Une nuit, ayant accompagné un de mes amis à la gare, et alors que je m'apprêtais à rentrer, je vis s'avancer vers moi un jeune homme qui me demandait de lui indiquer un hôtel, confortable et pas cher. A son accent, j'avais compris que c'était un étudiant d'origine arabe et il me le confirma en me disant qu'il était yéménite. Il avait besoin de l'hôtel juste pour la nuit avant de prendre le lendemain le train en direction de Belgrade. Entre étudiants, on s'aidait à l'époque et comme j'avais de la place chez moi, je l'invitais à passer la nuit. C'est durant cette nuit-là qu'il me raconta l'histoire suivante. Depuis que son fils unique a quitté la demeure familiale, à la recherche d'un travail dans le village, Tayeh est resté seul avec sa femme malade. Ses soixante-quinze ans ne lui permettent plus de travailler les quelques ares de terre éparpillés ici et là dans la montagne et dont s'occupait son fils avant de partir. Pour toute richesse, il n'a qu'une vache et quatre oliviers dont il faut attendre les fruits dans six mois. Depuis que son fils est parti, c'est-à-dire depuis trois jours, il ne cesse de réfléchir à ce qu'il faut faire pour subvenir à ses besoins et ceux de sa femme, si rudimentaires pourtant. Je devrais peut-être descendre au village vendre le lait, fit-il à sa femme sans trop de conviction. Mais saurais-tu remonter chaque jour ? lui demanda-t-elle entre deux toux. Il faut bien, insista-t-il, il faut bien... et que crois-tu pouvoir vendre, poursuivit-elle, la vache ne nous donne pas plus de cinq litres par jour, tu crois que cela vaut la peine ? Il faut bien essayer, lui fit-il, on verra ce que cela donnera ! Ce matin, depuis la prière du Fadjr, il ne fait que réfléchir à la faisabilité de la solution envisagée. Combien de temps pourra-t-il tenir dans cet exercice exténuant de descente et d'escalade ? Les chemins qui mènent chez lui sont difficiles et rocailleux et la saison des pluies sera bientôt là. Réalisant qu'il ne peut plus compter sur personne, il se résigna à descendre au village. Lorsqu'il arriva, il était presque midi. Avant de choisir un endroit, il fit d'abord un tour complet du marché. Il n'y avait aucun laitier. Tant mieux, se dit-il, je vais ainsi pouvoir vendre rapidement. Lorsque le marché ferma à seize heures, Tayeh n'avait vendu que deux fois un demi-litre. C'est normal, pensa-t-il en prenant le seau, je suis arrivé en retard et il faudrait venir plus tôt dorénavant. Avec l'argent du litre de lait, il acheta deux pains et quelques portions de fromage. Elle aime le fromage, songea-t-il en souriant, cela va lui faire plaisir. Le lendemain, juste après la prière du Fadjr, il descendit et prit la même place au marché qu'il atteignit aux environs de huit heures. A la fermeture, il constata, avec beaucoup de déception, qu'il n'avait vendu que deux demi-litres, exactement comme la veille alors que les autres laitiers, qui étaient nombreux, avaient tout vendu et quitté le marché avant midi. En reprenant le chemin du retour, il prit encore deux pains et quelques portions de fromage en songeant à sa vielle femme malade et en se disant que les autres laitiers avaient peut-être leurs clients. Pas une seule journée il n'a vendu plus d'un litre et ce depuis dix jours de suite alors que les autres laitiers, qui arrivaient avec des dizaines de litres chacun, liquidaient tout ce qu'ils ramenaient. Il y a quelque chose qui ne va pas, se dit-il en quittant le marché. Il s'arrêta, en cours de route, pour acheter un pain et une tablette de chocolat pour sa femme. Elle aimait bien le chocolat quand elle était jeune, se dit-il, cela lui fera plaisir, pensa-t-il dans un tendre sourire. Et à ce moment, il entendit le muezzin appeler à la prière du Asr et se dirigea vers la mosquée. Tu vends du lait ? lui demanda une voix sans âge au moment où il posa le seau à l'entrée de la mosquée. En se tournant, il vit un grand vieillard, tout de blanc vêtu, qui le dépassait d'au moins une tête, lui qui faisait déjà le mètre soixante-dix. Oui, si on veut, répondit-il en retirant la chaussure. De nos jours, poursuivit-il, les choses n'ont plus le même sens... quelque chose t'a certainement contrarié, vieil homme, lança l'autre. Comment ne pas l'être ? fit Tayeh qui se mit à raconter son histoire. Tout ce mal que je me donne pour ne vendre qu'un litre, ce n'est pas normal tout de même ! Mais si... mais si, coupa l'autre avant de lui proposer d'en discuter après la prière. A la sortie de la mosquée, Tayeh qui voulait comprendre les paroles de l'inconnu auquel il avait oublié de demander le nom, ne pouvait pas ne pas attendre. Il le rejoignit quelques instants plus tard. Marchons proposa-t-il. Si je comprends bien, commença l'inconnu, tu veux vendre tout ton lait, comme les autres. J'ai une femme âgée et malade, avoua Tayeh. Notre seule ressource est ce lait, mon frère, et vendre un litre par jour ne nous mènera pas loin. Tu es trop honnête et je doute que tu puisses un jour tout vendre, conclut l'autre. Tayeh le regarda étonné. A moins que tu coupes ton lait, fit l'autre en s'arrêtant. Comment cela, couper mon lait ? demanda Tayeh plus étonné encore en constatant que son interlocuteur était beaucoup plus âgé que lui. On vient juste de sortir de la mosquée et tu ne trouves rien d'autre à me proposer que d'ajouter de l'eau dans le lait... tu crois que je peux me permettre de tromper les hommes pour quelques sous ? Tu penses que... Non, mon frère, fit l'autre, je ne te dis pas de le faire, Dieu m'en garde et t'en garde aussi, mais j'essaie de t'expliquer pourquoi tu n'arrives pas à vendre ton lait car, crois-moi, si tu y avais mis de l'eau, tu aurais tout vendu. Hanna devina malgré l'obscurité de la nuit que son mari était encore réveillé. A quoi penses-tu donc Tayeh ? demanda-t-elle. A rien de particulier... c'est seulement le sommeil qui tarde. C'est peut-être à cause de la fatigue, fit-elle. Peut-être... mais dors donc toi aussi, tu en as besoin, fit-il en guise de réponse. ongtemps après, il était encore à réfléchir aux paroles de l'inconnu. Qu'a-t-il voulu dire par là ? Comment est-ce que le fait d'ajouter de l'eau permet de vendre tout le lait ? Quel est donc le secret dans tout cela ? Tôt le matin, et après avoir passé la nuit à y penser, il décida de tester les paroles de l'inconnu. Rien que pour avoir le coeur net, je vais ajouter un peu d'eau dans le lait... juste quelques gouttes, pour voir. Au marché, ce jour-là, il vendit deux litres et demi. Il se réjouit de la vente mais sentit quelque chose lui serrer la gorge. A mon âge ! se dit-il. L'inconnu disait donc vrai... songea-t-il un instant sans vouloir croire à ce qui arrivait. Dieu n'aide pas les tricheurs et les malhonnêtes. On ne me convaincra jamais du contraire... Après tout, se mit-il à se dire, cela n'est peut-être qu'une coïncidence, une simple coïncidence. Pour s'en assurer, le lendemain, il n'ajouta pas une goutte d'eau et ne vendit qu'un litre. Le jour d'après, il ajouta un quart de verre d'eau et vendit trois litres. Le jour suivant il n'ajouta aucune goutte et ne vendit qu'un litre et au quatrième jour, il ajouta un demi-verre d'eau et vendit quatre litres... Au bout d'une semaine, et après avoir poursuivi l'expérience, il était définitivement convaincu qu'une relation existait bien entre la quantité d'eau ajoutée au lait et le nombre de litres vendus. Lorsque le lait est pur je ne vends qu'un litre et à chaque fois que j'y ajoute de l'eau, j'en vends plus. Il doit bien y avoir une relation quelque part. Et quel est donc le secret qui régit cette relation ? se demanda-t-il en rentrant le soir. Homme pieux depuis toujours, Tayeh n'aime pas tricher. Jusque-là, je l'ai fait pour connaître la vérité, pour me convaincre mais, décida-t-il comme pour se rappeler à l'ordre lui-même, maintenant que j'ai la certitude, je ne le ferai plus. J'espère seulement que Dieu me pardonnera. Tout au long du chemin il ne faisait que se poser des questions et leur chercher des réponses. Comment est-ce possible ? ne cessait-il de se dire avant de se rappeler que sa femme l'attendait, il pressa un peu le pas et, se rappelant qu'il lui avait acheté ce soir deux tranches de foie d'agneau, il ne put s'empêcher de sourire. Elle sera ravie, se dit-il. Le lendemain, n'ayant ajouté aucune goutte d'eau, il ne vendit de son lait que deux fois un demi-litre. Tant pis, se dit-il, si c'est cela ma part de ce monde, je ne peux que l'accepter avec joie. Je ferai avec... je me débrouillerai bien et Dieu ne m'abandonnera certainement pas. Avant de rentrer, il s'en alla à la mosquée attendre la prière du Asr avec l'espoir de rencontrer l'inconnu de l'autre jour et, surtout, l'espoir de trouver chez lui des explications au phénomène. A l'appel du muezzin, il était là. Habillé de blanc comme l'autre jour. En remarquant Tayeh, il vint s'asseoir à côté de lui et, après les courtoisies habituelles, il lui demanda où il en était avec son lait. Tu sais, mon frère, commença Tayeh qui attendait impatiemment ce moment, j'ai voulu faire l'expérience de par moi-même pour voir à quel point ce tu me disais l'autre jour était juste. Non, ce n'est pas par manque de confiance en tes paroles, mais les gens de mon âge n'ont pas le droit de se laisser influencer par les jugements des autres. La sagesse empêche de tout prendre pour de l'argent comptant et elle impose à ce qu'on s'assure avant de juger des phénomènes et des hommes. Beaucoup de peuples ont perdu leur bien-être à cause de la précipitation quant à confondre entre la réalité des choses et leurs apparences. Beaucoup de peuples ont quitté, sans le savoir, les chemins du bonheur, à partir du moment où ils ont substitué la naïveté à la confiance et la bêtise à l'innocence. Rien n'empêche un homme de se rendre compte de par lui-même avant de se prononcer. La justice, la meilleure que les hommes ont jamais eue fut celle lorsque les juges ne se prononçaient qu'une fois tous les éléments réunis, des plus insignifiants aux plus importants. De nos jours, tout cela est loin. Il suffit d'entendre dire pour croire sans même se donner la peine de vérifier. Partant du principe que la certitude est la clé de toutes les réponses, j'ai donc voulu voir de par moi-même. Je t'avoue que j'ai longuement hésité de peur que cela ne me soit compté comme un péché. J'ai donc pris la précaution de n'ajouter de l'eau que dans les proportions admises et reconnues. A chaque fois que j'ai ajouté de l'eau, j'ai vendu plus de lait et lorsque je n'en ajoute pas, je ne vends qu'un litre. J'ai essayé cela pendant une semaine, un jour avec de l'eau et l'autre sans, le résultat est déconcertant. Quelque chose, comme une règle immuable, comme une loi irréfutable, est venu à chaque fois s'exprimer de la manière la plus claire et la plus nette. J'ai essayé de comprendre, mais en vain. J'ai beau passer des nuits blanches et des journées entières à réfléchir, je ne comprends toujours pas pourquoi les gens n'achètent mon lait que lorsque j'y ajoute de l'eau. Tayeh aurait encore parlé des heures, mais l'inconnu se leva. Reviens donc faire la prière du vendredi ici, dans cette mosquée, tu auras la réponse à ta question. Sans ajouter mot, il s'éloigna de Tayeh qu'il salua. La prière allait commencer, les gens laissaient passer l'inconnu qui marchait lentement et que Tayeh suivait du regard jusqu'au mihrab. C'est donc lui l'imam de la mosquée ! se dit Tayeh surpris. C'est pour cela qu'il m'invite à venir vendredi à cette mosquée... Eh bien, je viendrai pour écouter ce qu'il va me dire ! Ce vendredi, en déposant le seau de lait, Tayeh qui savait que le marché fermait le vendredi à midi, espérait bien vendre un peu plus que d'habitude pour pouvoir acheter un sirop à Hanna qui n'avait pas fermé l'oeil de la nuit à cause de la toux, et il espérait aussi vendre plus rapidement pour aller à la mosquée. Mais jusqu'à la fermeture, il ne vendit pas une goutte. Avant de quitter le marché, il versa, comme chaque fois, le lait et lava le seau. Dieu, fit-il d'une voix à peine perceptible, ta sagesse est impénétrable ! Lorsqu'il entra à la mosquée, il constata qu'elle était pleine et que seulement quelques places étaient encore disponibles. Avant même qu'il s'assit, l'imam se leva et commença le prêche. Le prêche était long et Tayeh, préoccupé par le sirop de Hanna, ne suivit qu'une partie parce qu'il est difficile de se concentrer sur les discours lorsque la faim nous tiraille les tripes ou lorsque la maladie nous tord de douleurs. Parce qu'il est aussi difficile, voire impossible, de saisir la portée des mots et des idées lorsque les besoins écrasent l'esprit avec leur lest et en font leur esclave. La poitrine de Hanna lui faisait mal depuis deux nuits et la toux était plus fréquente et plus forte. Le sirop l'aiderait certainement à dormir et à se reposer, se dit Tayeh, mais comment le lui procurer alors que je n'ai pas vendu une goutte aujourd'hui ? Depuis dix ans qu'elle traîne cette maladie, constata-t-il avec beaucoup de peine, elle ne s'est jamais sentie aussi mal que la nuit passée. Lorsque l'imam se leva pour le second prêche, Tayeh ressentit une gêne. Il m'avait dit de venir pour écouter la réponse à mes questions et je ne l'ai pas écouté jusque-là. Il fit l'effort d'être attentif. Un homme s'est plaint, fit l'imam à un moment de son discours, de ne pouvoir vendre son lait dans lequel il s'est gardé d'ajouter une seule goutte d'eau. Il n'y a même pas pensé vu son âge et sa foi... les autres laitiers, qu'ils arrivent avant lui ou après lui, arrivent toujours à vendre tout leur lait dont nous connaissons la teneur importante en eau. Et savez-vous pourquoi ? Non, ce n'est pas une affaire de fidélité des clients, et ce n'est pas une affaire d'art de vendre non plus. La question est grave et la situation l'est encore plus car cela signifie que dans notre société, il y a trop d'argent sale. Au point où l'on peut avancer, sans risque, qu'il n'y a que de l'argent sale qui circule parmi nous et entre nous. Dans nos marchés, dans nos magasins, dans nos entreprises, dans nos commerces... partout où il y a de l'argent, il y a l'odeur puante de la malhonnêteté, de la tromperie, de la corruption, de la supercherie, du mensonge et de tous ces comportements qui ont conduit les peuples à leur déchéance. Notre homme attend une journée entière pour ne vendre qu'un litre de lait honnête par jour, cela signifie qu'il n'y a que l'équivalent de ce litre en monnaie qui soit honnête sur notre marché car l'argent propre ne va qu'aux choses propres et comme les choses impropres n'attirent que l'argent impropre, le lait perverti se vend plus vite et mieux. " Hommes ! Soyez sages et regardez-vous en face. Si vous vous trouvez beaux, changez d'yeux car l'artifice n'a jamais fait la beauté, tout comme le faux n'a jamais fait le réel, mais s'il vous arrive de ne vous trouver aucune beauté, alors changez vos comportements et vos habitudes. Sachez que les yeux de la tête, limités par leur nature, ne peuvent jamais aller au-delà de l'écorce des choses et que seuls les yeux du coeur peuvent parvenir jusqu'à leur essence. Reprenez-vous, réveillez-vous et n'oubliez pas que piétiner les règles et les vertus, comme nous le faisons chaque jour, ne peut que nous mener à notre propre perte... En quittant la mosquée, Tayeh savait pourquoi son lait ne se vendait pas. Il éprouva une grande tristesse, non pas du fait de ne pas pouvoir vendre plus, mais du fait que la société soit si corrompue et si loin de la droiture qui devait être la sienne. Depuis ce jour, il ne descendit plus au village. Hanna, qui se sentait de plus en plus mal et dormait de moins en moins, lui demanda cette nuit d'approcher. Je veux poser la tête sur ta jambe, lui fit-elle d'une voix à peine perceptible. Il lui prit la tête qu'il embrassa tendrement avant de la poser sur sa cuisse. Ça va comme ça ? lui demanda-t-il. Oui, répondit-elle dans un court soupir. Lorsqu'il se rendit compte, elle ne bougeait plus depuis déjà un long moment.
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Posté par : sofiane
Ecrit par : Aïssa Hireche
Source : www.lequotidien-oran.com