! Après l'absen­ce, mon aimée est venue ! Elle est venue hier !

« je me levai et allai à ma bien aimée, je lui jetai mes mains autour du cou et l'embrassai. Mon amie me couvrit de baisers et je les lui rendis et elle me rasséréna par son éclatante beauté. Elle est venue hier ! ... »

Cependant, même l'amour ardent voué à sa femme s'é­moussa, et le poète aima d'autres femmes, comme il aima aussi le vin.

« Que c'est bon, ô amoureux ! de s'amuser avec de belles femmes, de recevoir de leurs mains des coupes emplies de vin,

« D'en présenter soi-même à son amie jusqu'à l'étourdir !

« Que de maux le vin a chassés ! Que c’est bon de posséder celle qu’on aime ! Que c’est bon de se consacrer aux amusements ! … »

Bientôt ses poésies le rendirent célèbre et lui ouvrirent la porte des maisons les plus fastueuses. On était ravi d'avoir chez soi le poète dont on avait depuis longtemps apprécié les vers. En même temps, la galanterie du poète incitait les pères de famille à beaucoup de défiance et de prudence. N'avait-on pas accusé le poète d'avoir attiré l'attention de la propre femme du caïd, gouverneur de la ville pour les Turcs, ce qui l'aurait fait jeter en prison ?

En réalité, il semble bien que l'emprisonnement d'Ibn Amsâib, si emprisonnement il y a, soit dû à autre chose. L'âme sensible du poète ne pouvait rester indifférente devant l'état de misère et d'oppression dans lequel était plongée Tlemcen à l'époque turque et il composa des poésies satiriques dans lesquelles il attaqua, avec une verve mordante, le gouverne­ment des Turcs.

« Dieu a fait sonner pour Tlemcen l'heure dernière, dit-il dans une de ses chansons, n'a-t-il pas voué toute chose à une fin irrévocable ?

« Pour cette ville les beaux jours ont fui. Le temps de la tristesse et du malheur est arrivé.

« Ruinée, elle s'est pourrie. Elle a péri, dévastée par la tyrannie. »

« Elle est vêtue de deuil et couverte d'opprobre. Le vice y a fait place aux anciennes vertus. »

De telles critiques ne pouvaient que déchaîner la colère des autorités turques. Le poète dut, selon certaines informations, se réfugier au sanctuaire de Sidi-Abdallah, dans le petit vil­lage d'Aïn-el-Houts, au nord de Tlemcen, et c'est là qu'il au­rait écrit son poème : « O amis d'Allâh, secourez le traqué.» Finit-il alors par être jeté en prison ? On n'a aucune certitude là-dessus. On le retrouve quelque temps après, libre, à Meknès, auprès du sultan Moulay Ismaïl, soit qu'il fût remis en liberté par l'entremise d'influences puissantes, soit qu'il ait fui les menaces turques.

Cet exil fut salutaire pour le poète. Rentré dans sa patrie, réconcilié avec les dirigeants turcs de Tlemcen, las aussi d'une vie d'aventures, il revint à sa foi. Il alla faire le pèle­rinage à la Mecque pour " se laver de ses péchés ". Quand cette obligation fut accomplie, il se fixa définitivement à Tlemcen et ne songea plus qu'à être un parfait musulman. C'est de cette époque que datent ses poèmes les plus débor­dants de piété. Ecoutons - le plutôt :

« Dieu, je suis Ton esclave, j'attends de Toi le pardon.

« Je demande au Prophète, au Livre Saint, aux musulmans qui le lisent, aux cieux, au Trône, au Calame et à la Planchette d'intercéder auprès de Toi en ma faveur.

Fais, ô Toi l'Unique ! que mon cœur ne soit pas déçu et accorde moi la chose que je désire ardemment :

" Je désire avoir pour demeure les jardins du Paradis et avoir pour voisin Ahmed (le Prophète),

O mon Dieu ! Je te demande pardon....."

Ibn Amsaib finit par jouir de la vénération de tout Tlemcen et, quand il s'éteignit en l'an 1768 (1190 de l'hégire), il fut pleuré par toute la population. On peut encore de nos jours voir sa dernière demeure pieusement entretenue au voisinage du mausolée du Cheikh Senoussi sur la route de Sidi-Boumedine.

D'une vie consacrée entièrement à l'art et la poésie, il ne pouvait résulter qu'une oeuvre immense. Et, en effet, on éva­lue sa production littéraire à plus de deux mille poèmes. Tous les genres goûtés à l'époque ont été traités par lui, depuis le panégyrique jusqu'à la satire et la poésie légère : mais Ibn Amsaib excelle surtout dans le genre érotique et le genre religieux.

Malheureusement notre écrivain n'a jamais songé à faire un recueil de ses poèmes. Quand il composait une qacida, il cherchait en même temps l'air sur lequel elle devait être chantée et il la lançait ainsi sous forme de chanson.

Ce n'est qu'au début du XXème siècle que Sonneck publia un de ses poèmes dans ses « chants arabes du Moghreb »; quelques années plus tard, ce fut au tour de Cadi Mohammed de reproduire quelques autres poèmes ; et enfin en 1950, M, Bekhoucha Mohammed a rassemblé, pour la première fois, en un volume, une bonne partie des gacidas du poète en y adjoignant d'abondants commentaires.

Mais s'il n'y a eu de publication des oeuvres d'Ibn Amsaib que depuis quelques années, ses poèmes ont toujours été dans la mémoire des gens, transmis de génération à génération par les chanteurs professionnels. Il ne se passe pas de céré­monie familiale, de soirée, sans que l'on entende ses chants tantôt vifs et alertes, tantôt tièdes et nostalgiques, selon le genre.

Ne mérite-t-il donc pas, comme Ibn Khamis, qu'une rue de notre cité porte son nom (1)?



Abderrahman MAHDJOUB.

(Ancien professeur d’arabe au Collège de Slane et au Lycée de Tlemcen,

article paru dans le « Bulletin de la Société des Amis du Vieux Tlemcen », 1954)


Bibliographie :

1) Cadi Mohammed: ” Al-Kanz al- Maknùn fi'ch-chi'r al-malhun “, Alger 1928.

2) Bekkhoucha Mohammed: “ Dîwan Ibn Amsaib ” Imp. Ibn Khaldoun, Tlemcen - 1370 (1950).


(1) Le vœu de l'auteur a été exaucé, après l'indépendance : une école -et non une rue- porte le nom de notre poète (elle se trouve face au cimetière Sidi Senouci)





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