Skikda - A la une

Commémoration - Journée nationale du moudjahid: Le 20 Août 1955 à Skikda: Haltes génocidaires


Skikda, le 20 Août 1955 et les jours d'après. La bataille de Philippeville comme l'ont qualifiée des historiens américains s'était tue, mais les éclats perçants des balles persistaient encore.

La bataille s'était tue, mais il restait aux soldats et aux milices toute une population à réprimer. L'inquisition et les expéditions punitives commencèrent et le sang algérien allait dès lors couler. Abondamment !

Les soldats, lourdement armés, s'apprêtaient à mener une bataille sans vis-à-vis. Ils n'avaient qu'à tirer sur des cibles humaines en panique. « On tire sur tout ce qui est bronzé, porte un chèche ou un voile »1, écrit Yves Courrière «Partout où il y avait eu des scènes d'émeute, les forces de l'ordre ont mitraillé la foule indigène»2, écrit André Desmond, l'envoyé spécial de la revue «Carrefour» .

Dans son livre, Pierre Leulliette, membre du 2e Régiment des parachutistes coloniaux (2e RCP), stationnés à cette époque à l'ancienne Philippeville, revient sur la chasse à l'arabe à laquelle il prit part ce jour-là contre les civils: « Pendant que la moitié d'entre nous continue la chasse vers les montagnes avec l'appui de l'aviation, l'autre moitié redescend nettoyer la ville encore pleine d'Arabes, qui n'ont pas eu le temps de prendre la fuite et se cachent... »3. Ce n'est pas nous ! qu'ils crient en nous voyant arriver... Tu parles ! Tous à la casserole !... Le canon de mon F.M. en deviendra tellement chaud que je ne pourrai même plus mettre la main dessus !... »3

Le café, ‘Kahouat Boughaba', sur l'avenue des Arcades et tel un traquenard, connut un véritable carnage. Les civils qui s'y étaient abrités furent tous tués à coups de grenade et de rafales. Proclamés maîtres de la ville, les militaires auront laissé s'exprimer leur ‘adresse inventive' en ouvrant le feu, à l'aveuglette, sur les portes fermées du café, avant de procéder à de véritables pilonnages. Personne n'en était sorti vivant.

Dans son reportage, André Desmond revient sur l'horreur qu'il eut à constater, en mettant les pieds au café Boughaba, quelques instants seulement après le passage des militaires. «Le café maure d'où repartit l'offensive ressemblait, lorsque j'en ai franchi le seuil, à quelque étal de boucherie encore sanglant au milieu des débris de toutes sortes»4 Ce café fut réquisitionné le jour même et reconverti en un centre d'interrogatoire et de torture.

Le stade, l'antre du génocide

Les journées aoûtiennes sont longues, et celle de ce 20 Août 1955 et les jours d'après le furent davantage. Interminables ! Les policiers, les parachutistes, les milices, et les tirailleurs disposaient d'assez de temps, de munitions et d'impunité pour abattre l'indigène'. « Les scènes de «chasse à l'arabe» - le terme «ratonnades» n'est pas encore en usage, se sont donc multipliées dans toute la région, dès le premier soir de l'insurrection et pendant plusieurs jours»5 , note l'historien Benjamin Stora dans l'une de ses contributions.

Leulliette, encore lui, en rend compte dans son livre, allant jusqu'à faire dans le macabre : «À midi, nouvel ordre : faire des prisonniers ! Ça complique tout. Tant qu'il ne s'agit que de tuer, c'est facile. Mais prendre les gens un par un, et les attacher, c'est tout un travail ! Ça va durer jusqu'au soir... Par camions entiers, on les transporte dans la cour de la caserne de France. Vers dix-neuf heures, on se retrouve avec plusieurs centaines de prisonniers. Rien que des hommes, mais de tous les âges. Ils vont dormir sur place. Mais on ne leur donnera rien (...) À six heures, le lendemain matin, tous les fusils-mitrailleurs et les mitrailleuses du régiment sont alignés devant la masse des prisonniers, qui commencent aussitôt à hurler. Mais on ouvre le feu : dix minutes après, c'est pratiquement fini !... Il y en a tant, qu'il faut les enterrer au bulldozer !»6. Fin de citation.

Le journaliste Robert Lambotte, témoin oculaire des massacres et l'un des rares correspondants français à avoir rapporté l'horreur, écrit : « Dans les rues de Philippeville, les colons armés de mitraillettes et de grenades chassaient l'Algérien. ‘Quand je vois un type en Djellaba, disait l'un d'eux à un journaliste ‘je tire d'abord. Je vais voir après si c'est un bon ou un mauvais'»7

Aux fusillades sanglantes, étaient venues s'ajouter les rafles brutales. Un supplice. Tous ceux qui, par miracle, avaient échappé aux lynchages, furent arrêtés et conduits par groupes au stade de la ville.

Le cortège morbide sillonnera alors, et sur plus d'un kilomètre, ‘les Arcades', devenues un long couloir de la mort qui conduit au stade municipal, le lieu de tous les supplices.

Le lendemain, le 21 août, le surlendemain et les jours d'après, des milliers d'autres Algériens seront encore escortés à ce même stade et connaître le même sort.

Dans la mémoire collective, le stade de la ville représentera à jamais l'antre du massacre. Une preuve patente de l'ignominie. Les horreurs commises dans l'après-midi du 20 Août 1955 allaient donner des idées aux responsables civils et militaires, qui décidèrent de reproduire le même scénario tragique de la journée du 20 août durant plus d'une semaine. Les rafles allaient ainsi se poursuivre et s'étendre à d'autres localités. Les descentes et les coups de filet des policiers et des militaires se succédaient et se concluaient par des milliers d'arrestations.

Aussaresses, un acteur brutal dans les opérations de répression, voire l'exécutant morbide de toutes les exactions reconnait l'interpellation ou ‘la capture', comme il le précise de pas moins de 1.500 civils « Une fois que nous les avions interrogés et que nous en avions tiré tout ce que nous pouvions, que fallait-il en faire ? [...] Alors, j'ai désigné des équipes de sous-officiers et je leur ai donné l'ordre d'aller exécuter les prisonniers. »8

Les massacres commis après la journée du 20 Août ne sont pas le fait d'une quelconque riposte émotive, faite dans l'urgence et dans la panique. Les responsables civils et militaires avaient agi selon un plan mûrement réfléchi et après avoir mis en place une logistique répressive adaptée.

Dès le 21 août, et afin de ‘gérer' les marées humaines qu'on n'arrêtait plus d'interpeller et de conduire au stade, les militaires décidèrent d'utiliser le stade Cuttoli de Basketball (actuel stade du 8 mai 1945, comme antichambre du massacre. Une sorte de centre de concentration urbain où l'on pratiqua la traite des humains en mettant à la disposition des colons une main-d'Å“uvre ‘à emporter' pour remplacer les centaines employés des mechtas rasées. Ce n'était surtout pas par amour de l'indigène comme certaines personnes s'entêtent à le marteler.

Une répression ordonnée «d'en haut»

Les massacres qui avaient repris au stade représentaient l'aboutissement lugubre de ce qui se passait simultanément en ville. La répression ordonnée, car soutenue par la plus haute hiérarchie coloniale, fut donc organisée, généralisée et brutale. L'historien Michel Mathiot, natif de Skikda, cite clairement l'ordre verbal donné par le Gouverneur général Jacques Soustelle en ce dimanche 21 août 1955: « Il faut absolument procéder à des fusillades, cent, cent cinquante (...) Je vous donne l'ordre d'exécuter ».

L'appel officiel au meurtre était bel et bien établi. Crescendo, les carnages allaient redoubler d'intensité et de cruauté. Le 22 août 1955, c'est au Général Lavaud d'emboîter le pas à Jacques Soustelle et d'ordonner ouvertement « le rétablissement rapide et brutal de l'ordre » .

Le jour d'après, le 23 août, et alors que Skikda sentait encore la mort, le Général Lorillot - le supérieur de Lavaud - donne l'ordre « aux cadres et troupes de conduire avec rigueur les opérations», note l'historienne Claire Mauss-Copeaux, en révélant qu'aucune limite « n'était imposée aux opérations punitives (...). La violence extrême de la répression et sa continuité avaient été imposées par le haut commandement, en accord avec le gouverneur général et le gouvernement d'Edgar Faure»9.

Ainsi, dans les quartiers arabes de la ville, d'habitude grouillants de vie, la peur finit par s'y ancrer. Plus de dix jours durant, l'odeur de la poudre et celle de la mort ne cessèrent de se disputer le ciel de la ville et de sa banlieue.

Des mechtas et du Napalm !

«Il ne faut pas laisser faire cela. Il faut faire vite. Aujourd'hui, d'autres villages algériens vont être brûlés», câblait le 23 août 1955, Robert Lambotte, l'envoyé spécial du journal ‘L'Humanité'. Ce douloureux SOS lancé par Lambotte témoigne des tueries massives qu'il venait de voir aux Carrières romaines et à la mechta Zef-Zef, dans la banlieue sud-ouest de la ville où le comble de l'horreur fut dépassé. La répression aveugle ne s'était pas limitée au centre-ville de Skikda. Elle s'était étendue, dès le 21 août aux mechtas et aux douars limitrophes. Jugés coupables d'avoir participé, d'une manière ou d'une autre, aux offensives du 20 août, les habitants des hameaux furent durement réprimés. Une impressionnante armada militaire fut déployée, pour ‘se venger' de ces habitants coupables d'avoir, soit servi de base arrière aux moudjahidine soit d'avoir activement pris part aux offensives.

Dans son reportage, André Desmond, l'envoyé spécial de « Carrefour » témoigne que « les villages suspectés d'abriter des fellagas ont été systématiquement détruits lundi matin. Partout où il y avait eu des scènes d'émeute, les forces de l'ordre ont mitraillé la foule indigène»10.

Si, Yves Courrière reconnait dans son livre le recours aux armes lourdes pour rayer de la carte plusieurs mechtas de la région de Skikda, l'avocate Giselle Halimi11 , et sans demi-mots, juge clairement que les offensives du 20 août 1955 « donnèrent l'occasion d'une répression sauvage » et de poursuivre. « La troupe ratissa la contrée, incendiant au napalm, exécutant sommairement des centaines de personnes, faisant en quelques jours, des milliers de victimes algériennes » .

Dans une contribution, l'historien Jean-Philippe Ould Aoudia, ira encore plus loin, en jugeant que les massacres collectifs des populations le 8 mai 1945 à Sétif et le 20 août 1955 à Skikda « correspondent à la définition des crimes contre l'humanité, donnée par le tribunal de Nuremberg le 8 août 1945».

Cette répression n'avait épargné aucune contrée. À El-Alia et à Filfila, à l'est de Skikda, des lance-flammes furent utilisés pour mettre le feu aux gourbis encore habités et des dizaines de personnes furent englouties dans les puits de la carrière de marbre et dans ceux de la mine de fer. A la Carrière romaine et à Zef-Zef, au sud-ouest, des femmes, des enfants et des vieillards furent brûlés vifs et ‘entassés' dans des fosses communes. Il appartient, aujourd'hui, à nos historiens de revenir sur tout ce qui n'a pas été dit à propos de cette ville qu'on a oublié et rendre hommage ainsi aux milliers de morts de Skikda dont le martyr ne devrait plus être dilué. Il y va de la mémoire de nos martyres.

* Ecrivain. Ancien journaliste

Notes :

1 - « Le temps des léopards » d'Yves Courrière       

2 - Revue Carrefour. Août 1955.  

3- «Saint-Michel et le Dragon» de Pierre Leuliette.Editions de minuit. Ce livre fut saisi dès sa sortie des presses. 

4- Revue Carrefour. Août 1955.   

5- Benjamin Stora. ‘Le massacre du 20 août 1955: Récit historique, bilan historiographique'               

6- «Saint-Michel et le Dragon» .Pierre Leuliette. Éditions de minuit.

7- ‘ L'Algérie de répression en répression'. Pierre Lambotte. Revue : Démocratie nouvelle' du mois d'octobre 1955.        

8- «Services secrets, Algérie 1955-1957», de Paul Aussaresses

9-10- « Algérie, 20 août 1955. Claire Mauss-Copeaux. - ‘Carrefour' du 24 Août 1955.       

10- Avocate, native de Tunis, Gieslle Halimi a défendu la cause des Algériens d'El Alia, torturés et condamnés à mort après les offensives du 20 août 1955. Elle a également assuré la défense de Djamila Beaupacha.


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