
Au début de la guerre d’indépendance algérienne en 1954, la Légion étrangère française constitue un pilier de l’armée coloniale. Composée de soldats étrangers recrutés dans le monde entier – Allemands, Espagnols, Italiens, Hongrois, entre autres –, elle est réputée pour sa discipline de fer et son efficacité au combat. Cependant, cette diversité ethnique et linguistique, combinée aux conditions brutales de la guerre contre le Front de libération nationale (FLN), en fait une cible vulnérable pour des stratégies de déstabilisation. C’est dans ce contexte que Winfried Müller, un Allemand antinazi devenu moudjahid sous le nom de Si Mustapha, entre en scène avec une idée audacieuse : transformer les désertions en arme contre la France.
Arrivé à Tétouan, au Maroc, en 1956 après son expulsion de France pour soutien au FLN, Müller rejoint l’Armée de libération nationale (ALN). Initialement employé comme traducteur pour interroger les prisonniers légionnaires capturés, il propose rapidement une stratégie inspirée de son passé. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il avait collaboré avec le Comité national pour une Allemagne libre (NKFD) auprès de l’Armée rouge, incitant les soldats allemands à déserter. Fort de cette expérience, il fonde en octobre 1956 le Service de rapatriement des légionnaires étrangers, basé à Tétouan, avec pour objectif d’encourager les soldats étrangers de la Légion à abandonner l’armée française et à rejoindre le camp algérien, ou du moins à quitter le conflit.
L’action de Müller repose sur une combinaison astucieuse de guerre psychologique et d’organisation logistique. Son approche cible principalement les légionnaires germanophones, nombreux dans les rangs français après la Seconde Guerre mondiale, mais s’étend aussi à d’autres nationalités. Voici les piliers de sa méthode, documentés par des sources comme Wikipédia (Web ID: 0, 2) et la biographie de Fritz Keller :
Entre 1956 et septembre 1962, le Service de rapatriement, dirigé par Müller sous le nom de guerre El Ouazzani, obtient des résultats impressionnants. Selon les estimations les plus fiables, notamment reprises dans Wikipédia (Web ID: 0, 2) et par Fritz Keller, 4 111 légionnaires désertent grâce à cette initiative. Parmi eux :
Ces chiffres, bien que précis dans certaines sources, varient légèrement selon les récits (ex. APS mentionne parfois "plus de 4 000"), mais ils témoignent d’un impact significatif. Chaque désertion affaiblit les unités françaises, déjà confrontées à la guérilla du FLN et à une opinion publique internationale de plus en plus hostile. Müller collabore étroitement avec des moudjahidines influents comme Abdelhafid Boussouf, chef de la wilaya V et architecte du renseignement de l’ALN, ainsi qu’avec Murad Khosrov, un autre Allemand engagé dans la lutte algérienne, renforçant l’efficacité du service.
Le succès de Müller ne passe pas inaperçu. Promu major dans l’ALN, il devient une figure respectée, bien que controversée. Son action contribue à désorganiser la Légion, dont les désertions en masse sapent le moral et compliquent le recrutement. Historiquement, la Légion perd environ 5 à 10 % de ses effectifs annuels pendant la guerre d’Algérie (selon des études comme celles de Douglas Porch, The French Foreign Legion), et le travail de Müller amplifie ce phénomène dans les zones frontalières. Les forces françaises, déjà en difficulté face aux tactiques de guérilla du FLN, doivent redéployer des ressources pour surveiller leurs propres troupes, un avantage indirect pour les indépendantistes.
Cependant, ce succès attire aussi l’attention des services secrets français. Entre 1957 et 1962, Müller échappe à plusieurs attentats : une tentative d’assassinat à Meknès en 1957, une lettre piégée en mars 1960, et une fusillade à Francfort, attribuées à La Main rouge ou au SDECE. Ces attaques soulignent la menace qu’il représente pour l’effort de guerre colonial.
Malgré ses résultats, l’initiative de Müller suscite des doutes au sein même de l’ALN. Certains moudjahidines, méfiants envers cet étranger, l’accusent de faciliter l’infiltration d’agents français déguisés en déserteurs. Cette suspicion culmine après l’exécution de 2 000 membres de l’Armée des frontières pour trahison présumée, où Müller risque la mort avant d’être sauvé par Houari Boumediene, futur président algérien. Aucun document n’a prouvé ces allégations, mais elles reflètent les tensions internes à une révolution sous pression.
Le Service de rapatriement des légionnaires étrangers cesse ses activités en septembre 1962, après les accords d’Évian marquant l’indépendance de l’Algérie. Müller, resté dans le pays, laisse derrière lui une contribution unique à la lutte anticoloniale. Son mélange de propagande, de logistique et de réseaux transnationaux illustre une forme rare de guerre psychologique, exploitant les failles humaines d’une armée multinationale. Documentaires comme Si Mustapha Müller, le maître déserteur de Lorenz Findeisen (2016) et travaux historiques continuent de célébrer – et d’interroger – cet épisode, où un Allemand devint un artisan inattendu de la libération algérienne.
Posté par : patrimoinealgerie
Ecrit par : Hichem BEKHTI