Sétif - Patrimoine Culturel

Un été algérois à Guenzet



Aux confins de la wilaya de Sétif, précisément au nord-ouest de la métropole des Hauts-Plateaux, s’étale avec majesté le pays des Ath Yala. On les appelle ainsi en référence à l’aïeul de la tribu qui s’installa dans la région au XIe siècle, après la chute de la Kalaâ des Béni-Hammad (M’sila). Une constellation de villages se découpe dans un paysage montagneux qui va des Bibans aux Babors, et occupant le triangle Bordi Bou Arréridj-Sétif-Béjaïa. C’est au cœur de ce triangle méandreux que se trouve Guenzet, gros bourg de la Petite-Kabylie perché sur un relief tourmenté. C’est à la fois un chef-lieu de commune et de daïra.

D’ici, on est à environ 300 km à l’est d’Alger, à une quarantaine de kilomètres de Bordj Bou Arréridj et à 85 km de Sétif. Mais, administrativement, Guenzet est rattachée à la ville de Aïn El Fouara. Pour s’y rendre, vous avez le choix entre l’axe Sétif-Bougaâa-Hamam Guergour, et de là il y a une route qui monte vers Béni Ouartilène, et une autre qui va vers Guenzet via Harbil. Sinon, il y a l’axe BBA-Bordj Zemoura-Guenzet. Après avoir quitté Hammam Guergour, nous prenons la RN 76 et enfilons les localités de Harbil, Kordjana, Tittest, Boumakhlouf, Attabou, Tiget, Dar El Hadj, Timenkache, avant de voir surgir la plaque Guenzet. Celle-ci se décline également en arabe et en tifinagh.


L’alphabet berbère est sur toutes les enseignes officielles. Guenzet est un peu la capitale de la confédération des Béni Yala. D’ailleurs, elle est désignée dans les livres d’histoire et les monographies qui lui sont consacrées par «Guenzet nath yala». La région est surtout connue pour être un bastion du nationalisme. Elle avait même pris une part active à l’insurrection de 1871.

Plantée au beau milieu d’un site accidenté, Guenzet est entièrement enclavée. Comme tous les villages et les hameaux des Ath Yala, elle dégage un charme rustique, avec ses maisons à l’architecture traditionnelle coiffées de tuiles rouges. Les ruelles sont sinueuses et étroites. Le village, dans l’ensemble, a quelque chose d’harmonieux. Quelques commerces en meublent la partie haute, tandis que la partie basse est occupée par des bâtiments administratifs. La vie est rythmée au gré des saisons, oscillant entre un hiver rigoureux, quasiment mort, et un été torride mais nettement plus animé.

L’ombre du général Toufik

Dans l’esprit de beaucoup de nos compatriotes, le nom de Guenzet est immanquablement associé à celui du général Toufik. Le patron du DRS y serait né. «Mohamed Lamine Mediène, aussi appelé ‘‘Toufik’’, né en 1939 dans la région de Guenzet de la wilaya de Sétif, est un général de l’armée algérienne…», lit-on sur Wikipedia. Côté population, c’est un fait avéré. Le très secret Toufik serait bel et bien originaire des Ath Yala. Nous avons tenté de trouver trace de la famille Mediène dans les environs. En vain. «Ils sont installés dans l’Algérois», tranche Tarek, mécanicien auto, avant d’ajouter : «Il (Toufik, ndlr) est venu incognito l’an dernier pour une visite éclair.» Le maire, Bachir Sadoun, est, lui, d’un autre avis : «Le général Toufik n’est pas de Guenzet, ni d’aucun autre village de la région.

Il faut chercher ailleurs», affirme-t-il, avant de préciser : «Son épouse, en revanche, est de Guenzet.» C’est peut-être cela qui aurait semé la confusion ! En tout cas, tous les Guenzétiens que nous avons rencontrés sont sûrs de deux choses : Toufik est bien de Guenzet, mais le puissant général n’a rien fait pour eux. «Chiaâ bark !» peste Tarek (c’est une réputation surfaite). «Plusieurs responsables sont issus de la région, mais cela ne nous a rien apporté», appuie-t-il. Le gérant d’un café-restaurant abonde dans le même sens : «On ne dirait pas que Guenzet est une daïra.

En termes de développement, on est très loin du compte. On est complètement isolés. Il n’y a pas de projet d’investissement dans la région. Le travail manque cruellement par ici. Moi-même j’ai dû partir à Alger pour de longues années faute de boulot. Il ne faut pas croire, le général Toufik ne nous a pas pistonnés. Nous n’avons toujours pas de gaz de ville dans les villages. Pour les urgences hospitalières, il faut se déplacer à Bordj Bou Arréridj ou Bougaâ. Le commerce est mort. Ça s’anime seulement pendant les vacances.» Notre interlocuteur déplore aussi le positionnement administratif du village : «Nous sommes plus proches de Bordj Bou Arréridj et ils nous ont rattachés à la wilaya de Sétif. C’est complètement aberrant !» fulmine-t-il.

De Malika Gaïd à Moh Clichy

Comme l’illustre son imposant mémorial aux martyrs, Guenzet, et plus généralement le pays des Ath Yala, c’est un long cortège de moudjahidine et de chouhada dont Malika Gaïd, la fille de Timenkache, Debbih Cherif, dont la famille est issue du village de Tiget, à quelques encablures de Guenzet, ou encore le colonel M’hamed Bouguara, ancien chef de la Wilaya IV qui, bien que natif de Khemis Miliana, plonge ses racines familiales dans le village de Tittest, à l’orée de Guenzet. Autre nom illustre qu’on n’a pas le droit d’oublier : Arezki Kehal, considéré comme le premier martyr du PPA, mort le 14 avril 1939 après avoir subi les affres de l’embastillement à la prison Barberousse. Membre fondateur du PPA en 1937, il était le bras droit de Messali et avait intégré l’Etoile Nord-africaine en 1931.

«Guenzet était la deuxième grande base du PPA grâce à Arezki Kehal», dira M.Sadoun. Mohamed Ghafir, plus connu sous le nom de Moh Clichy, autre héros de la région et l’un des cerveaux des manifestations du 17 octobre 1961 à Paris, raconte dans un témoignage : «A sa libération en 1947, le chef du PPA, Messali Hadji, a effectué un pèlerinage jusqu’à Guenzet Nath Yala pour se recueillir sur la tombe de son compagnon de combat.» (Le Soir d’Algérie du 27 avril 2009)». «Les connaisseurs de l’histoire glorieuse contemporaine de notre pays en général et de la Kabylie en particulier, ou ceux qui ont participé à façonner la Révolution de Novembre s’étonnent qu’un pauvre village des Ath Yala, entouré de quelques hameaux — anciennement Ikhlidjene — farouchement accrochés au flan des montagnes de pierres bleues dont la rudesse a fait le malheur de l’armée française, ait pu tant donner au combat libérateur de l’Algérie», écrit Moh Clichy.

«Les jeunes sont en voie d’extinction»

Les jeunes de Guenzet, eux, regardent cette histoire d’un œil perplexe. S’ils gardent un sentiment de fierté vis-à-vis de cet héritage, ils ne comprennent pas que leur région ne soit pas «récompensée en retour». «Guenzet a donné beaucoup de moudjahidine. Mais on n’a pas encore goûté aux fruits de nos sacrifices», lâche Hocine, 18 ans, lycéen. Il lance avec humour : «Ici, les jeunes rahoum fi tawri el inqiradh» (Les jeunes sont en voie d’extinction à Guenzet). «Moi-même, si j’obtiens mon bac, je quitte le village. Qu’est-ce que je vais rester faire ici ?» Et de renchérir en kabyle : «Netswatsou yak (On est complètement oubliés)». «Il n’y a pas d’infrastructures pour les jeunes.

Makane walou. Quand tu sors dehors, tu affrontes l’ennui. On ne fout rien. Il n’y a même pas de stade alors qu’on est une daïra. On a un seul cybercafé. Internet est lent, on n’a même pas la 3G. La Somalie est mieux lotie que nous. Il faut ‘‘pousser’’ pour avoir la connexion. On n’a pas de salle de cinéma. Nous sommes nous-mêmes un cinéma», ironise-t-il. L’activité économique dans la région est au point mort. Outre le commerce et les chantiers de construction, il existe une petite agriculture de montagne qui peine toutefois à se développer. Les cultures maraîchères sont moribondes.

L’écotourisme ne prend pas. L’artisanat a périclité. Les rites agraires liés notamment à la cueillette des olives sont maintenus vaille que vaille. Mais l’accès aux vergers est un casse-tête pour les villageois. «Nous avons des oliveraies qui appartiennent à ma famille mais nous avons du mal à les exploiter. Les oliviers se trouvent dans les piémonts des zones montagneuses, du côté de Tiachache, et les pistes menant vers ces vergers sont dans un piteux état», déplore un Algérois originaire de Chréa, un village situé à 5 km de Guenzet.

La razzia estivale des Algérois

Comme nous le disions, Guenzet a deux visages : morose en hiver, festif en été. La population de la commune connaît une augmentation exponentielle durant la saison estivale, passant, sans transition, de 4000 à 20 000 habitants selon le maire. «En été, ça grouille de monde. Vous ne voyez que des voitures 16 par ici», observe un habitant. Pour le P/APC, ce surplus de population induit des besoins spécifiques qu’il faut satisfaire. «Il y a beaucoup de monde qui vient d’Alger passer ses vacances ici. Le citoyen algérois n’est pas censé savoir que Guenzet a un problème d’eau.

Donc, il va falloir gérer l’approvisionnement en eau potable. Il va falloir également faire attention aux risques de MTH et aux intoxications alimentaires. Vous savez que c’est une période de fêtes, et qui dit mariages, dit risques d’intoxication. Il faut contrôler minutieusement les citernes d’eau, la viande, la pastèque… Sans oublier les problèmes de parking.» M. Sadoun nous apprend qu’en 2013, Guenzet a enregistré 60 mariages avec des conjoints issus de 15 wilayas. A ce rythme, il n’y aura pas de trêve de klaxons durant tout l’été.

Kenza, jeune cadre dans une société d’importation de vêtements, est une Algéroise originaire de Guenzet, et qui ne rate jamais une occasion pour venir se ressourcer dans l’humus de ses ancêtres. «Pour moi, c’est sacré. Chaque année il me faut ma petite virée au village», confie Kenza en précisant que ses parents sont tous deux originaires de Guenzet Nath Yala. Et cet été ne dérogera pas à la règle. Pour notre jeune Algéroise, c’est un pèlerinage. Un rituel. «A la moindre occasion, on y va, ne serait-ce que pour un week-end. Je ne peux plus me passer du plaisir de passer quelques jours de vacances à Guenzet pour humer l’odeur du terroir.» Pour elle, c’est aussi le moyen d’entretenir le lien avec sa famille, ses grands-parents surtout.

Au-delà de l’aspect affectif, ce lien revêt aussi une dimension mémorielle. Kenza compte dans sa famille de nombreux moudjahidine et chouhada. Et non des moindres. Son grand-père maternel n’est autre que l’illustre Medouni Mohand-Cherif, un valeureux chahid dont le nom orne le fronton d’un CEM jouxtant la mairie de Guenzet. Kenza est également de la lignée du célèbre Moh Clichy que nous évoquions tantôt. Kenza parle de ses villégiatures avec passion et tendresse. «L’ambiance est conviviale. Les gens sortent, les mariages se succèdent. En été, c’est la razzia des Algérois. Les commerces sont pris d’assaut.

Le lait manque. Les villageois nous en tiennent gentiment rigueur en nous disant : ‘‘Vous les Algérois, vous venez toujours en force et vous raflez tout !’’» témoigne-t-elle. «Ce qui m’attire à Guenzet ? D’abord la beauté des sites. C’est un village montagneux, avec de très beaux paysages. Le climat est agréable. Il neige en hiver, et au printemps c’est magnifique. Du côté, par exemple, de Tizi Mejeber, c’est féerique. C’est là que se déroule annuellement le concours de Tikerbabine.»

Tourisme de montagne

Kenza insiste sur la vocation touristique de la région des Ath Yala et regrette le manque d’investissements dans ce créneau. «Les gens connaissent Hamam Guergour, mais il y a aussi une autre station thermale que je visite régulièrement, c’est Hammam Ouadda, sur la route de Béni Ouartilane.» Cette station est devenue une halte obligée pour les curistes. «Les gens y viennent d’un peu partout, de Sétif, de Khenchela, de M’sila… Malheureusement, la route qui y mène n’est pas dans un très bon état et le lieu n’est pas sécurisé», se désole-t-elle. «La région est très belle.

Il y a des associations qui organisent des excursions au profit des enfants, à l’instar de l’association Azar nath yala qui essaie de mettre de l’animation et redonner vie au village», renchérit-elle. «Guenzet aurait pu devenir un beau village touristique», argue la jeune commerciale avec une pointe de déception. Comme beaucoup de Yalaouis, elle est frappée par le décalage entre le passé de Guenzet et son présent. «C’est ça le paradoxe. C’est une région qui a beaucoup donné, que ce soit en termes de chouhada ou en termes d’élites, elle mérite un meilleur sort.

Le village avait un seul médecin, aujourd’hui celui-ci s’est installé ailleurs. Le dispensaire a peu de moyens. Les jeunes fuient la région. L’agriculture de montagne est en train de disparaître. Les vieilles maisons ancestrales tombent en ruine et on ne fait rien pour les restaurer. C’est la dèche totale !» Kenza nous confie que lorsqu’elle était petite, elle n’éprouvait pas le même attachement vis-à-vis du village de ses aïeux. «Je disais : ‘‘je suis originaire de Béni Ouartilène’’, car il me semblait que personne n’entendait parler de Guenzet. Mais quand j’ai grandi et que j’ai appris son histoire glorieuse, grâce surtout à mon père, je me suis réapproprié cette partie de mon histoire, et maintenant, bien que je sois Algéroise, je me revendique fièrement de Guenzet !»



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