Tipaza - 01- Généralités

Histoire de la ville de Cherchel



Histoire de la ville de Cherchel
PRÉFACE
Ce petit livre n'a aucune prétention scientifique. Répondant à un désir qui nous a été plus d'une fois exprimé, il s'adresse aux touristes qui, passant à Cherchel et à Tipasa, souhaiteront quelques renseignements sur le passé de ces deux localités, ainsi que de brèves explications sur leurs ruines et sur les œuvres d'art que leur sol a livrées. Un chapitre est consacré au Tombeau de la Chrétienne, fréquemment visité par les voyageurs. Je me suis naturellement beaucoup servi des ouvrages savants qui traitent de ces antiquités. Ceux qui voudront les consulter en trouveront la liste à la fin du volume, mais je dois indiquer ici, comme m'ayant été particulièrement utiles, les divers mémoires que M. Vaille a écrits sur Cherchel, la description du musée de cette ville par M. Gauckler et l'Exploration du Tombeau de la Chrétienne par Berbrugger. J'ai fréquemment reproduit des passages d'une étude sur Tipasa, que j'ai publiée en 1894 dans les Mélanges de l'École française de Rome.
GUIDE ARCHÉOLOGIQUE DES ENVIRONS D'ALGER
(CHERCHEL, TIPASA, TOMBEAU DE LA CHRÉTIENNE)
LIVRE PREMIER
CHERCHEL

CHAPITRE PREMIER
HISTOIRE DE LA VILLE
A environ cent kilomètres à l'ouest d'Alger, au delà de la masse énorme du Chenoua, qui, s'avançant dans la mer, s'élève jusqu'à près de neuf cents mètres, au delà des embouchures de deux petites rivières, l'Oued-el-Hacheur et l'Oued-Bellah, s'étend le long du rivage un plateau bas et large d'à peine un kilomètre. Au nord, ses flancs sont rongés et déchirés par les flots; au sud, il est dominé par un ruban de collines, hautes de deux cents mètres, aux pentes assez rapides, et, plus loin, par les montagnes confuses qu'occupe la tribu des Beni-Menasser. Cette bande de terre est d'une grande fertilité et jouit d'un climat doux et salubre. La roche calcaire, facile à tailler, qui forme le plateau, les forêts qui couronnaient jadis les hauteurs voisines, fournissaient les matériaux nécessaires à la construction de maisons et de vaisseaux ; la région environnante abonde en cuivre, en fer, en marbre et en granit.

Les avantages de cette position furent remarqués par les Phéniciens, qui fondèrent, sur toute la côte de l'Afrique septentrionale, une suite de comptoirs de commerce, d'abris et de places de ravitaillement le long de la route de l'Atlantique. Comme en bien d'autres lieux, ils établirent leur port en arrière d'une petite île (aujourd'hui l'îlot Joinville), très voisine de la terre : c'était un brise-lames naturel et un refuge isolé en cas d'attaque des indigènes. Leur petite colonie, qui est mentionnée au quatrième siècle avant J.-C., s'appelait Iol : on ne sait guère autre chose sur elle. - Après la chute de Carthage, elle tomba au pouvoir des rois maures et, au temps de César, l'un d'eux, Bocchus, la choisit pour capitale. Maître du pays qui correspond à nos départements d'Oran, d'Alger et à une partie de celui de Constantine, il s'y trouvait à peu près au centre de ses Étals. Cependant Iol n'était encore qu'une bourgade, presque ignorée du monde civilisé. A l'époque de l'empereur Auguste, Juba II, qui y résida, en fit une grande ville.

Le père de ce prince était Juba Ier, roi de Numidie, qui, ayant pris parti pour Pompée contre César, avait été vaincu par ce dernier et s'était tué après sa défaite, en 46 avant notre ère. Son fils, âgé de cinq à six ans, fut emmené en Italie, où il figura au triomphe du dictateur. Il grandit auprès d'Octave, qui l'éleva dans le respect de Rome et le confia à des maîtres illustres : ceux-ci lui donnèrent, selon la coutume du temps, une éducation plus grecque encore que latine. Il prit, comme son protecteur, le nom de Caius Julius, et il combattit avec lui contre Antoine et Cléopâtre. Sa bonne conduite, sa soumission sincère furent récompensées par la couronne de Numidie, qu'Octave lui donna en l'an 29 avant J.-C. Après dix-sept ans d'un exil honorable, il fut ainsi rétabli dans une partie des États de son père. Il n'y resta d'ailleurs pas longtemps, car, en 25, il reçut en échange la Maurétanie, c'est-à-dire le Maroc et les trois quarts de l'Algérie. La mort du roi Bocchus, qui rie laissait pas d'héritier, avait mis cette contrée à la disposition d'Octave, devenu Auguste; mais celui-ci n'avait point voulu en faire une province, ne la jugeant pas encore mûre pour une simple annexion. Juba fut donc chargé d'assouplir ses nouveaux sujets, dont on connaissait la turbulence, et de favoriser le développement des colonies de citoyens romains, établies çà et là en Maurétanie pour y répandre les mœurs latines. En même temps qu'un royaume, il avait reçu de l'empereur une femme, Cléopâtre Séléné, fille de la fameuse Cléopâtre et d'Antoine, emmenée comme Juba en Italie après la mort tragique de ses parents et comme lui recueillie par Auguste. Elle lui fut associée, sinon en fait, du moins en droit, dans le gouvernement de la Maurétanie, et ainsi ces deux enfants d'ennemis acharnés de Rome s'unirent pour devenir ses vassaux dévoués.

Juba, qui régna un demi-siècle, ne réussit pas toujours à maintenir dans le devoir les barbares dont il était le souverain, et il lui arriva d'être obligé de demander contre eux l'appui du gouverneur de la. province voisine d'Afrique. Quant à lui, sa docilité envers Rome semble ne s'être jamais démentie. Sur ses monnaies, c'était en latin que son nom et son titre de roi étaient gravés, et il y faisait souvent représenter des images à la gloire de l'État romain ou de la personne de l'empereur; il célébrait un culte en l'honneur de la divinité d'Auguste ; il se montrait fier des décorations que le Sénat lui décernait pour des victoires plus ou moins authentiques sur des nomades pillards.

A Rome, dans la maison d'Octave, il s'était pris de goût pour les lettres, les arts et les sciences : sa jeunesse de prince exilé n'avait pas trouvé de meilleur passe- temps. Plus tard, sentant peut-être combien son rôle de roi était effacé, il voulut se faire un grand nom comme homme de lettres. Il fut, dit Plutarque, le meilleur des historiens couronnés. Historien, il le fut ; mais il fut aussi géographe, naturaliste, grammairien, critique d'art et même quelquefois poète. Sa curiosité gloutonne, sa manie d'écrire se portèrent sur tout. Il fit des livres sur l'histoire de Rome, depuis sa fondation jusqu'à la mort d'Auguste, sur les institutions romaines, sur l'Arabie, sur les Assyriens, sur la Libye, sur la peinture, sur le théâtre, sur des plantes médicinales; cet Africain s'avisa même d'écrire un traité sur la corruption du langage grec. Il avait lu Latins, Carthaginois, Grecs de la Grèce et de l'Orient. Ne ressentait-il pas l'influence, n'était-il pas l'héritier des civilisations les plus diverses: numide par sa naissance, punique par la puissance d'attraction que Carthage avait exercée pendant des siècles sur sa race, romain par ses premières années passées dans la capitale du monde, par les attaches d'intérêt et de reconnaissance qui le liaient à Auguste, grec par son éducation, égyptien grécisé par son mariage? Mais la Grèce surtout s'empara de son esprit. C'était en grec qu'il écrivait, c'étaient des coutumes, des mots grecs qu'il retrouvait au fond des coutumes et des mots romains, c'était de légendes helléniques qu'il assaisonnait l'histoire de son pays, la Libye. Les Athéniens l'en récompensèrent en lui élevant une statue : honneur auquel il fut sans doute aussi sensible qu'au bâton d'ivoire, à la chaise curule et à la couronne d'or que le Sénat de Borne lui avait un jour envoyés.

Les auteurs grecs et latins qui vinrent après lui firent grand cas des œuvres de ce confrère de race illustre : Pline l'Ancien y puisa une bonne part de ses connaissances en géographie, en zoologie, en botanique; Plutarque, une foule de renseignements sur les antiquités romaines; bien d'autres les pillèrent sans en rien dire. Ce n'était pourtant pas par une critique bien sévère que Juba méritait l'estime des érudits. Il recueillait sans défiance ce qu'il lisait dans les livres anciens et ce que venaient lui raconter des gens qui se jouaient peut-être un peu de sa crédulité; comme le firent ces fripons grecs qui lui vendirent un jour, sous le nom de manuscrits d'Aristote, des grimoires auxquels d'habiles manipulations avaient donné un aspect vénérable. Ce fut Juba qui se fit l'éditeur responsable de contes de bonne femme sur les éléphants, - qu'il aurait pourtant été à même de bien connaître, puisqu'ils abondaient dans son royaume, - sur leur esprit de charité envers leurs semblables, sur leurs ruses de guerre, sur leur religion pour le soleil et la lune, etc. Mais il était toujours si bien informé de ce que les auteurs de tout pays avaient dit avant lui !

Il était si complet sur tout sujet ! Pour les savants, surtout pour les faux savants désireux de faire montre d'une érudition facilement acquise, ses livres furent, pendant plusieurs siècles, de véritables dictionnaires, une sorte de Grande Encyclopédie. On poussa même la bienveillance envers lui jusqu'à le trouver spirituel; et pourtant un de ses bons mots, parvenu jusqu'à nous, ne nous donne guère le désir d'en connaître d'autres. Un jour qu'il se promenait à cheval, sa bête éclaboussa un passant, qui osa s'en prendre au cavalier : " Que me veux-tu, lui répondit Juba, me prends-tu donc pour un centaure? " - Une tête en marbre, qui est son portrait, a été trouvée récemment à Cherchel et envoyée au Louvre : on croit voir un bon vieux savant, à l'air sérieux, calme, doux et quelque peu niais; cette image laisse deviner le zèle, le soin minutieux que ce brave homme dut apporter à ses utiles travaux de compilation; elle nous fait aussi comprendre que ses sujets aient parfois cédé à la tentation de le traiter comme un roi soliveau.

Un souverain aussi cultivé devait chercher à s'entourer de gens de science et d'artistes. Il appela auprès de lui des acteurs fameux et eut pour médecin le grec Euphorbe, frère d'un praticien illustre qui avait guéri Auguste et inventé une méthode d'hydrothérapie. Il aimait le faste et l'on vantait ses tables en bois de citronnier, qui valaient bien plus que leur pesant d'or. On ne s'étonne donc pas qu'il se soit piqué de transformer sa capitale Iol en une ville gréco-romaine. Il la plaça tout d'abord sous le patronage de l'empereur, en l'appelant Cesarea. Il la peupla de statues; il y construisit de luxueux édifices, dont quelques-uns sont représentés sur ses monnaies : les temples d'Auguste, d'Isis, de la déesse Céleste. Nous verrons plus tard que c'est peut-être de son règne qu'il faut faire dater un monument imposant, dont les débris ont été découverts contre l'Esplanade, et, à quelques lieues de Cherchel, nous retrouverons le magnifique mausolée qu'il fit élever, pour lui et pour sa famille. Il voulut aussi faire de Césarée un grand port de commerce : sur des monnaies de cette époque, les armes de la ville sont un dauphin et un navire ; des vaisseaux qui en partirent alors s'avancèrent jusqu'à Madère et aux îles Canaries, où furent fondées des teintureries de pourpre.

Juba mourut en 23 après J.-C. Quelques années auparavant (peut-être en 21), il s'était associé son fils Ptolémée, dont le nom rappelait les illustres rois égyptiens dans la famille desquels Juba était entré par son mariage avec Cléopâtre Séléné. Le nouveau souverain, jeune homme sans intelligence ni énergie, abandonna le gouvernement à des favoris et mena une vie de débauches : il ne l'interrompit guère que pour aller seconder les armées romaines, aux prises avec une révolte terrible, qui dura plusieurs années. Caligula, devenu empereur à la mort de Tibère, se montra d'abord bien disposé pour son royal cousin - ils descendaient tous deux d'Antoine le triumvir ; - il semble même lui avoir permis de frapper de la monnaie d'or, droit que Juba n'avait jamais possédé. Il l'invita à venir à Rome : c'était, il est vrai, moins par désir de le voir que pour faire figurer dans son cortège un prince puissant. Mais Ptolémée eut le mauvais goût de ne pas se tenir au second plan ; un jour qu'il entrait au théâtre avec l'empereur, son superbe manteau de pourpre attira tous les regards et excita des murmures d'admiration. Caligula, furieux de jalousie, le fit jeter en prison, l'affama, ne lui laissa à boire que l'eau des gouttières, et enfin le mit à mort (40 ans après J.-C.)

Le temps semblait d'ailleurs venu d'annexer définitivement la Maurétanie. Elle fut partagée en deux vastes districts, dont l'un correspondit au Maroc, et l'autre, le plus étendu, aux départements d'Oran, d'Alger et à une partie de celui de Constantine. Cette dernière province prit le nom de Maurétanie Césarienne, parce qu'elle reçut pour capitale Césarée. C'était là que résidait le procurateur, représentant du prince, S'il n'appartenait pas à la haute aristocratie, à la caste sénatoriale, il était un des plus importants fonctionnaires de l'ordre des chevaliers, seconde noblesse de l'empire, noblesse personnelle et non héréditaire comme l'autre, Il réunissait en ses mains tous les pouvoirs : commandement des nombreuses troupes campées dans la contrée, perception des finances, direction des travaux publics, surveillance des communes, administration des indigènes, juridictions civile et criminelle. C'était à Césarée qu'il avait ses bureaux, dans lesquels il employait un personnel nombreux; c'était là qu'était établi l'escadron de cavalerie qui formait sa garde particulière. Il avait en outre auprès de lui divers corps de troupes, avec lesquels il surveillait le pays montagneux qui avoisinait son lieu de résidence, et qu'il pouvait emmener en campagne immédiatement, aussitôt que quelque grave péril était. signalé sur un point quelconque de sa province, toujours menacée par des bandes de pillards. Ces troupes consistaient surtout en cavalerie ; une partie des soldats qui les formaient venaient, du moins à l'origine, des pays du Danube et de la Syrie. Des bas-reliefs conservés au musée nous montrent les images de quelques-uns d'entre eux, avec leur armement : grande lance, cuirasse, bouclier allongé. - Derrière le port marchand, fut creusé un bassin dans lequel s'abritait la flotte militaire mise à la disposition du gouverneur contre les pirates : c'était une division formée à l'aide de navires et d'équipages des flottes d'Alexandrie et de Syrie.

Peu après l'annexion, l'empereur Claude fit de Césarée une colonie : elle s'appela désormais Colonia Claudia Caesarea. Comme les autres cités de même condition, elle eut son conseil municipal, ou conseil des décurions, ses deux maires ou duumvirs, ses deux édiles chargés de l'entretien des rues et de la police. Restée capitale d'une vaste région qui, sous la domination romaine, a joui d'une grande richesse agricole, ville de fonctionnaires, de soldats, de marchands, d'industriels, d'artistes, elle s'agrandit et s'embellit. Son enceinte, qui fut peut-être construite au second siècle de notre ère, enferma un espace de deux kilomètres et demi de long sur un kilomètre et demi de large, où se pressa une population que l'on peut évaluer, d'une manière bien approximative, il est vrai, à cent cinquante mille habitants. Ce fut, semble-t-il, à la fin du deuxième siècle et au commencement du troisième qu'elle parvint à la plus brillante prospérité; alors régnait une dynastie qui fit beaucoup pour le pays où était né son chef, Septime Sévère : les nombreuses inscriptions que les gens de Césarée gravèrent en l'honneur de ces princes sont autant d'hommages de reconnaissance. En 218, ils virent un de leurs compatriotes, Macrin, arriver à l'empire.

Les gouverneurs et la municipalité rivalisaient de zèle pour faire du chef-lieu de la province une ville magnifique, surpassant en éclat la capitale de l'illustre roi Juba. Une inscription du début du troisième siècle, qui nous rapporte un petit détail d'édilité, nous laisse entrevoir ces prétentions. Elle nous raconte comment une rue était, par son aspect peu régulier, une honte pour la cité : les conseillers municipaux y mirent bon ordre; ils la firent paver " de manière qu'elle répondit à la splendeur de leur " patrie. " En divers lieux, s'élevaient de vastes bains publics, des temples, un théâtre, un cirque, des arènes. Ces édifices étaient ornés d'une profusion de marbres, dont les uns provenaient des carrières voisines, exploitées dans le Chenoua, mais dont les autres étaient apportés de loin, des environs de Philippeville et de Guelma, de la province d'Otan, de la Tunisie, voire même de l'Italie, de l'Asie mineure et de l'Égypte. Les particuliers imitaient ces exemples et se faisaient construire de riches maisons de plaisance. Le travail ne manquait pas aux mosaïstes, aux peintres décorateurs, aux sculpteurs, fabricants de statues de divinités et de souverains, de portraits, de tombeaux couverts de bas-reliefs, de sujets de genre destinés à décorer des fontaines, des bains, des cours : c'étaient, à vrai, dire, moins des artistes que des praticiens, qui copiaient, le plus souvent d'une manière assez servile, des cahiers de modèles; cependant ils se montraient quelquefois assez fiers de leurs œuvres pour les signer. Des industries diverses occupaient un grand nombre de bras : une inscription nous fait connaître une corporation de ciseleurs en argent; beaucoup de lampes en argile, recueillies à Cherchel et dans toute la région environnante, portent des réclames de potiers : " Achetez des lampes pour un sou !
- ". Achetez des lampes, achetez des figurines
- " Achetez une bonne veilleuse ! D La fabrication de poésies sur commande était aussi, semble-t-il, un métier assez lucratif, à en juger par le grand nombre d'éloges funèbres versifiés que des pierres tumulaires nous ont conservés.
Les gens de l'intérieur qui venaient visiter Césarée se perdaient dans la foule des étrangers que les affaires, la curiosité, la douceur du climat y attiraient. On a retrouvé la pierre tombale d'un touriste espagnol qui y mourut, et voici ce que son épitaphe lui faisait dire :
" La terre de Bétique m'a donné le jour. Désireux de connaître le pays de la Libye, je suis venu à Césarée. Ma destinée s'est accomplie et maintenant je repose sur un rivage étranger. J'ai vécu cinquante ans. Tant qu'il m'a été donné de vivre, j'ai vécu cher aux miens, pieux, habile en toutes choses. Allez, ô vous qui fûtes les miens, retournez sans moi vers ceux des miens qui sont restés en Espagne, et toi, passant, dis-moi, je t'en prie : Que la terre te soit légère et que tes os reposent mollement ! "

Cette grande ville ne présentait guère une physionomie africaine : on se serait cru dans quelque cité de l'Italie du sud, toute pénétrée des mœurs helléniques. Ses habitants portaient surtout des noms. latins ou grecs; quant aux noms maures ou puniques, sentant la barbarie native ou rappelant l'influence exercée jadis par la civilisation carthaginoise, ils étaient très peu nombreux.
Comme les hommes, les divinités de tous les pays s'y donnaient rendez-vous. C'étaient d'abord les dieux indigènes, les " dieux maures ", et surtout les anciens rois, auxquels, dans cette contrée, on rendait un culte. C'était Baal, le grand dieu punique, qui, sous le nom de Saturne, avait été naturalisé latin et que l'on adorait dans toute l'Afrique du Nord. C'étaient les dieux grecs et romains. Puis les divinités orientales : Mithra, le dieu-soleil des Perses; Cybèle, la grande mère des dieux, amenée jadis d'Asie mineure en Occident, avec ses prêtres eunuques, parés comme des femmes; Isis et Sérapis venus d'Égypte. C'étaient surtout les empereurs divinisés, dont le culte était un témoignage perpétuel des bienfaits de la paix romaine. Chaque année, des sacrifices somptueux leur étaient offerts par des députés, venus de toutes les parties de la Maurétanie, et une magnifique procession promenait, à travers les rues de la capitale, leurs statues en or, entourées d'enseignes et de bannières, accompagnées du gouverneur et de prêtres vêtus de pourpre. Les juifs, nombreux à Césarée, où le commerce les attirait, y avaient une synagogue et un grand rabbin, l'archisynagogus.

Quant à la religion chrétienne, elle avait dû faire d'assez bonne heure des prosélytes dans cette ville, ouverte à toutes les influences du dehors et en relations continuelles avec l'Asie, le golfe de Naples et Rome. Le premier évêque connu de Césarée vivait au commencement du quatrième siècle, au temps de l'empereur Constantin, mais il avait eu probablement plusieurs prédécesseurs, dont les noms rie nous sont pas parvenus. Des épitaphes chrétiennes portent le très ancien symbole de l'ancre, espoir de salut pour les navigateurs que secouent les tempêtes de la vie : elles paraissent dater du troisième siècle. Plus tard, s'élevèrent plusieurs églises et chapelles chrétiennes : l'une d'elles a été retrouvée récemment près de la porte de Ténès. On a conservé les noms de quelques martyrs qui souffrirent pour leur foi é Césarée. L'un d'entre eux, le porte-enseigne Fabius, avait refusé, sous l'empereur Dioclétien, de prendre la place qui lui était assignée dans la procession en l'honneur des empereurs divinisés : le gouverneur lui fit trancher la tête. D'autres victimes célèbres dans l'Église, mais dont le martyre est d'une date incertaine, furent la vierge Marcienne, Marcus Antonins Julius Severianus et sa femme Aquila : c'étaient des personnages d'un rang élevé. Nous les retrouverons quand nous décrirons les ruines de Cherchel.

Sous le Bas-Empire, à partir de la tin du troisième siècle, les pouvoirs du gouverneur qui résidait à Césarée furent amoindris : on lui retira d'abord ses attributions militaires, puis on les lui rendit, mais bien diminuées, au profit du comte d'Afrique, général en chef des forces romaines. D'autre part, une nouvelle province, ayant pour capitale Sétif, était constituée avec la partie orientale de la Maurétanie Césarienne. La prospérité de l'Afrique déclinait, l'insécurité devenait de plus en plus grande, sur mer comme sur terre, et gênait le commerce et l'agriculture; les arts, l'industrie étaient en pleine décadence; des querelles religieuses entre les catholiques et des schismatiques, les donatistes, excitaient partout des troubles. Vers 371, Césarée reçut un coup terrible. Firmus, un petit roi maure ambitieux et en butte à l'hostilité d'un puissant fonctionnaire, s'était révolté contre l'empereur : son armée se composait de bandes de pillards, d'indigènes qui voulaient s'affranchir de la domination de Rome et de ses impôts, de donatistes que le gouvernement persécutait. Il la lança sur les villes les plus riches de la côte maurétanienne. Icosium (Alger) fut mise à sac, Césarée fut enlevée et incendiée : seule, Tipasa, comme nous le verrons dans la suite, sut repousser le rebelle. Quelques mois plus tard, le général romain Théodose, venu à Césarée, la trouva presque détruite : il y laissa deux légions pour en déblayer les ruines, déjà couvertes de mousse, et pour la protéger contre toute nouvelle attaque. Elle eut sans doute bien de la peine à se relever, et nous savons par une lettre d'un contemporain, le préfet de Rome Symmaque, qu'elle dut étaler toute sa misère aux yeux des empereurs, pour obtenir, à force de supplications, que le fisc n'achevât point œuvre de Firmus. Elle n'en resta pas moins la capitale de la province. En 418, saint Augustin y vint, et, dans la principale église, il soutint contre l'évêque donatiste Emeritus une controverse qui eut un grand retentissement et dont le texte nous est resté. Vers ce temps, naissait à Césarée Priscien, qui fut un des plus illustres professeurs de Constantinople et dont les ouvrages grammaticaux eurent une immense popularité dans les derniers temps de l'antiquité et au moyen àge

.Lors du passage des Vandales, venus d'Espagne, notre ville fut sans doute de nouveau saccagée, et, moins de trente ans après, en 455, ces barbares, détestés de tous, s'y établirent en maître : toute l'Afrique septentrionale leur fut alors soumise. Ils se montrèrent cependant incapables de protéger la Maurétanie contre les dévastations des indigènes qui, à la fin du cinquième siècle et au début du sixième, faisaient ce que bon leur semblait dans toute la contrée comprise entre l'Océan et Cherchel. On a découvert près de Mouzaïaville, une inscription qui nous apprend que l'évêque du lieu, exilé plusieurs fois par les Vandales à cause de sa foi catholique, avait été enfin tué en 495, lors d'une incursion des Maures.

Bélisaire, qui mit fin à ce qui restait de la domination vandale en Afrique et y établit celle de l'empereur de Constantinople, envoya en 534 un de ses lieutenants, Jean, pour reprendre Césarée. Elle redevint le chef-lieu d'une province (qui n'existait guère qu'en théorie) et le siège d'un commandement militaire. Nous ne savons guère quel fut son sort au temps des Byzantins. Les Maures la menacèrent à plusieurs reprises, en particulier vers 580 : ils avaient alors pour roi un certain Gasmul, que le général Gennadius vainquit et tua de sa propre main. Une cinquantaine de sous d'or byzantins, trouvés sur la place de l'église, représentent peut-être un trésor caché, à une heure de grand péril, par quelque habitant, que la mort ou toute autre cause empêcha d'aller le reprendre.

Les Arabes ruinèrent Césarée, qui eut aussi à souffrir de plusieurs tremblements de terre. Nous apprenons cependant par un auteur du dixième siècle, Ibn Haukal, que ce lieu n'était pas alors tout à fait inhabité : on l'appelait Cherchel, mot qui est sans doute une corruption du nom antique. " Cherchel, dit-il, est une ville qui remonte à une haute antiquité; elle est maintenant en ruines, mais son port subsiste. Des débris d'anciens édifices s'y font remarquer, ainsi que quelques constructions énormes et des idoles de pierre. " Cent ans plus tard, le géographe El-Bekri dit que la ville est déserte et que le port est comblé. Il y a là sans doute quelque exagération, puisque, vers le milieu du douzième siècle, Edrisi vantait ses vignes, ses figues, ses autres fruits et surtout ses coings, qui étaient, prétend-il, d'une grosseur énorme et d'une qualité très estimée. En 1300, Cherchel tomba au pouvoir d'Abou Yacoub ben Abou Youcef, sultan de Fez et ennemi acharné des souverains de Tlemcen, dont notre ville dépendait. Puis les rois de Tlemcen et de Fez se la disputèrent et elle changea plusieurs fois de maîtres.

A la fin du quinzième siècle, douze cents familles de Maures chassées d'Andalousie vinrent s'y établir. Ces fugitifs étaient des gens laborieux, aussi habiles dans l'industrie que dans la culture du sol. Pour ne pas être inquiétés par les Espagnols, maîtres à cette époque d'Oran, de Bougie et de l'îlot qui précédait le port d'Alger, ils leur promirent un tribut annuel et s'engagèrent à ne pas abriter les navires de leurs ennemis. Cherchel n'en devint pas moins un nid de pirates : un certain Hassan le Noir, corsaire turc, s'y installa et organisa la course. Mais il porta ombrage à son ancien compagnon, Aroudj, le premier Barberousse. Celui-ci rêvait de se rendre maître d'Alger, dont les habitants, sans défiance, l'avaient appelé contre les Espagnols, puis d'en faire la capitale d'un état qui s'étendrait sur tout le nord de l'Afrique. Mais il devina en Hassan un futur compétiteur. Aussi, prenant à peine le temps de s'arrêter dans Alger, il se rendit à Cherchel, demanda une entrevue à Hassan, s'empara de lui, et lui fit trancher la tête ; après quoi, laissant en ce lieu une centaine d'hommes, il reprit la route d'Alger, où il exécuta ses projets ambitieux. Dans la suite, il maintint la garnison de Cherchel et y construisit une forteresse commandant le port. L'inscription qui était placée au-dessus de la porte d'entrée est encore conservée : " Au nom " de Dieu clément et miséricordieux Que Dieu répande ses bénédictions sur notre seigneur Mohammed et sur sa famille! Ceci est le fort de Cherchel qu'a fait construire le caïd Mahmoud ben Fàres ez-Zaki, pendant le gouvernement et par l'ordre de l'Émir qui exécute les ordres de Dieu, qui combat dans la voie de Dieu, Aroudj ben Yacoub, à la date de l'année 924 (1518 après J.-C.). "
Le frère d'Aroudj, Khair ed-Din , devenu nominalement le lieutenant du sultan de Constantinople, fit cruellement réprimer une révolte survenue à Cherchel. La ville, qui paya désormais un tribut annuel de trois cents pièces d'or, fut confiée à un gouverneur turc ayant pour mission de surveiller les Beni-Menasser du pays voisin, montagnards turbulents et pillards, et de maintenir dans le devoir les citadins, plus faciles à manier : il était assisté d'un conseil de dix notables. Auprès ou plutôt en face de ce maître officiel, la famille des Ghobrini exerçait une puissante autorité morale. Un de ses ancêtres, parti du Maroc, était venu, vers la fin du quinzième siècle, s'établir à Cherchel. Son fils Sidi Braham fut un marabout fameux. On racontait de lui divers miracles. Devenu dans sa jeunesse esclave d'un Turc d'Alger qui l'avait mis à la charrue, il passait son temps en oraisons, tandis que ses bêtes faisaient d'elles-mêmes la besogne qu'il aurait dit diriger. Plus lard, rentré à Cherchel, après être allé s'instruire au Caire, il avait nourri ses ouvriers avec deux simples petits plats, remplis l'un de pain, l'autre de miel, qu'une main invisible remplaçait dès qu'ils étaient vides. Ses actes de sainteté lui avaient valu une grande fortune, dont ses descendants héritèrent, ainsi que de son influence religieuse. Les Cherchelois étaient en effet de bons musulmans, comme en témoigne cette inscription, gravée sur la chaire de la grande mosquée, aujourd'hui hôpital militaire : " Au nom du Dieu clément et miséricordieux !
" En des édifices dont Dieu a permis la construction, et où il a voulu que son nom fut proclamé, on entend célébrer ses louanges, le matin et le soir, par des hommes que les préoccupations des affaires commerciales ne détournent pas du souvenir de Dieu, de l'accomplissement de la prière, ni du don de l'aumône, et qui redoutent le jour où les cœurs et les yeux seront l'objet des plus scrupuleuses investigations. Que la louange de Dieu soit proclamée ! Que le Dieu très puissant soit loué dans sa gloire ! 0 mon Dieu, affermissez la science de votre loi et accordez votre pardon aux croyants et aux croyantes!' - Ouvrage terminé en l'année 981 (1573 après J.-C.). " La piété des gens de Cherchel ne se montrait cependant pas toujours assez généreuse, du moins au gré de ceux qui vivaient de la religion. On a prêté cette épigramme au fameux marabout Si Ahmed ben Yousef " Cherchel n'est que honte, avarice et rebut de la société. Son visage est une face de brebis; son coeur, un coeur de loup. Sois-y marin ou forgeron ; sinon, sors de ses murs ! "

C'était en effet par son port et par son industrie que prospérait la petite ville. Les Maures d'Espagne y fabriquaient surtout de la vaisselle en terre, des fers à cheval, des objets en acier, de la cordonnerie. Le port expédiait de grandes quantités de figues sèches, commerce dont Cervantès parle dans son Don Quichotte. Il en sortait aussi des corsaires, ce qui attira à plusieurs reprises l'attention des États chrétiens sur Cherchel. En 1531, Charles-Quint, songeant à s'emparer d'Alger, voulut s'assurer un lieu de débarquement à proximité : il fut décidé que Cherchel serait prise par l'illustre amiral André Doria. Celui-ci partit de Gênes avec vingt vaisseaux, débarqua quinze cents hommes auprès de la ville, qu'il surprit, et délivra plusieurs centaines de captifs chrétiens, occupés à la construction d'un môle. Mais ses soldats s'étant répandus par les rues pour piller, les Turcs, réfugiés dans le fort, reprirent courage, se jetèrent sur eux, en massacrèrent un grand nombre et en firent prisonniers six cents. Doria se rembarqua en toute hale et s'éloigna. Sans cet échec,Charles-Quint aurait eu un point d'appui lorsqu'il vint, quelques années plus tard, assiéger Alger, et son expédition ne se serait peut-être pas terminée par un désastre. Sous Louis XIV, en 1665, le duc de Beaufort parut devant Cherchel, y coula deux navires de corsaires et en prit trois. Dix-sept ans après, l'amiral Duquesne s'arrêta en face de ce port, avant d'aller bombarder Alger, et ses boulets y firent de grands dégâts.

En 1830, la ville comptait environ deux mille cinq cents habitants. Affranchie de la domination turque, elle fut pendant quelque temps gouvernée par la famille des Ghobrini, qui s'efforça de vivre en bonne intelligence avec les Français, maîtres d'Alger, et de repousser les tentatives de pillage des Beni Menasser. Mais l'émir Abd el Kader étendit en 1838 son autorité sur les Cherchelois, qui durent se soumettre à lui, d'assez mauvais gré ; l'année suivante, il vint faire sa prière dans la grande mosquée, et il favorisa l'établissement de corsaires dans le port. Au mois de décembre 1839, en sortit une tartane portant vingt-quatre hommes d'équipage; elle rencontra un navire de commerce français, immobilisé par un calme plat, le captura et le ramena à Cherchel, où la cargaison fut pillée.

Cet acte de brigandage ne resta pas longtemps impuni. Le maréchal Valée partit de Blida, en mars 1840, et il marcha sur Cherchel qu'il trouva déserte: les habitants avaient fui à son approche et il n'y était resté qu'un aveugle et un bossu. Valée y laissa le commandant Cavaignac, qui eut à subir diverses attaques des indigènes et put les repousser. L'année suivante, son successeur, le commandant Gauthrin, fut moins heureux: dans une sortie, les ennemis l'attaquèrent et le massacrèrent avec son arrière-garde. Enfin, en 1843, Bugeaud et Changarnier vainquirent les Beni Menasser, et Cherchel, protégée d'ailleurs par une enceinte de plus d'un kilomètre et demi de long, n'eut plus à les craindre.

Le 20 septembre 1840, un arrêté du gouverneur général y avait créé une colonie de cent familles. Sept ans après, la ville comptait une population d'un millier d'Européens, et des villages, rattachés à elle, étaient créés à Novi, à l'ouest, sur le littoral, et à Zurich, au sud-est, sur l'Oued el Hachem. En 1854, elle était organisée en commune. Un petit port avait été aménagé, dans les années précédentes, entre la côte et l'îlot.

Le seul fait notable de l'histoire locale depuis la conquête est le soulèvement des Beni Menasser, au mois de juillet 1871. Les rebelles bloquèrent alors Cherchel et attaquèrent les villages voisins. Au bout de quinze jours, le danger se trouvait écarté par la mort du chef de la révolte, Malek el Berkani, et, trois semaines après, l'insurrection était complètement domptée. En 1891, la ville de Cherchel avait 3,812 habitants ; son territoire en comptait 8 786, à savoir 6 306 Indigènes et 2 480 Européens, dont 1 679 Français.




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